CORRESPONDANCE - Année 1736 - Partie 4
Photo de KHALAH
à M. Thieriot.
1er Mars.
Madame la marquise du Châtelet vient de vous écrire une lettre dans laquelle elle ne se trompe que sur la bonne opinion qu’elle a de moi ; et mon plus grand tort, dans l’Epître dont elle approuve l’hommage, c’est de n’avoir pas dignement exprimé la juste opinion que j’ai d’elle.
Il s’en fallait de beaucoup que je fusse content de mon Epître dédicatoire et du Discours que je vous adressais ; je ne l’étais même pas d’Alzire, malgré l’indulgence du public. Je corrige assidûment ces trois ouvrages ; je vous prie de le dire aux deux respectables frères.
Si j’étais La Fontaine, et si madame du Châtelet avait le malheur de n’être que madame de Montespan, je lui ferais une épître en vers, où je dirais ce qu’on dit à tout le monde ; mais le style de sa lettre doit vous faire voir qu’il faut raisonner avec elle, et payer à la supériorité de son esprit un tribut que les vers n’acquittent jamais bien. Ils ne sont ni le langage de la raison, ni de la véritable estime, ni du respect, ni de l’amitié, et ce sont tous ces sentiments que je veux lui peindre. C’est précisément parce que j’ai fait de petits vers pour mademoiselle de Villefranche, pour mademoiselle Gaussin, etc, que je dois une prose raisonnée et sage à madame la marquise du Châtelet. Faites-là donc digne d’elle, me direz-vous ; c’est ce que je n’exécuterai pas, mais à quoi je m’efforcerai.
Non possis oculis quantum contendere Lynceux,
Non tamen idcirco contemnas lippus inungi ;
………………………………………………..
Est quadam prodire tenus, si non datur ultra.
Hor., lib. I, ep. I.
Je tâcherai, du moins, de m’éloigner autant des pensées de madame de Lambert (1), que le style vrai et ferme de madame du Châtelet s’éloigne de ces riens entortillés dans des phrases précieuses, et de ces billevesées énigmatiques.
A l’égard de l’Apologétique (2) de Tertullien, toutes choses mûrement considérées, il faut qu’il paraisse avec des changements, des additions, des retranchements ; mais, ne vous en déplaise, un honnête homme doit dire très hardiment qu’il est honnête homme. Voilà qui est plaisant de me conseiller de faire de mon apologie une énigme dont le mot soit la vertu ! On peut laisser conclure qu’on a les dents belles et la jambe bien tournée, mais l’honneur ne se traite pas ainsi; il se prouve et il s’affiche. Il est d’autant plus hardi qu’il est attaqué et de telles vérités ne sont pas faites pour porter un masque. Votre amitié y est intéressée. Les calomniateurs qui disent, qui impriment que j’ai trompé des libraires, vous outragent en m’insultant, puisque c’est vous qui avez fait les éditions anglaises des Lettres, et qui avez reçu plusieurs souscriptions (3) ; en un mot, c’est ici une des affaires les plus sérieuses de ma vie, et, croyez-moi, elle influe sur la vôtre. C’est une occasion où nous devrions nous réunir, fussions-nous ennemis. Que ne doit donc pas faire une amitié de vingt années !
Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse avec tendresse. Continuez à m’aider et en particulier et en public, et à répandre sur vous et sur moi, par vos discours sages, polis, et mesurés, la considération que notre amitié et notre goût pour les arts méritent.
Je suis bien étonné de ne pas recevoir des nouvelles de monsieur votre frère. Mais, mon Dieu, ai-je écrit à notre cher petit Bernard, qui le premier m’annonça la victoire d’Alzire ? Ma foi, je n’en sais rien ; demandez-le-lui. Buvez à ma santé avec Pollion. Adieu ; je vous aime de tout mon cœur.
1 – On venait de publier un recueil de ses écrits. (G.A.)
2 – Toujours le Discours préliminaire. (G.A.)
3 – Thieriot ne voulait pas que le Discours lui fût adressé, parce que Voltaire y parlait justement de ces fameuses souscriptions dont lui Thieriot avait mis le produit dans sa poche. (G.A.)
à M. Thieriot.
