CORRESPONDANCE - Année 1736 - Partie 2

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Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Ce…1736.(1)

 

 

          Vous protégez une cause et vous rapportez un procès (2) dont l’issue me fait trembler. Que ne puis-je mériter tout ce que vous daignez faire pour moi ! Mais il ne m’est pas si aisé de faire de bons vers qu’à vous de rendre de bons offices. Je ne vois plus qu’un Ahan ! Je tâche au hasard de vous satisfaire ; jugez de tout ce que je vous envoie.

 

          Je pencherais pour remettre le troisième acte suivant les scènes ci-jointes ; il me semble que la scène du père ne fait pas un mauvais effet. Ce n’est point un bas et lâche politique ; c’est un homme devenu européan et chrétien, qui fait tout pour sa fille, qui ne veut que son bonheur. L’amour paternel intéresse toujours. Cette nouvelle leçon que reçoit Alzire de son père sur ses nouveaux devoirs, produit encore dans son cœur un combat qui rend son entrevue avec son amant plus intéressante. L’absence du père, qui est au conseil, rend cette entrevue vraisemblable. Tout ce qui me fâche, c’est que Montèze, qui doit garder sa fille à vue, ne paraît point à la fin de l’acte avec Gusman et Alvarez ; mais c’est précisément parce qu’Alvarez et Gusman sont là que le père y est inutile. D’ailleurs, si c’est un défaut, ce défaut subsistait de même dans la première manière.

 

          Madame du Châtelet approuve que ce troisième acte commence de la façon dont je vous l’envoie ; c’est un peu de peine de plus pour le seul Le Grand ; mais il la prendra volontiers, s’il croit que cette augmentation embellira son rôle. Il y a même dans ce morceau des choses qu’il peut rendre pathétiques ; enfin, ce biais nous sauve de la triste et inutile Céphane.

 

          Si j’étais auprès de vous, mon cher et respectable bienfaiteur, que j’aimerai toute ma vie, j’exécuterais vos ordres plus promptement, et vos lumières m’éclaireraient de plus près ; mais il n’y a que la persécution qui puisse jamais me tirer de Cirey.

 

          Mille tendres respects à madame de Ferriol et à M. de Pont de Veyle. Messieurs de Richelieu et Hénault ont-ils lu cette pièce ?

 

 

1 – Cette lettre, éditée par MM. De Cayrol et A. François sous la date de 1735, nous semble être du commencement de 1736. (G.A.)

 

2 – D’Argental, alors conseiller d’honneur au parlement, suivait les répétitions d’Alzire à la Comédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 22 Janvier.

 

 

          J’ai passé toute la journée, mon cher ami, à éplucher de la métaphysique, à corriger les Américains, à répéter une très mauvaise comédie (1) de ma façon, que nous jouons à Cirey. (N.B qu’Emilie est encore une actrice admirable.) Je finis ma journée en recevant votre épître du 19. Mon cher Thieriot, que voulez-vous que je vous dise ? Je n’ai plus de termes pour vous exprimer combien je vous aime. Il faut répondre en bref. Je prie les comédiens de ne point prendre le double, et j’ai écrit déjà très fortement sur cela à M. d’Argental.

 

          Pour la jolie Dangeville, elle fait bien de l’honneur à l’Indiscret. Dites-lui, cher ami, que je la remercie de vouloir embellir de sa figure et de son action cette bagatelle. Si j’avais pu prévoir autrefois que ce rôle serait joué par elle, je l’aurais fait bien meilleur ; mais il faudra absolument retrancher beaucoup d’une très longue scène du valet de l’Indiscret et de Julie (2). Cette scène est injouable, telle qu’elle est. Je ne vous ferai point aujourd’hui de dissertation sur l’opéra, parce que

 

 

Pluribus attentus, minor est ad singula sensus.

 

 

          Vous pouvez me confier ce secret de plaire aux grands. Je l’embrasserai avec l’avidité d’un homme qui souhaite passionnément de rester dans un pays habité par Emilie et par vous. Dites-moi ce que c’est que ces deux lettres. Comptez que je n’abuserai pas de votre confiance. Vous pouvez hardiment tout dire à un homme qui se tairait dans Paris, et qui n’a personne avec qui bavarder ici. Encore un coup, confiez-moi hardiment un secret qui m’est important, à moins que vous ne me preniez pour le héros de la pièce (3) qu’a demandé la reine. J’ai lu les lettres de Pope (4) ; « sed plura at adnother time. I am yours for ever, and more your friend than ever. »

 

 

1 – L’Echange, qu’on baptisait alors le Comte de Boursoufle. (G.A.)

