CORRESPONDANCE - Année 1736 - Partie 3

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Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

à M. Prault (1)

A Cirey, ce 9 Février 1736.

 

 

          Les prières de M. d’Argental, monsieur, seront toujours des ordres pour moi, et la réputation de probité et d’intelligence que vous avez n’est pas une moindre recommandation. Je serai charmé que ceux qui feront imprimer Alzire vous donnent la préférence.

 

          A l’égard du recueil de mes tragédies, il faut que je passe beaucoup de temps à les corriger, avant d’oser les donner au public. L’intérêt d’un libraire doit être qu’un auteur travaille soigneusement ses ouvrages. Je ne peux vous être utile qu’en tâchant de mériter par un travail long et assidu l’indulgence du public.

 

          Je suis, monsieur, de tout mon cœur votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Le libraire, MM. de Cayrol et A. François ont édité ce billet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Roque

A Cirey, ce 10 Février.

 

 

          Je suis bien fâché, monsieur, qu’un peu d’indisposition m’empêche de vous écrire de ma main. Je n’ai que la moitié du plaisir, en vous marquant ainsi combien je suis sensible à vos politesses. Il est bien doux de plaire à un homme qui, comme vous, connaît et aime tous les beaux-arts (1), Vous me rappelez toujours, par votre goût, par votre politesse, et par votre impartialité, l’idée du charmant M. de La Faye, qu’on ne peut trop regretter. Je pense bien comme vous sur les beaux-arts.

 

 

Vers enchanteurs, exacte prose,

Je ne me borne point à vous ;

N’avoir aucun goût, c’est peu de chose ;

Beaux-arts, je vous invoque tous.

Musique, danse, architecture,

Art de graver, docte peinture,

Que vous m’inspirez de désirs !

Beaux-arts, vous êtes des plaisirs ;

Il n’en est point qu’on doive exclure.

 

 

          Je voudrais bien, monsieur, vous envoyer quelques-unes de ces bagatelles pour lesquelles vous avez trop d’indulgence ; mais vous savez que ces petits vers, que j’adresse quelquefois à mes amis, respirent une liberté dont le public sévère ne s’accommoderait pas. Si, parmi ces libertins, qui vont toujours nus, il s’en trouve quelques-uns vêtus à la mode du pays, j’aurai l’honneur de vous les envoyer.

 

          Je suis, monsieur, avec toute l’estime qu’on ne peut vous refuser, et avec une amitié qui mérita la vôtre, etc.

 

 

 

 

 

à M. l’Abbé D’Olivet

A Cirey, ce 12 Février.

 

 

          Si vous avez eu la goutte, dans votre séjour du tumulte et de l’inquiétude, j’ai eu la fièvre, mon cher abbé, dans l’asile de la tranquillité. Si bene calculum ponas, ubique naugragium invenies. Mais il faut absolument que je vous apprenne que, pendant mon indisposition, madame la marquise du Châtelet daignait me lire, au chevet de mon lit. Vous allez croire peut-être qu’elle me lisait quelque chant de l’Arioste, ou quelqu’un de nos romans. Non ; elle me lisait les Tusculanes de Cicéron ; et, après avoir goûté tous les charmes de cette belle latinité, elle examinait votre traduction, et s’étonnait d’avoir du plaisir en français. Il est vrai qu’en admirant l’éloquence de ce grand homme, cette beauté de génie, et ce caractère vrai de vertu et d’élévation qui règne dans cet ouvrage, et qui échauffe le cœur, sans briller d’un vain éclat ; après, dis-je, avoir rendu justice à cette belle âme de Cicéron, et au mérite comme à la difficulté d’une traduction si noble, elle ne pouvait s’empêcher de plaindre le siècle des  Cicéron, des Lucrèce, des Hortensus, des Varron, d’avoir une physique si fausse et si méprisable ; et malheureusement ils raisonnaient en métaphysique tout aussi faussement qu’en physique. C’est une chose pitoyable que toutes ces prétendues preuves de l’immortalité de l’âme alléguées par Platon. Ce qu’il y a de plus pitoyable peut-être est la confiance avec laquelle Cicéron les rapporte. Vous avez vous-même, dans vos notes, osé faire sentir le faible de quelques-unes de ces preuves, et, si vous n’en avez pas dit davantage, nous nous en prenons à votre discrétion. Enfin le résultat de cette lecture était d’estimer le traducteur autant que nous méprisons les raisonnements de la philosophie ancienne. Mon lecteur ne pouvait se lasser d’admirer la morale de Cicéron, et de blâmer ses raisonnements. Il faut avouer, mon cher abbé, que quelqu’un qui a lu Locke, ou, plutôt, qui est son Locke à soi-même, doit trouver les Platon des discoureurs, et rien de plus. J’avoue qu’en fait de philosophie, un chapitre de Locke ou de Clarke est, par rapport au bavardage de l’antiquité, ce que l’optique de Newton est par rapport à celle de Descartes. Enfin vous en penserez ce qu’il vous plaira ; mais j’ai cédé au désir de vous dire ce qu’en pense une femme conduite par les lumières d’une raison que l’amour-propre n’égare point, qui connaît les philosophes anciens et modernes, et qui n’aime que la vérité. J’ai cru que c’était une chose flatteuse et rare pour vous d’être estimé d’une Française presque seule capable de connaître votre original.