4 Mars.
J’ai été malade ; madame du Châtelet l’est à son tour. Je vous écris à la hâte au chevet de son lit, et c’est pour vous dire qu’on vous aime à Cirey autant que chez Plutus-Pollion ; puis vous saurez qu’Alzire, la dédicace, le Discours, la pièce, corrigés jour et nuit, viennent par la poste. Tout cela est changé, comme une chrysalide qui vient de devenir papillon en une nuit. Vous direz que je me pille ; car c’est ce que je viens d’écrire à M. d’Argental ; mais quand Emilie est malade, je n’ai point d’imagination. Je viens de voir la feuille (1) de l’abbé Prévost ; je vous prie de l’assurer de mon amitié pour le reste de ma vie. Je lui écrirai assurément.
Comptez, mon cher ami, qu’il fallait une dédicace d’une honnête étendue. J’ose assurer que c’est la première chose adroite que j’aie faite de ma vie. Toutes les femmes qui se piquent de science et d’esprit seront pour nous, les autres s’intéresseront au moins à la gloire de leur sexe. Les académiciens des sciences seront flattés, les amateurs de l’antiquité retrouveront avec plaisir des traits de Cicéron et de Lucrèce. Enfin, morbleu ! Emilie ordonne, obéissons.
Si la fin du Discours que je vous adresse ne vous plaît pas, je n’écris plus de ma vie.
Allons, voyons si nous serons sûrs d’un censeur. Mon cher ami, je vous recommande cette affaire ; elle est sérieuse pour moi ; il s’agit d’Emilie et de vous.
Remerciez M. de Marivaux ; il fait un gros livre contre moi qui lui vaudra cent pistoles. Je fais la fortune de mes ennemis.
1 – Le Pour et Contre. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Cirey, ce 10 Mars.
La galanterie de mademoiselle Quoniam (1) est plus flatteuse que les battements de mains du parterre. Je ne sais plus quelle fille de l’antiquité voulut coucher avec un philosophe pour le récompenser de ses ouvrages. Mademoiselle Quoniam ne pousserait pas si loin la générosité antique, mais aussi je ne suis pas si philosophe. Pour mademoiselle Gaussin, elle me devrait au moins quelques baisers. Je m’imagine que vous les recevrez pour moi, et que ce n’est pas au théâtre que sa bouche vous fait le plus de plaisir.
Il est vrai que dans la petite comédie (2) que nous avons jouée à Cirey il y aurait un rôle assez plaisant et assez neuf pour mademoiselle Dangeville. Madame du Châtelet l’a joué à étonner, si quelque chose pouvait étonner d’elle ; mais la pièce n’est qu’un farce qui n’est pas digne du public. Thétis et Pélée (3) me font trembler pour ma vieillesse. Il est triste que ce qui a été beau ne le soit plus ; mais ce n’est point M. de Fontenelle qui est tombé, ce sont les acteurs de l’Opéra. Ne pourrai-je point avoir l’Epître à Clio (4), de M. de La Chaussée ? C’est celui-là qui fait bien des vers, et qui, par conséquent, ne sera pas loué par quelqu’un (5) que vous connaissez, auquel il ne reste plus ni goût ni talent, mais seulement de l’envie.
Je viens de voir une épigramme parfaite ; c’est celle de notre petit Bernard sur la Sallé. Il a troqué son encensoir contre des verges ; il fouette sa coquine après avoir adoré sa déesse (6) ; On ne peut pas mieux punir ce faste de vertu ridicule qu’elle étalait si mal à propos.
Pitteri, libraire à Venise, qui débite la traduction de Charles XII, n’a pu obtenir la permision pour la Henriade, parce que j’ai l’honneur d’être à l’index.
Formont vient de m’envoyer de jolis vers sur Alzire. Vous les aurez bientôt ; car tout ce qu’on fait pour moi vous appartient. Pour ma Métaphysique (7), il n’y a pas moyen de la faire voyager ; j’y ai trop cherché la vérité. Adieu, héros de l’amitié ; adieu, ami de tous les arts ; vos lettres sont le second plaisir de ma vie.
1 – Mademoiselle Quinault (Jeanne-Françoise) (G.A.)
