CORRESPONDANCE - Année 1736 - Partie 5
Photo de KHALAH
à M. l’abbé Moussinot
TRÉSORIER DU CHAPITRE DE SAINT-MERRI, A PARIS
Cirey, ce 21 Mars.
Mon cher abbé, j’aime mille fois mieux votre coffre-fort que celui d’un notaire ; il n’y a personne à qui je me fiasse dans le monde autant qu’à vous : vous êtes aussi intelligent que vertueux ; vous étiez fait pour être le procureur-général de l’ordre des jansénistes, car vous savez qu’ils appellent leur union l’ordre ; c’est leur argot ; chaque communauté, chaque société à le sien. Voyez donc si vous voulez vous charger de l’argent d’un indévot, et faire, par amitié pour cet indévot, ce que par devoir vous faites pour votre chapitre. Vous pourrez, dans l’occasion, en faire de bons marchés de tableaux ; vous m’emprunterez de l’argent dans votre coffre. Mes affaires, comme vous savez, sont très aisées et très simples ; vous serez mon surintendant en quelque endroit que je sois ; vous parlerez pour moi, et en votre nom, aux Villars, aux Richelieu, aux d’Estaing, aux Guise, aux Guébriant, aux d’Auneuil, aux Lezeau, et autres illustres débiteurs de votre ami. Quand on parle pour son ami, on demande justice ; quand c’est moi qui réclame cette justice, j’ai l’air de demander grâce, et c’est ce que je voudrais éviter.
Ce n’est pas tout ; vous agirez en plénipotentiaire, soit pour mes pensions auprès de M. Pâris-Duverney, auprès de M. Tannevot, premier commis des finances ; soit pour mes rentes sur l’Hôtel-de-Ville, sur Arouet, mon frère, soit enfin pour les actions et pour l’argent que j’ai chez différents notaires. Vous aurez, mon cher abbé, carte blanche pour tout ce qui me regarde, et tout sera dans le plus grand secret. Mandez-moi si cette charge vous plaît. En attendant votre réponse, je vous prie d’envoyer chercher par votre frotteur un jeune homme nommé Baculard d’Arnaud (1) ; c’est un étudiant en philosophie, au collège d’Harcourt ; il demeure rue Mouffetard. Donnez-lui, je vous en prie, ce petit manuscrit (2), et faites-lui de ma part un petit présent de douze francs. Je vous prie de ne pas négliger cette petite grâce que je vous demande ; ce manuscrit sera négocié à son profit. Je vous embrasse de tout mon cœur : aimez-moi toujours, et, surtout, resserrons les nœuds de notre amitié par la confiance et par les services réciproques.
1 – Encore un protégé de Voltaire comme Linant, La Mare, Lefebvre, etc. (G.A.)
2 – L’Epître sur la Calomnie. (G.A.)
à M. Jore
A Cirey, le 24 Mars. (1)
Vous me mandez, monsieur, qu’on vous donnera des lettres de grâce qui vous rétabliront dans votre maîtrise, en cas que vous disiez la vérité qu’on exige de vous sur le livre en question (2) ou plutôt dont il n’est plus question.
Un de mes amis (3), très connu, ayant fait imprimer ce livre en Angleterre, uniquement pour son profit, suivant la permission que je lui en avais donnée, vous en fîtes, de concert avec moi, une édition en 1730 (4).
Un des hommes les plus respectables (5) du royaume, savant en théologie comme dans les belles-lettres, m’avait dit, en présence de dix personnes, chez madame de Fontaine-Martel, qu’en changeant seulement vingt lignes dans l’ouvrage, il mettrait son approbation au bas. Sur cette confiance, je vous fis achever l’édition. Six mois après, j’appris qu’il se formait un parti pour me perdre, et que, d’ailleurs, monsieur le garde des sceaux ne voulait pas que l’ouvrage parût. Je priai alors un conseiller (6) au parlement de Rouen de vous engager à lui remettre toute l’édition. Vous ne voulûtes pas la lui confier ; vous lui dîtes que vous la déposeriez ailleurs, et qu’elle ne paraîtrait jamais sans la permission des supérieurs.