 

          On doit vous avoir rendu votre malheureux livre de la Vie de Vanini. L’autre exemplaire n’était pas encore arrivé à Paris. Ainsi je reprends le pardon que je vous demandais de ma méprise.

 

          Avez-vous lu la traduction de l’Essai de Pope sur l’homme ? C’est un beau poème, en anglais, quoique mêlé d’idées bien fausses sur le bonheur. Adieu ; augmentez mon bonheur en m’écrivant.

 

          J’ai bien des anecdotes sur Corneille, et sur Racine, et sur la littérature du beau siècle passé. Vous devriez augmenter mon magasin.

 

 

1 – La Roque avait le privilège du Mercure. (G.A.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, ce 12 Février 1736.

 

 

          Vous avez dû recevoir de moi d’énormes paquets, mon cher ami, ceci ne sera qu’un petit verre d’eau des Barbades après un long repas.

 

          Je reçois la vôtre du 8 : je répondrai, quand je me porterai bien, à cet Anglais qui écrit mieux que moi en français. Je crois l’homme dont vous me parlez très coupable, mais il est assez puni par notre succès.

 

          Ma grande affaire à présent, est que vous engagiez Dufresne et la Gaussin à apprendre les changements que j’ai faits au quatrième acte, et que les comédiens, avant de jouer l’Indiscret, me renvoient les feuilles imprimées et corrigées de ma main que le souffleur doit avoir.

 

          J’attends avec la dernière impatience la copie de ma pièce ; mais entre quelles mains est-elle ? Comment l’aurai-je ?

 

          Adieu, mon cher ami, je souffre bien de vous écrire si peu ; mes respects à Pollion.

 

 

 

 

 

à M. ***(1)

A Cirey,  Février.

 

 

          Ma santé, qui est devenue déplorable, ne me permet guère, mon cher monsieur, d’entrer avec vous dans de grands détails, au sujet de M. le Franc, que je n’ai jamais offensé. Il peut, tant qu’il voudra, travailler contre moi, et vendre quelques brochures contre un homme qu’il ne connaît pas. Cela ne me fait rien. Sa haine m’est aussi indifférente que votre amitié m’est chère. S’il me hait, il est assez puni par le succès d’Alzire ; à lui  permis de se venger en tâchant de la décrier.

 

          Quant à l’argent que me devait ce pauvre M. de La Clède, je trouve dans mes papiers (car je suis un homme d’ordre, quoique poète) que je lui avais prêté, par billet, trois cents livres, que le libraire Legras m’a rendues ; et, le lendemain, je lui prêtai cinquante écus, sans billet. Si vous pouviez, en effet, faire payer ces cinquante écus, je prendrais la liberté de vous supplier très instamment d’en acheter une petite bague d’antique, et de prier madame Berger de vouloir bien la porter au doigt, pour l’amour de M. de La Clède et pour le mien. Ce M. Berger est un homme que j’aime et que j’estime infiniment, et je vous aurais bien de l’obligation si vous l’engagiez à me faire cette galanterie. C’est un des meilleurs juges que nous ayons en fait de beaux-arts.

 

Qu’est devenue la mascarade de Servandoni ? On dit qu’Alzirette est de Le Franc (2)

 

          Je suis trop languissant pour vous en dire davantage.

 

 

1 – Sans doute à M. Berger. (G.A.)

 

2 – Cette parodie était de Panard, Parmentier, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’Abbé Le Blanc

 

 

          Je n’ai reçu qu’hier, monsieur, le présent et la lettre dont vous m’avez honoré. J’ai lu avec beaucoup d’attention votre tragédie d’Abensaïd ; je trouve que c’est un tableau d’une ordonnance belle et hardie, et dont toutes les figures sont très animées. Il me paraît que vous entendez parfaitement la conduite du théâtre ; et je ne conçois pas comment les comédiens ont pu faire quelque difficulté.