2 – L’Enfant prodigue. (G.A.)
3 – Opéra de Fontenelle. (G.A.)
4 – Ou plutôt l’Epître de Clio, par La Chaussée. (G.A.)
5 – Jean-Baptiste Rousseau. (G.A.)
6 – Extrait du titre de l’épigramme de Bernard. (G.A.)
7 – Traité de la Métaphysique. (G.A.)
De Madame du Châtelet
Voltaire veut que je signe sa lettre, j’y mettrai avec grand plaisir le sceau de l’amitié ; je sens celle que vous avez marqué à votre ami, et je désire que vous en ayez pour Emilie.
à M. Thieriot.
Cirey.
Je reçois votre lettre. Je vous prie de me faire avoir les Nouvelles à la main, et de dire à M. Le Franc tout ce que vous pourrez de mieux. On lui impute pourtant les Sauvages. (1)
Je vais corriger encore Alzire et les Epîtres. Je vous prie d’ajouter à toutes les marques d’amitié que vous devez à la mienne, et à vingt ans d’une tendresse réciproque, l’attention de faire respecter cette amitié. Nous ne sommes plus ni l’un ni l’autre dans un âge où les termes légers et sans égard puissent convenir. Je ne parle jamais de M. Thieriot que comme d’un homme que je considère autant que je l’aime. M. de Fontenelle n’avait point d’amitié pour La Motte, mais pour M. de La Motte. Cette politesse donne du relief à celui qui la met à la mode. Les petits-maîtres de la rue Saint-Denis disaient la Lecouvreur, et le cardinal de Fleury, disait mademoiselle Lecouvreur. On serait très mal venu à dire devant moi, Thieriot ; cela était bon à vingt ans. M. Marivaux ne sait pas à quoi il s’expose. On va imprimer un recueil nouveau de mes ouvrages (2) où je mettrai ses ridicules dans un jour qui le couvrira d’opprobre.
1 – Cette parodie d’Alzire est de Romagnési et Riccoboni. (G.A.)
2 – A Amsterdam chez Ledet. (G.A.)
à Mademoiselle Quinault (1)
[Envoi de l’Enfant prodigue. Il l’engage à faire cesser la haine d’un homme (2) qui le décrie par des libelles, et pour lequel mademoiselle Quinault a de l’amitié.]
1 – Nous donnons l’analyse de ces lettres d’après M. Beuchot.
2 – Guyot de Merville. (G.A.)
à M. De la Mare
A Cirey, le 15 Mars.
Je me flatte, monsieur, que, quand vous ferez imprimer quelques-uns de vos ouvrages, vous le ferez avec plus d’exactitude que vous n’en avez eu dans l’édition de Jules César. Permettez que mon amitié se plaigne que vous ayez hasardé, dans votre préface, des choses sur lesquelles vous deviez auparavant me consulter.
Vous dites, par exemple, que dans certaines circonstances, le parricide était regardé comme une action de courage, et même de vertu, chez les Romains : ce sont de ces propositions qui auraient grand besoin d’être prouvées.
Il n’y a aucun exemple de fils qui ait assassiné son père le salut de la patrie. Brutus est le seul ; encore n’est-il pas absolument sûr qu’il fût le fils de César.
Je crois que vous deviez vous contenter de dire que Brutus était stoïcien et presque fanatique, féroce dans la vertu, et incapable d’écouter la nature, quand il s’agissait de sa patrie, comme sa lettre à Cicéron le prouve.
Il est assez vraisemblable qu’il savait que César était son père, et que cette considération ne le retint pas ; c’est même cette circonstance terrible et ce combat singulier entre la tendresse et la fureur de la liberté qui seuls pouvaient rendre la pièce intéressante : car de représenter des Romains nés libres, des sénateurs opprimés par leur égal, qui conspirent contre un tyran, et qui exécutent de leurs mains la vengeance publique, il n’y a rien là que de simple, et Aristote (qui, après tout, était un très grand génie) a remarqué, avec beaucoup de pénétration et de connaissance du cœur humain, que cette espèce de tragédie est languissante et insipide ; il l’appelle la plus vicieuse de toutes, tant l’insipidité est un poison qui tue tous les plaisirs !