Mes alarmes redoublèrent quelque temps après, surtout lorsque vous vîntes à Paris. Je vous fis venir chez M. le duc de Richelieu ; je vous avertis que vous seriez perdu si l’édition paraissait, et je vous dis expressément que je serais obligé de vous dénoncer moi-même. Vous me jurâtes qu’il ne paraîtrait aucun exemplaire, mais vous me dîtes que vous aviez besoin de 1.300 livres (7) ; je vous les fis prêter sur-le-champ par le sieur Pasquier, agent de change, rue Quincampoix, et vous renouvelâtes la promesse d’ensevelir l’édition.
Vous me donnâtes seulement deux exemplaires, dont l’un fût prêté à madame de ***, et l’autre, tout décousu, fut donné à François Josse, libraire, qui se chargea de le faire relier pour M. d’Argental, à qui il devait être confié pour quelques jours.
François Josse, par la plus lâche des perfidies, copia le livre, toute la nuit, avec René Josse, petit libraire de Paris, et tous deux le firent imprimer secrètement. Ils attendirent que je fusse à la campagne (8), à soixante lieues de Paris, pour mettre au jour leur larcin. La première édition qu’ils en firent était presque débitée, et je ne savais pas que le livre parût. J’appris cette triste nouvelle, et l’indignation du gouvernement. Je vous écrivis sur-le-champ plusieurs lettres, pour vous dire de mettre toute votre édition à M. Rouillé, et pour vous en offrir le prix. Je ne reçus point de réponse : vous étiez à la Bastille. J’ignorais le crime de François Josse ; tout ce que je pus faire alors fut de me renfermer dans mon innocence et de me taire.
Cependant René, ce petit libraire, fit en secret une nouvelle édition ; et François, jaloux du gain que son cousin allait faire, joignit à son premier crime celui de faire dénoncer son cousin René. Ce dernier fut arrêté, cassé de maîtrise, et son édition confisquée.
Je n’appris ce détail que dans un séjour de quelques semaines que je vins faire, malgré moi, à Paris, pour mes affaires.
J’eus la conviction du crime de François Josse ; j’en dressai un mémoire pour M. Rouillé. Cependant cet homme a joui du fruit de sa méchanceté impunément. Voilà tout ce que je sais de votre affaire ; voilà la vérité, devant Dieu et devant les hommes. Si vous en retranchiez la moindre chose, vous seriez coupable d’imposture. Vous y pouvez ajouter des faits que j’ignore, mais tous ceux que je viens d’articuler sont essentiels. Vous pouvez supplier votre protecteur de montrer ma lettre à Monsieur le garde des sceaux ; mais surtout prenez bien garde à votre démarche, et songez qu’il faut dire la vérité à ce ministre.
Pour moi, je suis las de la méchanceté et de la perfidie des hommes, que j’ai résolu de vivre désormais dans la retraite, et d’oublier leurs injustices et mes malheurs.
A l’égard d’Alzire, c’est au sieur Demoulin qu’il faut s’adresser. Je ne vends point mes ouvrages, je ne m’occupe que du soin de les corriger : ceux à qui j’en ai donné le profit s’accommoderont sans doute avec vous. Je suis entièrement à vous, etc.
1 – C’est la fameuse lettre que le libraire Jore sollicita de Voltaire pour le faire chanter. (G.A.)
2 – Les Lettres Anglaises. (G.A.)
3 – Thieriot. (G.A.)
4 – Voltaire invente cette édition pour aider à la justification de Jore. (G.A.)
5 – L’abbé de Rothelin. (G.A.)
6 – Cideville. (G.A.)
7 – Elles m’avaient été prêtées pour quatre mois, et je les ai acquittées au bout de deux. (Note de Jore)
8 – A Monjeu. (G.A.)
à M. de Cideville
A Cirey, ce 25 Mars.
Vous avez toutes les vertus, mon cher ami ; vous êtes aussi bon fils que bon ami ; votre cœur est fait pour toutes les différentes espèces de tendresses, et pour remplir tous les devoirs de l’humanité. Vous faites un trait d’homme bien sage de quitter votre charge pour les plaisirs. Je me flatte que vous aurez vos lettres de vétéran. Il est doux d’avoir ce nom et de conserver sa jeunesse ; sans doute l’argent de votre charge, bien placé, augmentera votre fortune : vous aurez, comme Tibulle,
Et mundum victum, nod deficiente crumena.
HOR., liv. I, ép. IV.