 

2 – Il n’y a plus de Julie dans l’Indiscret. (G.A.)

 

3 – L’Indiscret. (G.A.)

 

4 – L’Essai sur l’Homme. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 25 Janvier.

 

 

          Nous avons joué notre tragédie, mon charmant ami, et nous n’avons point été sifflés. Dieu veuille que le parterre de Paris soit aussi indulgent que celui de nos bons Champenois ! Je suis bien fâché, pour l’honneur des belles-lettres, que Le Franc fasse de si mauvaises manœuvres pour m’accabler. En sera-t-il plus haut quand je serai plus bas ? Forcer mademoiselle Dufresne (1) à ne point jouer dans ma pièce, c’est ôter le maréchal de Villars au roi, dans la campagne de Denain. Le rôle était fait pour elle, comme Zaïre était taillée pour la gentille Gaussin. Mon cher Thieriot, vous connaissez mon cœur ; je voudrais réussir sans que Le Franc tombât. J’aime tant les beaux-arts que je m’intéresserais même au succès de mes rivaux. La lettre que j’ai écrite aux comédiens n’était point ironique. Le ton modeste doit être le mien, et celui de tout homme qui se livre au public. J’ose croire que ce même public, informé du plagia de Le Franc, et de la tyrannie qu’il a voulu exercer sur moi, s’empressera de me venger en me faisant grâce ; et, si la pièce est applaudie, je dirai grand merci à Le Franc. Voilà comment les ennemis peuvent être utiles. Que je vous ai d’obligation, mon cher et solide ami, d’encourager notre petite Américaine Gaussin, et de l’élever un peu sur les échasses du Cothurne ! « You must exalt her tenderness into a kind of savage loftiness and natural grandeur ; let her enforce her own characte(2) ». Mettez-lui bien le coeur, ou plutôt quelque chose de mieux, au ventre ; voilà du Ballot (3) tout pur. Faites-bien mes compliments à cette imagination naturelle et vive, qui, comme vous, juge bien de tous les arts. Est-il vrai que Desfontaines est puni de ses crimes, pour avoir fait une bonne action ? On dit qu’on va le condamner aux galères, pour avoir tourné l’Académie française en ridicule, après qu’il a impunément outragé tant de bons auteurs et trahi ses amis. Est-il vrai que le libraire Ribou est arrêté ? Adieu ; écrivez-moi tout ce que j’attends de vous.

 

          Dites à monsieur votre frère que la fermière de M. d’Estaing nous fait enrager. Je lui en écrirai un mot.

 

          Adieu ; Emilie a joué son rôle comme elle fait tout le reste. Ah ! qu’il vaut mieux se borner au plaisir de la société, que de se faire le Sani sérieux, et le bouffon tragique d’un parterre tumultueux ! Emilie vous aime. Vale.

 

 

1 – Madame Quinault-Dufresne. (G.A.)

 

2 – « Donnez à sa tendresse le genre de chaleur et d’élévation naturelles à un caractère passionné mais sauvage ; qu’elle se surpasse dans son rôle ».

 

3 – Ballot-l’Imagination, ami de Thieriot. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Berger

A Cirey, Janvier.

 

De ton Bernard (1)

J’aime l’’esprit ;

J’aime l’écrit

Que, de sa part,

Tu viens de mettre avec ta lettre.

C’est la peinture

De la nature ;

C’est un tableau

Fait par Watteau.

Sachez aussi

Que la déesse

Enchanteresse

De ce lieu-ci,

Voyant l’espèce

De vers si courts

Que les Amours

Eux-mêmes ont faits,

A dit qu’auprès

De ces vers nains,

Vifs et badins,

Tous les plus longs,

Faits par Voltaire,

Ne pourraient guère

Etre aussi bons.

 

 

          Mille compliments à notre ami Bernard, de ce qu’il cultive toujours les muses aimables. Je ne sais pas pourquoi le public s’obstine à croire que j’ai fait Montézume. La scène est au Pérou, messieurs, séjour peu connu des poètes. La Condamine mesure ce pays, les Espagnols l’épuisent, et moi je le chante. Dieu me garde des sifflets ! Le Franc fait bien tout ce qu’il peut pour m’attirer cette aubade ; il empêche mademoiselle Dufresne de jouer. Je ne sais si le rôle est propre pour mademoiselle Gaussin. Si je ne suis pas sifflé, voilà une belle occasion d’écrire à M. Sinetti, l’Américain. Adieu ; je ne me porte guère bien. Adieu, charmant correspondant.