Vous auriez donc pu dire que César est un grand homme, ambitieux jusqu’à la tyrannie ; et Brutus, un héros d’un autre genre, qui poussa l’amour de la liberté jusqu’à la fureur.
Vous pouviez remarquer qu’ils sont représentés tous condamnables, mais à plaindre, et que c’est en quoi consiste l’artifice de cette pièce. Vous paraissez surtout avoir d’autant plus tort de dire que les Romains approuvaient le parricide de Brutus, qu’à la fin de la pièce les Romains ne se soulèvent contre les conjurés que lorsqu’ils apprennent que Brutus a tué son père. Ils s’écrient :
………… o monstre que les dieux
Devaient exterminer……………...
(Acte III. Sc. VIII.)
Je vous avais dit, à la vérité, qu’il y avait, parmi les Lettres de Cicéron, une lettre de Brutus par laquelle on peut inférer qu’il avait tué son père pour la cause de liberté. Il me semble que vous avez assuré la chose trop positivement.
Celui qui a traduit la lettre italienne de M. le marquis Algarotti semble être tombé dans une méprise à l’endroit où il est dit que c’est un de ceux qu’on appelle doctores umbratica. (1) qui a fait la première édition furtive de cette pièce. Je me souviens que quand M. Algarotti me lut sa lettre en italien, il y désignait un précepteur qui, ayant volé cet ouvrage, le fit imprimer. Cet homme a même été puni ; mais par la traduction, il semble qu’on ait voulu désigner les professeurs de l’université. L’auteur de la brochure qu’on donne toutes les semaines sous le titre d’Observations, etc., a pris occasion de cette méprise pour insinuer que M. le marquis Algarotti avait prétendu attaquer les professeurs de Paris ; mais cet étranger respectable, qui a fait tant d’honneur à l’université de Padoue, est bien loin de ne pas estimer celle de Paris, dans laquelle on peut dire qu’il n’y a jamais eu tant de probité et tant de goût qu’à présent.
Si vous m’aviez envoyé votre préface, je vous aurais prié de corriger ces bagatelles ; mais vos fautes sont si peu de chose, en comparaison des miennes, que je ne songe qu’à ces dernières. J’en ferais une fort grande de ne vous point aimer, et vous pouvez compter toujours sur moi.
1 – Voyez, tome III, la Lettre d’Algarotti. (G.A.)
à M. l’Abbé Asselin
A Cirey, par Vassy. (1)
J’avais recommandé, monsieur, au petit de La Mare, de ne pas manquer de vous présenter de ma part un Jules César, et de vous remercier encore en mon nom de l’honneur que votre collège a fait à ma tragédie.
Je vois par le peu d’attention qu’il a eu à cette édition qu’il est très capable d’avoir oublié son premier devoir ; ainsi, à tout hasard, j’ai écrit pour qu’on vous présentât cet hommage que je vous dois.
Une des plus grandes fautes de La Mare dans cette édition a été d’omettre ce que je lui avais dicté expressément, touchant l’assassinat de César par Brutus son fils, et sur la manière dont on peut retrancher, si l’on veut, cet endroit. Il me paraît d’ailleurs que dans la lettre de M. Algarotti et dans celle qui est imprimée à la suite, il a laissé des choses qu’il devait assurément corriger.
Quoiqu’il en soit, j’apprends que l’abbé Desfontaines continue de me déchirer. C’est un chien poursuivi par le public, et qui se retourne, tantôt pour lécher et tantôt pour mordre. L’ingratitude est chez lui aussi dominante que le mauvais goût. Ses mœurs et ses livres inspirent également le mépris et la haine. L’exécration générale dans laquelle est ce malheureux, ne me laisse pas soupçonner que vous ayez avec lui aucun commerce.
Je pourrai bien vous donner un jour une pièce encore sans femmes. Je serai le poète d’Hercourt (2) ; mais je serai sûrement toujours votre ami. C’est un titre dont je me flatte pour la vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – C’est-à-dire du collège d’Harcourt. (G.A.)
à M. Thieriot.
16 Mars.
Mon cher ami, vous avez bien gagné à mon silence. Emilie a entretenu la correspondance.