Vous allez finir bientôt vos affaires ; car qui n’en passera pas par ce que vous ordonnerez, et quel autre arbitre que vous peut-on prendre dans les affaires qui vous concernent ? Madame la marquise du Châtelet, qui vous écrit par cet ordinaire, espère vous posséder, quelque jour, dans le château dont j’ai été le maçon, sous les ordres de cette Minerve ; elle travaille tous les jours à changer ce désert en un séjour délicieux. Il n’y manquera rien quand vous y serez.
Les affaires, les tracasseries, sont venues me chercher de Paris jusque dans le sein de cette solitude ; voilà ce qui fait que je vous écris si peu de choses, et que je n’écris point au philosophe aimable Formont. Je vous embrasse mille fois, mon cher ami, et l’espérance de vous voir à Cirey augmente tous mes plaisirs et adoucit toutes mes peines. Rouen porte donc aussi des monstres. L’abbé Desfontaines en est un qu’il faudrait étouffer. Adieu.
à Mademoiselle Quinault
30 Mars 1736.
[Voltaire lui propose des corrections pour l’Enfant prodigue, et de réduire la pièce en trois actes, demande si, dans une pièce en trois actes, un acte peut être de cinq cents vers.]
à Mademoiselle Quinault
3 Avril 1736.
[Voltaire se plaint de l’indiscrétion de La Mare au sujet de l’Enfant prodigue ; s’en rapporte à elle pour ce qu’il y a à faire ; et dit que l’on sait, au bout du compte, que cette pièce est de Gresset.]
à M. le comte d’Argental
A Cirey, par Vassy, ce 4 Avril 1736.
Mon cœur vous adresse cette ode (1) que je n’ose décorer de votre nom. Vous êtes fait pour partager des plaisirs, et non des querelles. Recevez donc ce témoignage de ma reconnaissance, et soyez sûr que je vous aime plus que je ne hais Desfontaines et Rousseau.
Je vous avais mandé, par ma dernière, que je souscrivais à toutes vos critiques ; vous saurez, par celle-ci, que je les ai regardées comme des ordres, et que je les ai exécutées. Il est vrai que je n’ai pu remettre les cinq actes en trois (2) ; l’intérêt serait étranglé et perdu ; il faut que des reconnaissances soient filées pour toucher ; mais j’ai retranché la Croupille, mais j’ai refondu la Croupillac, mais j’ai retouché le cinquième acte, mais j’ai refait des scènes et des vers partout. Il y a une seule chose dans laquelle je n’ai obéi qu’à demi aux deux aimables frères, c’est dans le caractère d’Euphémon, que je n’ai pu rendre implacable pendant la pièce, pour lui faire changer d’avis à la fin. Premièrement ce serait imiter Inès (3) ; en second lieu ce n’est pas d’une conversation longue, ménagée et contradictoire, entre le père et le fils que dépend l’intérêt, au cinquième acte. Cet intérêt est fondé sur la manière adroite et pathétique dont l’aimable Lise tourne l’esprit du père d’Euphémon ; et, dès qu’Euphémon fils paraît, la réconciliation n’est qu’un instant. En troisième lieu, si vous me condamniez à une longue scène entre le père et le fils, si vous vouliez que le fils attendrît son père par degrés, ce ne serait qu’une répétition de la scène qu’il a déjà eue avec sa maîtresse. Peut-être même y a-t-il de l’art à avoir fait rouler tout le grand intérêt de ce cinquième acte sur Lise.
Enfin je vous l’envoie telle qu’elle est, et telle qu’il me paraît difficile que j’y touche beaucoup encore. J’ai actuellement d’autres occupations qui ne me permettent guère de donner tout mon temps à une comédie.
J’ose me flatter qu’elle réussira. Ce qui est sûr, c’est que le succès est dans le sujet et dans le total de l’ouvrage. Je peux la corriger pour les lecteurs ; mais ce que j’y ferais est inutile pour le théâtre. Je vous demande donc en grâce qu’on la joue telle que je vous la renvoie, et, quand il s’agira de l’impression, vous serez aussi sévère qu’il vous plaira.
Je ne vous pardonnerai de ma vie d’avoir, dans les représentations d’Alzire, ôté ce vers :
Je n’ai point leurs attraits, et je n’ai point leurs mœurs,
Acte IV, sc. II.
Et d’avoir laissé subsister cette réponse,
Etudiez nos mœurs avant de les blâmer.