 

          Je suis aussi flatté de votre lettre, monsieur, que je suis content de votre pièce. La plupart des auteurs sont les ennemis de ceux qui courent la même carrière ; ils se font des guerres honteuses qui déshonorent les talents. Il est bien triste de voir des gens de lettres perdre à se nuire, à se déchirer réciproquement, le temps qu’ils devraient employer à faire les délices et l’instruction des hommes, et que ceux qui ont le plus d’esprit passent souvent leur vie à se rendre le jouet des sots. Je suis charmé, monsieur, que ce vice de l’envie, qui est le poison de la littérature, soit si loin d’infecter votre génie. Je trouve avec plaisir dans votre caractère les sentiments vertueux de votre ouvrage.

 

          Nous avons partagé les Indes entre nous : votre muse est au Mogol, et la mienne au Pérou. Rome et la Grèce semblent épuisées. Il est temps de s’ouvrir de nouvelles routes. Je vous exhorte à marcher dans cette carrière. Pour moi, je ne crois pas que j’y rentre. Les genres d’études où je m’applique présentement ne sont guère compatibles avec les vers. Mais si je n’en fais plus, je les aimerai toujours ; les vôtres me seront chers, et je vous supplierai de vouloir bien m’envoyer ce que vous ferez de nouveau.

 

          Madame la marquise du Châtelet, dont l’esprit universel embrasse tous les arts, et qui sait juger de Virgile comme de Locke, en connaissance de cause, pense de la même manière que moi sur votre pièce. Si mon suffrage est peu de chose, le sien doit être d’un grand poids.

 

          J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec bien de l’estime, votre, etc. VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

à M. de Cideville

Ce 22 Février.

 

 

          Mon aimable et respectable ami, voilà trois de vos lettres auxquelles une de ces maladies de langueur que vous me connaissez m’a empêché de répondre. Tandis que monsieur votre père souffrait, à quatre-vingts ans, des coups de bistouri, et réchappait d’une opération, moi je dépérissais de ces maux d’entrailles qui sont à l’épreuve du bistouri. Peut-être, depuis votre dernière lettre, avez-vous perdu monsieur votre père. En ce cas, je reprends vigueur, en reprenant l’espérance qu’enfin vous vivrez pour vous, pour les belles-lettres, pour vos amis surtout, et que la déesse de Cirey pourra vous voir dans son temple. Je suis persuadé que vous ne m’avez pas assez méprisé pour penser que je pusse quitter un moment Cirey, pour aller jouir des vains applaudissements du parterre et de

 

 

          ……………………. Je ne sais quel amour

          Que la faveur publique ôte et donne en un jour (1).

 

 

          Si j’allais à Paris, ce ne serait que parce qu’il est sur le chemin de Rouen. Vous m’avez bien connu, vous avez toujours adressé vos lettres à Cirey, malgré les indignes gens qui disaient que j’avais été à Paris.

 

          Je vous répondrai peu de chose sur Jore. Il s’est très mal comporté avec moi dans l’affaire des Lettres philosophiques. Je lui ai donné de l’argent depuis peu ; mais, pour l’édition d’Alzire, je l’abandonne à Demoulin, qui n’a pas assez bonne opinion de lui pour la lui confier.

 

          Un article plus important, c’est Linant. J’ai toujours affecté de ne vous en point parler, voulant attendre que le temps fixât mes idées sur son compte. Il m’avait marqué bien peu de reconnaissance, à Paris ; et déjà enflé du succès d’une tragédie qu’il n’a jamais achevée, il m’écrivit de Rouen, après six mois d’oubli, un petit billet en lignes diagonales, où il me disait qu’il ferait bientôt jouer sa pièce, et qu’il me rendrait l’argent que je lui avais, disait-il, prêté. Je dissimulai ce trait d’ingratitude et d’impertinence ; et, toujours prêt à pardonner à la jeunesse, quand elle a de l’esprit, je le fis entrer chez madame la marquise du Châtelet, malgré l’exclusion du maître de la maison, malgré le défaut qu’il a dans les yeux et dans la langue, et malgré la profonde ignorance dont il est. A peine a-t-il été établi dans la maison, qu’oubliant qu’il était précepteur et aux gages de madame du Châtelet, oubliant le profond respect qu’il doit à son nom et à son sexe, il lui écrivit un jour une lettre, d’une terre voisine où il était allé de son chef, et fort mal à propos. La lettre finissait ainsi : « l’ennui de Cirey est de tous les ennuis le plus grand, sans signer, sans mettre un mot de convenance. Les personnes (2) chez qui il écrivit cette lettre, et auxquelles il eut l’imprudence de la montrer, dirent à madame la marquise du Châtelet qu’il le fallait chasser honteusement. Je fis suspendre l’arrêt, et je lui épargnai même les reproches. On ne lui parla de rien, et il continua de se conduire comme ferait un ami chez son ami, croyant que c’était là le bel air, parlant toujours du cher Cideville, du pauvre Cideville, et pas une fois de M. de Cideville, à qui il doit autant de respect que de reconnaissance et d’amitié.