N’admirez-vous pas sa lumière,
Son style aisé, sublime, et net,
Sa plume, ou solide, ou légère,
Traitant de science ou d’affaire,
D’un madrigal ou d’un sonnet ?
Elle écrit pourtant pour Voltaire.
Louis quinze a-t-il, en effet,
Quelque semblable secrétaire,
Soit d’Etat, soit de cabinet ?
Ces petits vers une fois passés, vous saurez que vos lettres m’ont fait autant de plaisir que les siennes ont dû vous en faire. Si j’étais un Descartes, vous seriez mon P. Mersenne (1). J’ai été accablé de maladies et d’occupations. Je m’étais donné tout cela et je m’en suis tiré. Etes-vous content de la dédicace du temple d’Alzire à la déesse de Cirey, et de la post-face à M. Thieriot, et du petit grain d’avertissement ? Eh ! Vite, que Demoulin transcrive, et que La Serre approuve, et que Prault imprime : car je crois que Demoulin le surintendant a donné ses faveurs à Prault.
Homme faible : Vous laisserez-vous persuader qu’il faut que Gusman interrompe Alzire, pour lui dire une quinauderie ? Et ne sentez-vous pas combien ce vers,
S’il en est, après tout, qui tiennent lieu d’amour,
est pris dans le caractère de la personne, qui ne doit avoir aucune adresse, et rien que de la vérité ?
Triumvirat très aimable, il y a des cas où je suis votre dictateur.
………. Une Espagnole eût promis davantage ;
………………………………………………….
Je n’ai point leurs mœurs
(Acte IV, sc. II)
est très français. Cette phrase est de toutes les langues. Lisez la grammaire, à l’article des pronoms collectifs.
Compte à jamais au moins sur ma reconnaissance,
est un vers faible et plat, s’il est seul, à peu près comme le seraient beaucoup de vers de Racine. Mais,
………… Tantum series juncturaque pollet !
Tantum de medio sumptis accedit honaris !
(Hor., de Art.poet.)
Que ces vers plats se rebondissent du voisinage des autres !
Compte à jamais au moins sur ma reconnaissance,
Sur la foi, sur les vœux qui sont en puissance,
Sur tous les sentiments du plus juste retour,
S’il en est, après tout, qui tiennent lieu d’amour.
Voilà qui devient coulant et harmonieux, par les traits consécutifs et par la figure ménagée jusqu’au bout de la phrase.
Bauche va réimprimer Zaïre, je la corrige. Prault réimprimera la Henriade ; je la corrige aussi. Je corrige tout, hors moi. Savez-vous bien que je retouche, et que ce sera une de mes moins mauvaises filles ?
J’ai lu Jules César. Est-ce M. Algarotti qui a lui-même traduit son italien ? Apprenez que ce Vénitien-là a fait des dialogues sur la lumière, où il y a malheureusement autant d’esprit que dans les Mondes, et beaucoup plus de choses utiles et curieuses.
J’ai lu Zaïre anglaise : elle m’a enchanté plus qu’elle n’a flatté mon amour-propre. Comment ! des Anglais tendres, naturels ! without bombast ! without similes at the end of octs ! Quel est donc ce M. Hill (2) Quel est ce gentilhomme (3) qui a joué Orosmane sur le théâtre des comédiens ? Cet honneur fait aux arts ne sera-t-il pas consacré dans le Pour et Contre ? Autrefois ce Pour et Contre avait été contre Zaïre ; ah ! il doit faire amende honorable.
Rameau s’est marié avec Moncrif (4). Suis-je au vieux sérail ? Samson est-il abandonné ? Non ; qu’il ne l’abandonne pas. Cette forme singulière d’opéra fera sa fortune et sa gloire.
1 – Camarade de collège, ami et correspondant de Descartes. (G.A.)
2 – Traducteur de Zaïre. (G.A.)
3 – Bond. Voyez Zaïre. (G.A.)
4 - On n’a pas le fruit de cette collaboration. (G.A.)
à Mademoiselle Quinault
Cirey, 16 Mars 1736.