Il fallait bien que le premier vers fondât le dernier ; cela me met dans un courroux effroyable. Adieu, mon cher et aimable Aristarque ; a dieu ami généreux.
Emilie vous fait les compliments les plus tendres et les plus vrais.
Elle veut absolument qu’Alzire paraisse avec la dédicace ; et moi, je vous demande en grâce que le Discours soit imprimé, au moins avec permission tacite, et débité avec Alzire.
1 – L’Ode sur l’Ingratitude. (G.A.)
2 – Il s’agit de l’Enfant prodigue. (G.A.)
3 – Tragédie de La Motte. (G.A.)
à M. Berger
A Cirey, le 5 Avril.
Si je n’avais que la Henriade à corriger, vous l’auriez déjà, mon cher plénipotentiaire. Mais j’ai bien des occupations, et peu de temps. Vous n’aurez la Henriade que vers la fin du mois. Je confie avec plaisir aux soins du meilleur critique de Paris le moins mauvais de mes ouvrages. Vous serez le parrain de mon enfant gâté. M. Thieriot approuve mon choix et partage ma reconnaissance. Pour vous, mon cher correspondant, voulez-vous bien envoyer chez M. Demoulin les livres nouveaux dont vous croyez la lecture digne de la déesse de Cirey ? Vous n’en enverrez guère, et cela ne nous ennuiera pas. J’ai prié M. Thieriot de chercher le nouveau recueil (1) fait par Saint-Hyacinthe.
On parle d’une ode de Piron sur les Miracles. Le nom de Piron est heureux pour un sujet où il faut au moins douter. Si le Piron français est aussi bon poète que le Pyrrhon grec était sensé philosophe, son ode doit être brûlée par l’inquisition. Ayez, je vous prie, la bonté de me l’envoyer.
On me mande que Bauche va imprimer Alzire. Je lui ai envoyé, il y a quinze jours, Zaïre corrigée, pour en faire une nouvelle édition. Ce sera peut-être lui que vous choisirez pour l’édition de la Henriade ; mais c’est à condition qu’il imprimera toujours Français avec un a, et non par un o. Il n’y a que saint François qu’on doive écrire par un o, et il n’y a que l’Académie qui prononce le nom de notre nation comme celui du fondateur des capucins.
J’ai trouvé l’opéra (2) de M. de La Bruère plein de grâce et d’esprit. Je lui souhaite un musicien aussi aimable que le poète.
J’ai écrit à gentil Bernard, pour le prier de m’envoyer ce qu’il aura fait de nouveau. Adieu, l’ami des arts et le mien.
P.-S. La comédie du B… (3) est de Caylus. Voulez-vous bien me la faire tenir ? Envoyez-là chez Demoulin. Je ferai le bien que je pourrai au petit La Mare ; mais il faudrait qu’il fût plus sage et plus digne de votre amitié, s’il veut réussir dans le monde.
1 – Recueil de divers écrits sur l’amour et l’amitié, la politesse, la volupté, les sentiments agréables, l’esprit, et le cœur.(G.A.)
2 – Les Voyages de l’Amour. (G.A.)
3 – Le B….., ou le J… f…..puni, comédie en prose, en trois actes. (G.A.)
à M. l’Abbé Moussinot
Cirey…
Pour vous punir, mon cher ami, de n’avoir pas envoyé chercher le jeune Baculard d’ Arnaud, étudiant en philosophie ; pour vous punir, dis-je, de ne lui avoir pas donné l’Epître sur la Calomnie, et douze francs, je vous condamne à lui donner un louis d’or, et à l’exhorter de ma part à apprendre à écrire, ce qui peut contribuer à sa fortune. C’est une petite œuvre de charité, soit chrétienne, soit mondaine, qu’il ne faut pas négliger.
J’attends de vos nouvelles avec impatience, et je vous embrasse de tout mon cœur. J’écris à ce jeune d’Arnaud. Au lieu de vingt-quatre francs, donnez-lui trente livres quand il viendra vous voir. Je vais vite cacheter ma lettre, de peur que je n’augmente la somme.
à M. de Formont
A Cirey, ce 16 Avril.
Je fais partir par la même poste, mon cher et aimable philosophe, deux choses bien différentes, des rêveries métaphysiques, ci-jointes, et des rêveries poétiques intitulées les Américains, tragédie.