 

 

1 – Berger avait envoyé à Voltaire le Hameau de Gentil-Bernard. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Asselin

A Cirey, le 29 Janvier.

 

 

          Je fais trop de cas de votre estime pour ne vous avoir pas importuné un peu au sujet des mauvais procédés de l’abbé Desfontaines ; mais j’avais envie, monsieur, de vous faire voir que je ne me plaignais point sans sujet. Je vous supplie de me renvoyer la lettre de madame la marquise du Châtelet. J’apprends que l’abbé Desfontaines est malheureux, et, dès ce moment, je lui pardonne. Si vous savez où il est, mandez-le moi. Je pourrai lui rendre service, et lui faire voir, par cette vengeance, qu’il ne devait pas m’outrager. Je sais que c’est un précepteur du collège des jésuites qui a fait imprimer le Jules César. C’est un homme de mauvaises mœurs, qui est, dit-on, à Bicêtre. Est-il possible que la littérature soit souvent si loin de la morale ! Vous joignez, monsieur, l’esprit à la vertu ; aussi rien n’égale l’estime avec laquelle je serai toute ma vie, etc.

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 2 Février.

 

 

          Mon cher ami, quelque vivacité d’imagination qu’ait le petit La Mare, je suis bien sûr qu’il ne vous a point dit combien je suis pénétré de tout ce que vous avez fait pour nos Américains. Vous avez servi de père à mes enfants ; l’obligation que je vous en ai est un plaisir plus sensible pour moi que le succès de ma pièce. J’attends avec impatience les détails que vous m’en apprendrez. Le divin M. d’Argental m’en a déjà appris de bons. Le petit La Mare était si ému du gain de la victoire, qu’il savait à peine ce qui s’était passé dans le combat. Il m’a dit, en général, que Le Franc avait été battu, et que vous chantiez le Te Deum. Mandez-moi, je vous prie, si M. de La Popelinière est content ; car ce n’est qu’un De profundis qu’il faut chanter, si je n’ai pas son suffrage. Je crois que le petit La Mare mériterait à présent son indulgence et sa protection ; il m’a paru avoir une ferme envie d’être honnête homme et sage. On a été fort content de lui à Cirey. Il ne peut rien faire de mieux que de vous voir quelquefois, et de prendre vos avis.

 

          Je n’ai pu avoir de privilège pour Jules César. Il n’y aura qu’une permission tacite ; cela me fait trembler pour Samson. Les héros de la fable et de l’histoire semblent être ici en pays ennemi. Malgré cela, j’ai travaillé à Samson dès que j’ai su que nous avions gagné la bataille au Pérou ; mais il faut que Rameau me seconde, et qu’il ne se laisse pas assommer par toutes les mâchoires d’ânes qui lui parlent. Peut-être que mon dernier succès lui donnera quelque confiance en moi. J’ai examiné la chose très mûrement ; je ne veux point donner dans des lieux communs. Samson n’est point un sujet suscptible d’un amour ordinaire. Plus on est accoutumé à ces intrigues, qui sont toutes les mêmes sous des noms différents, plus je veux les éviter. Je suis très fortement persuadé que l’amour, dans Samson, ne doit être qu’un moyen et non la fin de l’ouvrage. C’est lui et non pas Dalila qui doit intéresser. Cela est si vrai, que, si Dalila paraissait au cinquième acte, elle n’y ferait qu’une figure ridicule. Cet opéra, rempli de spectacle, de majesté, et de terreur, ne doit admettre l’amour que comme un divertissement. Chaque chose a son caractère propre. En un mot, je vous conjure de me laisser faire de l’opéra de Samson une tragédie dans le goût de l’antiquité. Je réponds à M. Rameau du plus grand succès, s’il veut joindre à sa belle musique quelques airs dans un goût italien mitigé. Qu’il réconcilie l’Italie avec la France. Encouragez-le, je vous prie, à ne pas laisser inutile une musique si admirable. Je vous enverrai incessamment l’opéra tel qu’il est. Je suis comme un homme qui a des procès à tous les tribunaux. Vous êtes mon avocat ; Pollion est mon juge. Tâchez de me faire gagner ma cause auprès de lui. Adieu, charmant et unique ami.