 

          Madame du Châtelet, indignée, a toujours voulu vous écrire et le chasser. J’ai apaisé sa colère, en lui représentant que c’était un jeune homme (il a pourtant vingt-sept ans passés) qui n’avait que de l’esprit et point d’usage du monde ; que, d’ailleurs, il était né sage ; qu’enfin, si elle n’avait pas besoin de lui, il avait besoin d’elle ; qu’il mourrait de faim ailleurs, grâce à sa paresse et à son ignorance ; qu’il fallait essayer de le corriger, au lieu de le punir ; qu’à la vérité, il ne rendrait jamais dans une maison aucun de ces petits services par où l’on plaît à tout le monde, et dont la faiblesse de sa vue et la pesanteur de sa machine le rendent incapable ; mais qu’il savait assez de latin pour l’apprendre, au moins conjointement avec son fils ; qu’il lui apprendrait à penser, ce qui vaut mieux que du latin, et que je me chargeais de lui faire sentir la décence et les devoirs de son état.

 

          C’est dans ces circonstances, mon tendre et judicieux ami, qu’il m’a demandé de faire entrer sa sœur dans la maison. Il est vrai que, depuis quelque temps, il se tient plus à sa place ; mais il n’a pas encore effacé ses péchés. J’ai ouï dire d’ailleurs que sa sœur était encore plus fière que lui. J’ai vu de ses lettres ; elle écrit comme une servante. Si avec cela elle pense en reine, je ne vois pas ce qu’on pourra faire d’elle.

 

          Après toutes ces représentations, souffrez que je vous dise que vous êtes d’autant plus obligé d’avertir Linant d’être modeste, humble et serviable, que ce sont vos bontés qui l’ont gâté. Vous lui avez fait croire qu’il était né pour être un Corneille, et il a pensé que, pour avoir broché, à peine en trois ans, quatre malheureux actes d’un monstre qu’il appelait tragédie, il devait avoir la considération de l’auteur du Cid. Il s’est regardé comme un homme de lettres et comme un homme de bonne compagnie, égal à tout le monde. Vos louanges et vos amitiés ont été un poison doux qui lui a tourné la tête. Il m’a haï, parce que je lui ai parlé franc. Méritez à votre tour qu’il vous haïsse, ou il est perdu. Je lui ai déjà dit qu’il était impertinent qu’il parlât de son cher et de son pauvre Cideville, et de Formont, à qui il a des obligations. Je lui ai fait sentir tous ses devoirs ; je lui ai dit qu’il faut savoir le latin, apprendre à écrire, et savoir l’orthographe, avant de faire une pièce de théâtre, et qu’il doit se regarder comme un homme qui a son esprit à cultiver et sa fortune à faire. Enfin, depuis quinze jours, il a pris des allures convenables. Le voilà en bon train ; encouragez-le à la persévérance ; un mot de votre main fera plus que tous mes avis.

 

          En voilà beaucoup pour un malade ; la tête me tourne ; j’enrage. Voilà quatre feuilles d’écrites sans vous avoir parlé de vous. Adieu ; mille amitiés au philosophe Formont et au tendre du Bourg-Theroulde.

 

 

1 – Néron dit dans Britannicus :

            Que le hasard nous donne et nous  ôte en un jour. (G.A.)

 

2 – C’était chez madame de Le Neuville. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, ce 22 Février. (1)

 

 

          Je suis bien languissant, mon cher ami ; il faut que j’ordonne à mon cœur de n’être point bavard avec vous, cette poste-ci.

 

          Ma santé ne m’a pas permis de retoucher la dédicace et le discours que je vous adresse ; mais je persiste, pour de très bonnes raisons, à faire paraître ces deux pièces, attendu que j’aime la vérité et que je ne crains point mes ennemis.

 

          Toute peine mérite salaire. Launai a acquis mon mépris et mon indignation pour l’infâme conduite qu’il a tenue avec moi ; mais il lui faut un présent pour avoir lu Alzire aux comédiens ; ce n’est pas à lui, mais à moi que je le donne.