Ces Américains vont, sous l’enveloppe de M. Rouillé, à M. d’Argental, qui les fera tenir à notre charmant Cideville. Je vous embrasse tous deux. Il faudra bien croire à l’immortalité de l’âme, car, vous voyant si peu dans cette vie, j’espère que nous raisonnerons métaphysique dans l’autre, et que nous y ferons de petits vers : levia carmina et faciles versus.
à M. de Maupertuis
Paris, 16 Avril.
Si vos liaisons, monsieur, avec Algarotti vous permettent de lui écrire un mot, pour le faire souvenir de ce qu’il doit à ses amis, il n’y a qu’à adresser votre lettre à M. Rucca, ministre de Florence à Londres.
Je vous prie de ne point partir sans m’envoyer un mot pour madame du Châtelet. Vous devez cette reconnaissance à ses attentions ; une lettre de vous lui sera plus précieuse que les choses qu’elle redemande à Algarotti. Si je puis sortir, ce ne sera que pour aller vous embrasser.
Voulez-vous bien m’envoyer la lettre ?
à M. de Maupertuis
Ce mardi, 17 Avril.
N’écrivez point à Algarotti ; il a rendu la chose. Plus de plainte que de vous, qui allez porter chez les Lapons ce que la France doit regretter. Allez tous deux, Lucida sidera (1).
1 – Algarotti n’accompagna pas Maupertuis au pôle nord. (G.A.)
à M. de la Chaussée
A Paris, 2 Mai.
Il y a huit jours, monsieur, que je fais chercher votre demeure, pour présenter Alzire à l’homme de France qui sait et qui cultive le mieux cet art si difficile de faire de bons vers. Je pense bien comme vous, monsieur, sur cet art que tout le monde croît connaître, et qu’on connaît si peu. Je dirai de tout mon cœur avec vous (1) :
L’unique objet que notre art se propose
Est d’être encor plus précis que la prose ;
Et c’est pourquoi les vers ingénieux
Sont appelés le langage des dieux.
Il faut avouer que personne ne justifie mieux que vous ce que vous avancez.
On m’a parlé aujourd’hui d’une place à l’Académie française ; mais ni les circonstances où je me trouve, ni ma santé, ni la liberté, que je préfère à tout, ne me permettent d’oser y penser. J’ai répondu que cette place devait vous être destinée (2), et que je me ferais un honneur de vous céder le peu de suffrages sur lesquels j’aurais pu compter, si votre mérite ne vous assurait de toutes les voix.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec toute l’estime que vous méritez, votre, etc.
1 – Epître de Clio. (G.A.)
2 – La Chaussée fut nommé. (G.A.)
à M. le comte d’Argental
A Paris, hôtel d’Orléans, Mai.
Il s’agit, mon aimable protecteur, d’assurer le bonheur de ma vie.
M. le bailli de Froulai, qui me vint voir hier, m’apprit que toute l’aigreur du garde des sceaux contre moi venait de ce qu’il était persuadé que je l’avais trompé dans l’affaire des Lettres philosophiques, et que j’en avait fait faire l’édition.
Je n’appris que dans mon voyage à Paris, de l’année passée, comment cette impression s’était faite : j’en donnai un mémoire. M. Rouillé, fatigué de cette affaire, qu’il n’a jamais bien sue, demanda à M. le duc de Richelieu s’il lui conseillait de faire usage de ce mémoire.
M. de Richelieu, plus fatigué encore, et las du déchaînement et du trouble que tout cela avait causé, persuadé d’ailleurs (parce qu’il trouvait cela plaisant) qu’en effet je m’étais fait un plaisir d’imprimer et de débiter le livre, malgré le garde des sceaux ; M. de Richelieu, dis-je, me croyant trop heureux d’être libre, dit à M. Rouillé : « L’affaire est finie ; qu’importe que ce soit Jore ou Josse qui ait imprimé ce … livre ? que Voltaire s’aille faire…, et qu’on n’en parle plus. » Qu’arriva-t-il de cette manière légère de traiter les affaires sérieuses de son ami ? Que M. Rouillé crut que mes propres protecteurs étaient convaincus de mon tort, et même d’un tort très criminel. Le garde des sceaux fut confirmé dans sa mauvaise opinion ; et voilà ce qui, en dernier lieu, m’a attiré les soupçons cruels de l’impression de la Pucelle : c’est de là qu’est venu l’orage qui m’a fait quitter Cirey.