 

 

 

 

à M. Berger

A Cirey… Février.

 

 

          Le succès de nos Américains est d’autant plus flatteur pour moi, mon cher monsieur, qu’il justifie votre amitié pour ma personne, et votre goût pour mes ouvrages. J’ose vous dire que les sentiments vertueux qui sont dans cette pièce sont dans mon cœur ; et c’est ce qui fait que je compte beaucoup plus sur l’amitié d’une personne comme vous, dont je suis connu, que sur les suffrages d’un public toujours inconstant, qui se plaît à élever des idoles pour les détruire, et qui, depuis longtemps, passe la moitié de l’année à me louer, et l’autre à me calomnier. Je souhaiterais que l’indulgence avec laquelle cet ouvrage vient d’être reçu pût encourager notre grand musicien Rameau à reprendre en moi quelque confiance, et à achever son opéra de Samson, sur le plan que je me suis toujours proposé. J’avais travaillé uniquement pour lui. Je m’étais écarté de la route ordinaire dans le poème, parce qu’il s’en écarte dans la musique. J’ai cru qu’il était temps d’ouvrir une carrière nouvelle à l’opéra comme sur la scène tragique. Les beautés de Quinault et de Lulli sont devenues des lieux communs. Il y aura peu de gens assez hardis pour conseiller à M. Rameau de faire de la musique pour un opéra dont les deux premiers actes sont sans amours ; mais il doit être assez hardi pour se mettre au-dessus du préjugé. Il doit m’en croire et s’en croire lui-même. Il peut compter que le rôle de Samson, joué par Chassé (1), fera autant d’effet, au moins, que celui de Zamore, joué par Dufresne. Tâchez de persuader cela à cette tête à doubles croches ; que son intérêt et sa gloire l’encouragent ; qu’il me promette d’être entièrement de concert avec moi ; surtout qu’il n’use pas sa musique, en la faisant jouer de maison en maison ; qu’il orne de beautés nouvelles les morceaux que je lui ai faits. Je lui enverrai la pièce quand il le voudra ; M. de Fontenelle en sera l’examinateur. Je me flatte que M. le prince de Carignan la protégera, et qu’enfin ce sera de tous les ouvrages de ce grand musicien celui qui, sans contredit, lui fera le plus d’honneur.

 

          A l’égard de M. de Marivaux, je serais très fâché de compter parmi mes ennemis un Homme de son caractère, et dont j’estime l’esprit et la probité. Il y a surtout dans ses ouvrages un caractère de philosophie, d’humanité et d’indépendance, dans lequel j’ai trouvé avec plaisir mes propres sentiments. Il est vrai que je lui souhaite quelquefois un style moins recherché, et des sujets plus nobles ; mais je suis bien loin de l’avoir voulu désigner, en parlant des comédies métaphysiques (2). Je n’entends par ce terme que ces comédies où l’on introduit des personnages qui ne sont point dans la nature, des personnages allégoriques, propres, tout au plus, pour le poème épique, mais très déplacés sur la scène, où tout doit être peint d’après nature. Ce n’est pas, ce me semble, le défaut de M. de Marivaux ; je lui reprocherais, au contraire, de trop détailler les passions, et de manquer quelquefois le chemin du cœur, en prenant des routes un peut trop détournées. J’aime d’autant plus son esprit, que je le prierais de le moins prodiguer. Il ne faut point qu’un personnage de comédie songe à être spirituel ; il faut qu’il soit plaisant malgré lui, et sans croire l’être ; c’est la différence qui doit être entre la comédie et le simple dialogue. Voilà mon avis, mon cher monsieur, je le soumets au vôtre.

 

          J’avais prêté quelque argent à feu M. de La Clède, mais sans billet ; je voudrais en avoir perdu dix fois davantage, et qu’il fût en vie. Je vous supplie de m’écrire tout ce que vous apprendrez au sujet de mes Américains. Je vous embrasse tendrement.

 

          Qu’est devenu l’abbé Desfontaines ? Dans quelle loge a-t-on mis ce chien qui mordait ses maîtres ? Hélas ! Je lui donnerais encore du pain, tout enragé qu’il est. Je ne vous écrits point de ma main, parce que je suis un peu malade. Adieu.

 

 

1 – Célèbre chanteur, mort en 1786. (G.A.)

 

2 – C’était bien Marivaux que Voltaire avait voulu piquer. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 6 Février.