[Voltaire lui annonce que l’Enfant prodigue est fait, transcrit et envoyé à M. d’Argental, et qu’il paraîtra bientôt une édition corrigée de Zaïre. Il lui rappelle que c’est elle qui lui a donné le sujet de l’Enfant prodigue, et la prie de faire jouer cette pièce, mais de cacher qu’il en est l’auteur. M. d’Argental est seul dans le secret.]
à M. Thieriot.
A Cirey, le 18 Mars.
Il faut, mon ami, vous rendre compte de l’Epître à Clio. Les vers sont frappés sur l’enclume qu’avait Rousseau, quand il était encore bon ouvrier ; mais malheureusement le choix du sujet n’a pas ce piquant qu’il faut pour le monde. C’est le chef-d’œuvre d’un artiste fait pour des artistes seulement. Tout s’y trouve, hors le plaisir qu’il faut à des lecteurs oisifs. J’admirerai toujours cet écrit, excepté la bataille (1) ; mais nos Français veulent en tout genre de l’intérêt et des grâces. Il en faut partout, sans quoi le beau n’est que beau.
Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto,
Et quocumque volent, animum auditoris agunto.
Hor., de Arte poet.
Dites-lui combien j’estime sa précision, sa netteté, sa force, son tour heureux, naturel, son style châtié. Ajoutez à cela que je suis très fâché qu’il déshonore un si bon ouvrage par des éloges dont il rougit. S’il ne voulait qu’un asile heureux et fait pour un philosophe, au lieu d’une place inutile et qui n’a plus que du ridicule, je trouverais bien le secret de le mettre en état de ne plus louer indignement.
Voici un petit quatrain en réponse à l’honneur qu’il m’a fait de m’envoyer son Epître.
Lorsque sa muse courroucée
Quitta le coupable Rousseau,
Elle te donna son pinceau,
Sage et modeste La Chaussée.
Il ne faut pas oublier M. de Verrières, car nous devons encourager la jeunesse.
Elève heureux du dieu le plus aimable,
Fils d’Apollon, digne de ses concerts,
Voudriez-vous être encor plus louable ?
Ne me louez pas tant, travaillez plus vos vers.
Le plus bel arbre a besoin de culture ;
Emondez-moi ces rameaux trop épars ;
Rendez leur sève et plus forte et plus pure.
Il faut toujours, en suivant la nature,
La corriger ; c’est le secret des arts.
C’est ce qui fait que je me corrige tous les jours moi et mes ouvrages.
Vous trouverez sur une dernière feuille une chose que je n’avait faite de ma vie, un sonnet (2). Présentez-le au marquis, ou non marquis, Algarotti, et admirez avec moi son ouvrage sur la lumière. Ce sonnet est une galanterie italienne. Qu’il passe par vos mains, la galanterie sera complète.
1 – Où il célèbre Rousseau. (G.A.)
2 – Voyez ce sonnet aux POESIES MELEES. (G.A.)
à Madame la Marquise du Deffand
A Cirey, par Vassy en Champagne, 18 Mars.
Une assez longue maladie, madame, m’a empêché de répondre plus tôt à la lettre charmante dont vous m’avez honoré. Vous devez vous intéresser à cette maladie ; elle a été causée par trop de travail. Eh ! Quel objet ai-je dans tous mes travaux que l’envie de vous plaire, de mériter votre suffrage ? Celui que vous donnez à mes Américains, et surtout, à la vertu tendre et simple d’Alzire, me console bien de toutes les critiques de la petite ville qui est à quatre lieues de Paris, à cinq cents lieues du bon goût, et qu’on appelle la cour. Je ferai ce que je pourrai assurément pour rendre Gusman plus tolérable. Je ne veux point me justifier sur un rôle qui vous déplaît ; mais Grandval ne m’a-t-il pas fait aussi un peu de tort ? N’a-t-il pas outré le caractère ? N’a-t-il pas rendu féroce ce que je n’ai prétendu peindre que sévère ? Vous pensâtes, dites-vous, dès les premiers vers, que ce Gusman ferait pendre son père. Eh ! Madame, le premier vers qu’il dit est celui-ci :
Quand vous priez un fils, seigneur, vous commandez.
Alzire, acte I, sc.I.