M. le bailli de Froulai, qui connaît le terrain, qui a un cœur et un esprit digne du vôtre, m’a conseillé de poursuivre vivement l’éclaircissement de mon innocence ; l’affaire est simple. C’est Josse, François Josse, libraire, rue Saint-Jacques, à la Fleur-de-Lys, le seul qui n’ait point été mis en cause, le seul impuni, qui imprima le livre, qui le débita par la plus punissable de toutes les perfidies. Je lui avais confié l’original sous serment, uniquement afin qu’il le reliât pour vous le faire lire.
Le principal colporteur, instruit de l’affaire, est greffier de Lagny : il se nomme Lionais. J’ai envoyé à Lagny avant-hier ; il a répondu que François Josse était en effet l’éditeur. On peut lui parler.
Il est démontré que, pour supprimer le livre, j’avais donné quinze cents livres à Jore, de Rouen ; c’est Pasquier, banquier, rue Quincampoix, qui lui compta l’argent. Jore, de Rouen, fut fidèle, et ne songea à débiter son édition supprimée que quand il vit celle de Josse, de Paris. Voilà des faits vrais et inconnus. Echauffez M. Rouillé en faveur d’un honnête homme, de votre ami malheureux et calomnié.
à M. de Cideville
Ce 6 mai, hôtel et rue d’Orléans.
Mon cher ami, je suis accablé de maladies, d’affaires, de chagrins ; je suis à Paris depuis douze (1) jours, comme dans un exil, et je m’en retourne bien vite.
Où est notre philosophe Formont ? Voici une Alzire pour vous et une pour lui ; je ne savais comment vous l’envoyer.
Vous n’êtes pas gens à qui on ne doive donner que ce qu’on donne au public ; je joins donc à cette Alzire une ode (2) sur laquelle il faut que vous me donniez vos conseils. Avez-vous des procès, mon cher ami ? Hélas ! J’en ai à Paris ; mais je vais vite faire tout ce que je pourrai pour les perdre, et pour m’en retourner.
On m’a assuré que Jore a fait faire à Rouen une édition en trois volumes de mes ouvrages, où les Lettres philosophiques sont insérées ; cela est d’autant plus vraisemblable, qu’il avait à moi un tome de mes tragédies qu’il ne m’a jamais rendu, quoiqu’il lui ait été payé ; il lui aura été facile de joindre en peu de temps deux tomes à ce premier. Ce Jore est devenu un scélérat, depuis que votre présence ne le retient plus ; il finira par se faire pendre à Paris. Je fais mettre mes Alzires au coche, plutôt que d’avoir l’embarras d’une contre-signature.
Parve (scd invideo), sine me, liber, ibis ad illum.
Ovid., trist., liv. I, élég. I.
Mon cher ami, cette lettre n’est qu’une lettre d’avis ; le coeur n’a pas ici un moment à soi ; les affaires entraînent, on ne vit point. Je vous embrasse avec la plus grande tendresse. Vous voyez votre cher Formont sans doute ; c’est comme si je lui écrivais. Il y a une Alzire dans le paquet pour M. du Bourg-Theroulde. Adieu ; il est bien injuste que Rouen ne soit pas une rue de Paris.
1 – Ou plutôt depuis vingt et un. . (G.A.)
2 – L’Ode sur le Fanatisme. (G.A.)
à M. de Formont
Paris, 11 Mai. (1)
Mon cher ami, je vous ai envoyé une Alzire, avec l’épître dédicatoire (2) à madame la marquise du châtelet. Cette épître avait essuyé quelques contradictions auprès des bégueules titrées et non titrées ; mais il me semble qu’elle doit réussir auprès des honnêtes gens. Le suffrage d’un homme qui pense est, par rapport aux cervelles non pensantes, comme l’infini est à zéro.
Mon cher ami, vous n’êtes point zéro à cet autre infini, madame du Châtelet, et mandez-lui si vous êtes content de l’épître.