 

          J’ai songé à faire une autre galanterie à Berner.

 

          Qu’est-ce qu’Alzirette à la Foire ? On dit qu’elle est de Le Franc ; je le voudrais.

 

          Voici un paquet pour M. des Alleurs, s’il n’est pas encore parti pour Constantinople (2) ; s’il l’est, vous aurez la bonté de l’envoyer par la poste, par la voie de Marseille.

 

          Je suis bien surpris de ne pas recevoir de nouvelles de M. votre frère ; c’est la première fois qu’un débiteur s’est plaint de n’entendre pas parler de son créancier.

 

          Ménagez-moi toujours des juges et des amis comme Pollion et le petit B… (3).

 

          Vous avez sans doute montré les deux discours (4) aux deux respectables frères (5), à qui j’ai tant d’obligation.

 

          Vous avez dû recevoir de la main d’Emilie une lettre, qui vous dédommagera de tous les petits articles laconiques de ce billet-ci.

 

          Adieu ; dans l’état de langueur où je suis, je crains bien d’aimer trop la vie. Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Il fallait y représenter la France. (G.A.)

 

3 – Ballot. (G.A.)

 

4 – Pour être imprimés avec Alzire. (G.A.)

 

5 – D’Argental et Pont de Veyle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le Chevalier Falkener

A Cirey, en Champagne, ce 22 Février 1736

 

 

          Now the honest, the good and plain philosopher of Wendsworth, represents his king and country, and is equal to the Grand-Seignior. Certainly England is the only country where commerce and virtue are to be rewarded with such an honour. If any grief (concern) rests still upon my mind, my dear friend (for frien you are, tho’ a minister), it is that I am unable to be a witness of your new sort of glory and felicity. Had I not regulated my life after a way which makes me a kind of solitaire, I would fly to that nation of savage slaves, whom I hate, to see the man I love. What would my entertainment be ! and how full the overflowings of my heart, in contemplating my dear Falkener, amidst so many Infidels of all hues, smiling with his humane philosophy at the superstitious follies that reign on the one side at Stamboul, and on the other at Galata ! I woult not admire, as milady Mary Worthley Montagu says,

 

 

The vizir proud, distinguished from the rest ;

Six slaves in gay attire, his bridle hod,

His bridle rich with gems, his stirrups gold !

 

 

          For, how the devil ! Should I admire a slave upon a horse ? My friend Falkener I should admire !

 

          But I must bid adieu ! to the  great town of Constantin, and stay in my little corner of the world, in that very same castle where you were invited to come in you, ay to Paris, in case you should have taken the road of Calais to Marseille. Your taking an other way, was certainly a sad disappointment for me, and especially tp tjat lady who makes use of your Locke and of more of your other books. Upon my word ! a Franch lady who reads Newton, Locke, Addison and Pope, and who retires from the bubbles and the stunning noise of Paris, to cultivate in the country the great and amiable genius she is born with, is more valuable than your Constantinople and all the Turkish empire !

 

          You may confidently write to me, by the way of Marseille, chez madame la marquise du Châtelet, à Cirey, en Champagne. Be sure I shall not stir from that spot of ground, before the favour of your letter comes to me.

 

          You well see, perhaps, a renegado, the bastard offspring of an Irishman, who went at Paris, by, the name of Makarty ; a busy, bold, stirring and not a scrupulous man. He had the nonour, by chance, of being known to the marquise du Châtelet ; but was expelled from her house for his rogueries and impudence, before he left Paris, with two young men in debt, whom he seduced to turn musulmen. His story and his character must be known at Constantinople. I would fain know what sort of life he leads now with the followers of Mohammed. But, what concerns me much more, what I long more to be informed o f is, whether you are as happys as you seem to be.  Have you got a little private seraglio ? or, are you to be married ? Are you over-stoked with business ? Does your indolence or laziness comply with your affairs ? Do you drink much of that good Cyprus wine ? For my part, I am here too happy, though my health is ever very weak :

 

Excepto quod non simul esses, cætera lætus.

 

          Addio ! mio carissimo ambasciadore : Addio : le baccio umilmente le mani ! L’amo, e la reverisco (1) !