 

 

          Vous m’avez écrit, non une lettre, mais un livre plein d’esprit et de raison. Faut-il que je n’y réponde que par une courte lettre qu’un peu de maladie m’empêche encore d’écrire de ma main ? Si vous voyez MM. de Pont de Veyle et d’Argental, dont les bontés me sont si chères, dites-leur que c’est moi qui ai perdu ma mère (1). Ce premier devoir rendu, dites bien à Pollion que les louanges du public sont, après les siennes, ce qu’il y a de plus flatteur. J’ai lu l’épître charmante de mon saint Bernard. Je n’ai encore ni le temps ni la santé de lui répondre. Il a fallu écrire vingt lettres par jour, retoucher les Américains, corriger Samson, raccommoder l’Indiscret. Ce sont des plaisirs, mais le nombre accable et épuise. Le plus grand de tous a été de faire l’Epître dédicatoire à madame la marquise du Châtelet, et un discours (2) que je vous adresserai à la fin de la tragédie.

 

          Je vous envoie la dédicace, l’autre discours n’est pas encore fini. Dites-moi d’abord votre avis sur cette dédicace de mon Temple ; elle n’est pas digne de la déesse. C’était à Locke à lui dédier l’Entendement humain, et je dis bien : « Domina, non sum dignus, sed tantum dic verbo. »

 

          Après avoir eu la permission de M. et de madame du Châtelet de leur rendre cet hommage, il faut encore que le public le trouve bon. Examinez donc ce petit écrit scrupuleusement ; pesez-en les paroles. J’ose supplier M. de La Popelinière de se joindre à vous, et de vouloir bien me donner ses avis. Si vous me dites tous deux que la chose réussira, je ne craindrai plus rien. J’envoie aujourd’hui aux comédiens les corrections de l’Indiscret ; je les prie, en même temps, de souffrir, pour le plaisir du public et pour leur avantage, que le public voie mademoiselle Dangeville en culotte.

 

          Je leur envoie aussi quelques changements pour le quatrième acte d’Alzire ; vous en trouverez ici la copie ; ils me paraissent nécessaires ; ce sont des charbons que je jette sur un feu languissant. Je vous supplie d’encourager Zamore (3) et Alzire à se charger de ces nouveautés.

 

          Je ferai tenir, par la première occasion, l’opéra de Samson ; je viens de le lire avec madame du Châtelet, et nous sommes convenus l’un et l’autre que l’amour, dans les deux premiers actes, ferait l’effet d’une flûte au milieu des tambours et des trompettes. Il sera beau que deux actes se soutiennent sans jargon d’amourette, dans le temple de Quinault. Je maintiens que c’est traiter l’amour avec le respect qu’il mérite, que de ne le pas prodiguer et de ne le faire paraître que comme un maître absolu. Rien n’est si froid quand il n’est pas nécessaire. Nous trouvons que l’intérêt de Samson doit tomber absolument sur Samson, et nous ne voyons rien de plus intéressant que ces paroles :

 

Profonds abîmes de la terre, etc.

 

(Acte V, sc. I.)

 

 

          De plus, les deux premiers actes seront très courts, et la terreur théâtrale qui y règne sera, pour la galanterie des deux actes suivants, ce qu’une tempête est à l’égard d’un jour doux qui la suit. Encouragez donc notre Rameau à déployer avec confiance toute la hardiesse de sa musique. Vous voilà, mon cher ami, le confident de toutes les parties de mon âme, le juge et l’appui de mes goûts et de mes talents. Il ne me manque que celui de vous exprimer mon amitié et mon estime. Dès que j’aurai un quart d’heure à moi, je vous enverrai des fragments de l’histoire du Siècle de Louis XIV, et d’un autre ouvrage aussi innocent que calomnié (4).

 

          Je voudrais bien pouvoir convertir M. le garde des sceaux. Les persécutions que j’ai essuyées sont bien cruelles. Je me plaindrais moins de lui, si je ne l’estimais pas. J’ose dire que, s’il connaissait mon cœur, il m’aimerait, si pourtant un ministre peut aimer.

 

 

 

1 – Madame de Ferriol, sœur du cardinal de Tencin, et mère de d’Argental et de Pont de Veyle, morte le 2 Février. (G.A.)

 

2 – Il est en tête d’Alzire, mais le nom de Thieriot n’y figure pas. (G.A.)

 

3 – C’est-à-dire Dufresne. Le rôle d’Alzire était rempli par mademoiselle Gaussin. (CL.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 6 Février.