Je vous ai aussi envoyé, par M. Cideville, certaine ode sur la superstition. Si j’avais du temps, j’en ferais une contre les procureurs et les avocats. J’ai trois procès, mon cher ami, j’enrage, et je vous aime. Ecrivez-moi toujours, vous et M. de Cideville, à Paris, chez l’abbé Moussinot, cloître Saint-Merri. Je n’ai pas un moment à moi. Vale.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – En ligne sur le blog : Recherche -à Epître à Madame la marquise du Châtelet – 1736 (LV)
à M. de Cideville
Hôtel et rue d’Orléans, ce 30 Mai.
Point de littérature cette fois-ci, mon cher ami ; point de fleurs. Il s’agit d’une horreur dont je dois vous apprendre des nouvelles.
Jore, que j’ai accablé de présents et de bienfaits, et qui oublie apparemment que j’ai en main ses lettres, par lesquelles il me remercie de mes bontés et de mes gratifications ; Jore, conseillé par Launai, m’écrivit, il y a quelque temps, une lettre affectueuse par laquelle il me manda qu’il ne tenait qu’à moi de lui racheter la vie ; que monsieur le garde des sceaux lui proposait de le rétablir dans sa maîtrise, à condition qu’il dît toute la vérité de l’histoire du livre en question. Mais, ajoutait-il, je ne dirai jamais rien, monsieur, que ce que vous m’aurez permis de dire.
Moi, qui suis bon, mon cher ami, moi, qui ne me défie point des hommes, malgré la funeste expérience que j’ai faite de leur perfidie, j’écris à Jore une longue lettre bien détaillée, bien circonstanciée, bien regorgeant de vérité, et je l’avertis qu’il n’a autre chose à faire qu’à tout avouer naïvement.
A peine eut-il cette lettre entre les mains, qu’il sent qu’il a contre moi un avantage, et alors il me fait proposer doucement de lui donner mille écus, ou qu’il va me dénoncer comme auteur des Lettres philosophiques. M. d’Argental et tous mes amis m’ont conseillé de ne point acheter le silence d’un scélérat. Enfin il me fait assigner ; il se déclare imprimeur des Lettres, pour m’en dénoncer l’auteur ; mais cette iniquité est trop criante pour qu’elle ne soit point punie.
C’est ce malheureux Demoulin, qui m’a volé (1) enfin une partie de mon bien, qui me suscite cette affaire ; c’est Launai, qui est de moitié avec Jore. Ah, mon ami ! les hommes sont trop méchants. Est-il possible que j’aie quitté Cirey pour cela ! Il ne fallait sortir de Cirey que pour venir vous embrasser.
Adieu, mon cher ami ; l’ode sur la Superstition (2) n’était que pour vous, pour Formont, et pour Emilie ; et tout ce que je fais est pour vous trois. Allez, allez, malgré mes tribulations, je travaille comme un diable à vous plaire. V.
1 –.Voyez la lettre à Cideville du 23 Décembre 1737 (G.A.)
2 – Autrement dite, sur le Fanatisme. (G.A.)
à M. Thieriot
Ce vendredi ….. 1736 (1)
Ma confiance et la bonté de mon cœur font souvent que je me fie à des fripons. Un homme de lettres aussi occupé que je le suis, n’a pas le temps de prendre des précautions contre la perfidie et la mauvaise foi. Mais quand on me force enfin de m’appliquer à soutenir mes droits, on trouve alors un homme avec lequel il faut compter.
La Bauche (2) avait refusé tous les accommodements avantageux que lui avait proposés votre frère. Je l’ai fait condamner aux Conseils, tout d’une voix ; elle m’a demandé pardon publiquement, et m’a payé, en présence des juges, un argent que je lui aurais abandonné, si elle avait voulu entendre raison.
J’aurai la même justice de Jore ; et comme il est plus fripon, j’aurai une justice plus sévère. Vous y êtes intéressé d’autant plus que vous vous trouvez compromis dans le seul titre qu’il prétende avoir contre moi, et qu’il abuse de votre nom. M. d’Argental m’a conseillé de pousser l’affaire. M. Rouillé approuve et protège ma fermeté. J’en ai écrit à M. le garde des sceaux ; je vous rends compte de toutes mes démarches. Mon amitié souffrirait, si je faisais un pas qui vous fût caché.
Mes respects à Pollion.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Les éditeurs ont lu Banche. Mais nous croyons qu’il s’agit ici de l’éditeur d’Alzire et de Zaïre. Voyez la lettre à Berger du 5 Avril, et celle à Thieriot du 16 Mars. (G.A.)