 

 

1 – TRADUCTION : Voilà donc l’honnête, le bon et simple philosophe de Wandworth, qui représente son roi et son pays, et est l’égal du Grand-Seigneur ! Certainement l’Angleterre est le seul pays où le commerce et la vertu sont récompensés avec autant d’éclat. Je n’ai qu’un seul chagrin, mon cher ami, car vous êtes bien mon ami, quoique ministre, c’est de ne pouvoir être témoin de votre nouvelle gloire et de votre bonheur. Si je ne m’étais pas fait un plan de vie qui fait de moi une espèce de solitaire, j’aurais volé vers ce pays d’esclaves sauvages que je déteste, pour aller voir l’homme que j’aime. Que je serais heureux ! Avec quelles délices mon cœur s’épancherait en voyant mon cher Falkener, au milieu de tant d’infidèles de toutes couleurs, sourire avec sa philosophie si humaine de toutes les folies superstitieuses qui règnent d’un côté à Stamboul, et de l’autre à Galata ! Je n’admirerais pas, comme milady Mary Worthley Montagu, « le superbe vizir se distinguant de la foule, six esclaves élégamment parés tenant la bride de son cheval, ses rênes ornées de pierreries et ses étriers d’or ; » car, comment diable ! pourrais-je admirer un esclave monté sur un cheval ? Ce que j’admirerais, c’est mon ami Falkener.

 

          Mais il faut que je dise adieu à la grande ville de Constantin, et que je reste dans mon petit coin du monde, dans ce même château où vous fûtes invité à venir, lorsque vous allâtes à Paris, si par bonheur vous eussiez pris la route de Calais à Marseille. Mais vous prîtes un autre chemin ; ce fut assurément un cruel mécompte pour moi et surtout pour cette jeune dame qui use familièrement de votre Locke et même de vos autres écrivains. Par ma foi, une Française qui lit Newton, Locke, Addison et Pope, et qui laisse les bagatelles et le fracas étourdissant de Paris pour cultiver à la campagne le grand et aimable génie qu’elle a reçu de la nature, vaut mieux que votre Constantinople et l’empire turc tout entier.

 

          Vous pouvez m’écrire en toute assurance par Marseille, chez madame la marquise du Châtelet à Cirey, en Champagne,. Soyez certain que je ne bougerai pas de ce coin de terre avant d’être favorisé d’une lettre de vous.

 

          Vous verrez peut-être un renégat, bâtard d’un Irlandais, qui vint à Paris sous le nom de Makarty,  homme intrigant, hardi, remuant et très peu scrupuleux. Il eut par hasard l’honneur d’être connu de la marquise du Châtelet ; mais il fut chassé de sa maison pour ses friponneries et son insolence, avant d’avoir quitté Paris avec deux jeunes gens endettés, qu’il voulait par ses manœuvres convertir à Mahomet. Son histoire et sa réputation doivent être connues à Constantinople. Je serais curieux de savoir quelle espèce de vie il mène à présent parmi les disciples du prophète. Mais ce qui m’intéresse beaucoup plus, ce qui me préoccupe bien plus vivement, c’est de savoir si vous êtes aussi heureux que vous semblez l’être. Avez-vous un petit sérail particulier, ou bien songez-vous à vous marier ? Etes-vous accablé d’affaires ? Comment votre indolence, vos paresses s’accommodent-elles de vos travaux ? Buvez-vous beaucoup de ce bon vin de Chypre ? Quant à moi, je suis ici trop heureux, quoique ma santé soit toujours très faible :

 

          Excepto quod non simul esses, cætera lætus.

 

          Adieu, adieu, mon cher ambassadeur ; adieu, je baise bien humblement les mains à votre seigneurie. Je l’aime et la révère.

 

(A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le Comte d’Argental.

A Cirey, le 27 Février.

 

          Ma destinée sera donc toujours d’avoir des remerciements à vous faire, des pardons à vous demander, et de nouvelles importunités à vous faire essuyer ! Je sais quelle est votre bonté et votre indulgence, et qu’on prend toujours bien son temps avec vous ; mais quelles circonstances que celles où vous  êtes, pour que vous soyez tous les jours fatigué de querelles et de dénonciations des libraires, et que j’y ajoute encore de nouveaux contre-temps au sujet de ces pauvres Américains ! Mais enfin, quand on a débauché une fille, on est obligé de nourrir l’enfant, et d’entrer dans les détails du ménage. C’est vous qui avez débauché Alzire ; pardonnez-moi donc toutes mes importunités.

 

          J’ai reçu enfin la copie de la pièce, telle qu’elle est jouée. Nous avons examiné la chose avec attention, madame du Châtelet et moi, et nous avons été également frappés de la nécessité de restituer bien des choses à peu près comme elles étaient ; par exemple, nous avons lu, au quatrième acte :

 

ALZ.              Compte après cet effort, sur un juste retour.