N’a-t-il pas l’autorité de tous les vices-rois du Pérou ? Et cette inflexibilité ne peut-elle pas s’accorder avec les sentiments d’un fils ! Silly et Marius aimaient leur père.
Enfin la pièce est fondée sur le changement de son cœur ; et si le cœur était doux, tendre, compatissant au premier acte, qu’auraient-on fait au dernier ?
Permettez-moi de vous parler plus positivement sur Pope. Vous me dites que l’amour social fait que tout ce qui est est bien. Premièrement ce n’est point ce qu’il nomme amour social (très mal à propos) qui est, chez lui, le fondement et la preuve de l’ordre de l’univers. Tout ce qui est est bien, parce qu’un Etre infiniment sage en est l’auteur : et c’est l’objet de la première Epître. Ensuite il appelle amour social, dans l’Epître dernière, cette Providence bienfaisante par laquelle les animaux servent de subsistance les uns aux autres. Milord Shaftesbury, qui, le premier, a établi une partie de ce système, prétendait avec raison que Dieu avait donné à l’homme l’amour de lui-même pour l’engager à conserver son être ; et l’amour social, c’est-à-dire un instinct très subordonné à l’amour-propre et qui se joint à ce grand ressort, est le fondement de la société.
Mais il est bien étrange d’imputer à je ne sais quel amour social dans Dieu cette fureur irrésistible avec laquelle toutes les espèces d’animaux sont portées à s’entre-dévorer. Il paraît du dessein à cela, d’accord ; mais c’est un dessein qui assurément ne peut être appelé amour.
Tout l’ouvrage de Pope fourmille de pareilles obscurités. Il y a cent éclairs admirables qui percent à tous moments cette nuit, et votre imagination brillante doit les aimer. Ce qui est beau et lumineux est votre élément. Ne craignez point de faire la disserteuse ; ne rougissez point de joindre aux grâces de votre personne la force de votre esprit ; faites des nœuds avec les autres femmes, mais parlez-moi raison.
Je vous supplie, madame, de me ménager les bontés de M. le Président Hénault (1) ; c’est l’esprit le plus droit et le plus aimable que j’aie jamais connu. Mille respects et un éternel attachement.
1 – Il était l’amant de la marquise. (G.A.)
à M. Thieriot.
Cirey, ce 20 Mars.
J’ai lu, mon cher plénipotentiaire, la critique que fait M. Prévost de nos Américains. Il ne la fait pas assurément en homme de l’autre monde, mais comme un Français très poli. Les Desfontaines doivent dire :
Nous seuls en ces climats nous sommes les barbares.
ALZIRE, acte I, sc. I.
Je suis encore plus obligé à M. Prévost de ses critiques que de ses louanges. Il ne faut être que le Mercure galant, de Visé, pour louer ; mais, pour critiquer avec finesse et sans blesser, il faut avoir l’esprit bien délicat et bien poli. Je ne suis pas de son avis sur bien des choses ; mais mon estime pour lui a redoublé par le même endroit qui rend d’ordinaire les auteurs irréconciliables.
La plupart des critiques que vous m’avez envoyées m’ont paru fausses, et sont démontrées telles aux yeux d’Emilie, car il lui faut des démonstrations.
Que feront les comédiens après Pâques ? Que fait Rameau ? Voilà deux grands objets. Voyez-vous, mon ami, les Américains et Samson ? hoc est pour moi omnis homo. Avez-vous écrit à Tom Grignon pour nos estampes (1) ? Savez-vous des nouvelles de la Zaïre anglaise ? Hélas ! Sera-t-elle déshonorée par une traduction d’Abensaïd ? C’est envoyer ma Zaïre laver la vaisselle, que de la mettre à côté de cet Aben. Quand est-ce donc que les élus et les réprouvés seront séparés ?
La pauvre pièce que cette Didon ! Ne me décelez pas (2) ; cela serait horrible. Fari quœ sentiat est ma devise avec vous. Répondez à ma dernière. Je vous embrasse.
1 – Pour la Henriade, éditée par Prault. (G.A.)
2 – C’est-à-dire par Le Blanc, auteur d’Abensaïd. (G.A.)
3 – Voyez, aux FACETIES, le Fragment d’une lettre sur Didon. (G.A.)