GUZM.                    En est-il donc, hélas ! qui tienne lieu d’amour ?

 

          Bon Dieu ! Que dirait Despréaux, s’il voyait Alzire prononcer un vers aussi dur, et Gusman répondre en doucereux ? Au nom du bon goût, laissez les choses dans leur premier état. Quelle différence ! Ne la sentez-vous pas ?

 

          J’insiste encore sur le cinquième acte ; il est si écourté, si rapide, qu’il ne nous a fait aucun effet. On craint les longueurs au théâtre, mais c’est dans les endroits inutiles et froids. Voyez que de vers débite Mithridate en mourant : sont-ils aussi nécessaires que ceux de Gusman ? Quel outrage à toutes les règles que Montèze ne paraisse pas avec Gusman, et n’embrasse pas ses genoux ! Je l’avais fait dire aux comédiens, mais inutilement ; tout le monde croit que c’est ma faute ; j’en reçois tous les jours des reproches. Je vous conjure enfin de presser M. Thieriot ou M. La Mare d’exiger tous ces changements.

 

          Je sais qu’on fait bien d’autres critiques ; mais, pour satisfaire les censeurs, il faudrait refondre tout l’ouvrage, et il serait encore bien plus critiqué. C’est au temps seul à établir la réputation des pièces, et à faire tomber les critiques.

 

          M. et Mme du Châtelet ont approuvé l’Epître dédicatoire. A l’égard d’un Discours apologétique que j’adressais à M. Thieriot, je ne suis pas encore bien décidé si j’en ferai usage ou non. Je ne répondrai jamais aux satires qu’on fera sur mes ouvrages ; il est d’un homme sage de les mépriser ; mais les calomnies personnelles, tant de fois imprimées et renouvelées, connues en France et chez les étrangers, exigent qu’on prenne une fois la peine de les confondre. L’honneur est d’une autre espèce que la réputation d’auteur ; l’amour-propre d’un écrivain doit se taire, mais la probité d’un homme accusé doit parler, afin qu’on ne dise pas :

 

 

          ……………….. Pudet hæc opprobria nobis

          Et dici potuisse, et non potuisse repelli. (Ovid., Métam, liv. I.)

 

 

          Reste à savoir si je dois parler moi-même, ou m’en remettre à quelque autre ; c’est sur quoi j’attends votre décision.

 

          Pardon de ma longue lettre et de tout ce qu’elle contient. Madame du Châtelet, qui pense comme moi, mais qui me trouve un bavard, vous demande pardon pour mes importunités. Elle obtiendra ma grâce de vous. Elle fait mille compliments aux deux aimables frères, pour qui j’aurai toujours la plus tendre amitié et la plus respectueuse reconnaissance.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

A Cirey, le 26 Février.

 

 

          Je ne me porte guère bien encore. Raisonnons pourtant, mon cher ami. Pas un mot de Samson aujourd’hui, s’il vous plaît ; tout sera pour Alzire : je viens de la recevoir ; c’était de vous que je l’attendais ; je suis au désespoir qu’elle ait été en d’autres mains qu’entre les vôtres et celles de M. d’Argental. Ce sont des profanes qui se sont emparés de mes vases sacrés ; et vous, mon grand-prêtre, vous ne les avez pas eus dans votre sacristie !

 

          Demoulin est une tête picarde que je laverais bien, mais qu’il faut ménager, parce qu’il a le cœur bon, et que, de plus, il a mon bien entre ses mains. Dieu veuille qu’il y soit plus sûrement que mes Américains ! C’est un honnête homme ; mais je ne sais s’il entend les affaires mieux que le théâtre. Il m’aime ; il faut lui passer bien des choses. J’ai été confondu, je vous l’avoue, de voir les négligences barbares dont la précipitation avec laquelle on m’a joué a laissé ma pièce remplie ; elle en est défigurée. J’ai été bien fâché, je vous l’avoue. J’ai fait sur-le-champ un bel écrit à trois colonnes pour être envoyé à M. d’Argental, à vous et aux comédiens. Demoulin en est chargé. De plus, j’écris à chaque acteur en particulier. Enfin, s’il en est temps, il faut réparer ces fautes ; il y en a d’énormes. Croyez-moi, j’ai mis mes raisons en marge. Je serai bien piqué si l’on ne se prête pas à la justice que je réclame, et je suis sûr que la pièce tombera, si elle n’est tombée. Je sais que toutes ces fautes ont été bien senties et bien relevées à la cour. Mon cher ami, il faut presser Sarrazin, Grandval, mademoiselle Gaussin, Legrand (1), de se rendre à mes remontrances. C’est là où j’ai besoin de votre éloquence persuasive. La dédicace à madame la marquise du Châtelet doit absolument paraître ; le prêtre et la déesse le veulent.

 

          Pour l’épître que je vous adressais, je ne suis pas encore décidé. Je suis convaincu qu’il faut une apologie. Qu’on attaque mes ouvrages, je n’ai rien à répondre ; c’est à eux à se défendre bien ou mal : mais qu’on attaque publiquement ma personne, mon honneur, mes mœurs, dans vingt libelles dont la France et les pays étrangers sont inondés, c’est signer ma honte que de demeurer dans le silence. Il faut opposer des faits à la calomnie ; il faut imposer silence au mensonge. Je ne veux, il est vrai, d’aucune place ; mais quelle est celle où j’oserais prétendre, si ces calomnies n’étaient pas réfutées ? Je veux qu’on dise : Il n’est pas de l’Académie, parce qu’il ne le désire pas ; et non pas qu’on dise : Il serait refusé. C’est ne me point aimer que de penser autrement, et je suis sûr que vous m’aimez. L’exemple de l’abbé Prévost ne me paraît pas fait pour moi. Je ne sais s’il a dit ou dû dire : Je suis honnête homme ; mais je sais, moi, que je le dois dire, et que ce n’est pas une chose à laisser conclure comme une proposition délicate. Mes mœurs sont directement opposées aux infâmes imputations de mes ennemis. J’ai fait tout le bien que j’ai pu, et je n’ai jamais fait le mal que j’ai pu faire. Si ceux que j’ai accablés de bienfaits et de services sont demeurés dans le silence contre mes ennemis, le soin de mon honneur me doit faire parler, ou quelqu’un doit être assez juste, assez généreux pour parler pour moi.

 

          Pourquoi sera-t-il permis d’imprimer que j’ai trompé un libraire, que j’ai retenu des souscriptions (2), et ne me sera-t-il pas permis de démontrer la fausseté de cette accusation ? Pourquoi ceux qui la savent la tairont-ils ? L’innocence, et j’ose dire la vertu, doit-elle être opprimée, calomniée, par la seule raison que mes talents m’ont rendu un homme public ? C’est cette raison-là même qui doit m’élever la voix, ou qui doit dénouer la langue de ceux qui me connaissent. Que m’importe que dom Prévost, qui n’a point d’ennemis, ait écrit quelque chose ou non sur son compte ? Que me fait son aventure d’une lettre de change à Londres ? Qu’il se disculpe devant les jurés ; mais, moi, je suis attaqué dans mon honneur par des ennemis, par des écrivains indignes ; je dois leur répondre hardiment, une fois dans ma vie, non pour eux, mais pour moi. Je ne crains point Rousseau, je le méprise ; et tout ce que j’ai dit dans mon épître (3) est vrai ; reste à savoir s’il faut que ce soit moi ou un autre qui ferme la bouche au mensonge. Si dom Prévost voulait entrer dans ces détails, dans une feuille consacrée, en général, à venger la réputation des gens de lettres calomniés, il me rendrait un service que je n’oublierais de ma vie. La matière d’ailleurs est belle et intéressante. Les persécutions faites aux auteurs de réputation ont mérité des volumes. Si donc je suis assuré que le Pour et Contre parlera aussi fortement qu’il est nécessaire, je me tairai, et ma cause sera mieux entre ses mains que dans les miennes ; mais il faut que j’en sois sûr.

 

          Quel est le malheureux auteur de cet Observateur polygraphique (4) ? Ne serait-ce point l’abbé Desfontaines ? C’est assurément quelque misérable écrivain de Paris. Il ne sait donc pas que vous êtes mon ami intime, mon plénipotentiaire, mon juge ? Voilà vos qualités sur le Parnasse.

 

          P.-S. Madame la marquise du Châtelet veut absolument que mon apologie paraisse en mon nom ; cela n’empêcherait pas les bons offices du Pour et Contre.

 

 

1 –Voyez, tome III, la distribution des rôles dans Alzire. (G.A.)

 

2 – Il s’agit de l’affaire Jore, et des souscriptions pour la Henriade. (G.A.)

 

3 – C’est le discours préliminaire en tête d’Alzire, lequel était composé sous la forme d’une lettre à Thieriot. (G.A.)

 

4 – Journal publié à Amsterdam et attribué à Jacques de Varenne. (G.A.)

 

CORRESPONDANCE - 1736-3

 

 

 

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