 

 

          Je suis toujours un peu malade, mon cher ami. Madame la marquise du Châtelet lisait hier, au chevet de mon lit, les Tusculanes de Cicéron, dans la langue de cet illustre bavard ; ensuite elle lut la quatrième Epître de Pope, sur le Bonheur. Si vous connaissez quelque femme à Paris qui en fasse autant, mandez-le-moi.

 

          Après avoir ainsi passé ma journée, j’ai reçu votre lettre du 5 Février ; nouvelles preuves de votre tendresse, de votre goût et de votre jugement. Je vais me mettre tout de bon à retoucher Alzire, pour l’impression ; mais il faudrait que j’eusse une copie conforme à la manière dont on la joue. Samson devait partir par cette poste, mais je suis obligé de dicter mes lettres, et j’occupe à vous faire parler mon cœur la main qui devait transcrire mes sottises philistines et hébraïques. En attendant, je vous envoie le Discours apologétique que je compte faire imprimer à la suite d’Alzire. Je remplis en cela deux devoirs ; je confonds la calomnie, et je célèbre votre amitié.

 

          J’attends avec impatience le sentiment de Pollion et le vôtre sur ma dédicace à madame du Châtelet. Je veux vous devoir l’honneur de pouvoir dire à M. de La Popelinière dorénavant :

 

 

Albi, nostrorum sermonum candide judex.

 

(Hor. Ep IV, lib. I.)

 

 

          Son bon mot sur Pauline et sur Alzire est une justification trop glorieuse pour moi ; c’est peut-être parce qu’il n’a vu jouer Pauline que par mademoiselle Duclos, vieille, éraillée, sotte, et tracassière, qu’il donne la préférence à Alzire, jouée par la naïve, jeune et gentille Gaussin. Dites de ma part à cette Américaine :

 

 

Ce n’est pas moi qu’on applaudit,

C’est vous qu’on aime et qu’on admire ;

Et vous damnez, charmante Alzire,

Tous ceux que Guzman convertit.

 

 

          De Launai (1) se damne d’une autre façon par les perfidies les plus honteuses. Il y a longtemps que je sais de quoi il est capable ; et, dès que j’ai su que Dufresne lui avait confié la pièce, j’ai bien prévu l’usage qu’il en ferait. Je ne doute pas qu’il ne la fasse imprimer furtivement, et qu’il n’en fasse quelque malheureuse parodie. Il a déjà fait celle de Zaïre, dans laquelle il a eu l’insolence de mettre M. Falkener sur le théâtre, par son propre nom (2). C’est ce même Falkener, notre ami, qui est aujourd’hui ambassadeur à Constantinople, et qui demanderait, aussi bien que la nation anglaise, justice de cette infamie, si l’auteur et l’ouvrage n’étaient pas aussi obscurs que méchants. Ce qui est étonnant, c’est que monsieur le lieutenant de police (3) ait permis cet attentat public contre toutes les lois de la société. Voyez si on peut prévenir de pareils coups, par vos amis et les miens. Cependant je destinais à ce malheureux de Launay un petit présent, pour reconnaître la peine qu’il avait prise de lire ma pièce aux comédiens. L’abbé Moussinot devait le porter chez vous ; apparemment il vous parviendra ces jours-ci. C’est la seule vengeance que je veux prendre de de Launai ; il faut le payer de sa peine, et l’empêcher d’ailleurs de faire du mal.

 

          Je crois au petit La Mare un caractère bien différent. Il me paraît sentir vivement l’amitié et la reconnaissance ; mais j’ai peur qu’il ne gâte tout cela par de l’étourderie, de l’impolitesse, et de la débauche. Je lui ai recommandé expressément de vous voir souvent, et de ne se conduire que par vos conseils. C’est le seul moyen par où il puisse me plaire. Je crois bien qu’il n’est pas encore digne d’entrer dans le sanctuaire de Pollion ; il faut qu’il fasse pénitence à la porte de l’église, avant de participer aux saints mystères.

 

          Ce que vous me mandez de M. l’abbé de Rothelin me touche et me pénètre. Quoique des faveurs publiques de sa part fussent bien flatteuses, ses bontés en bonne fortune me le sont infiniment. Tout ceci me fait songer à M. de Maisons, son ami. Mon Dieu, qu’il aurait été aise du succès d’Alzire ! Qu’il m’en eût aimé davantage ! Faut-il qu’un tel homme nous soit enlevé (4) !

 

          Mandez-moi, mon cher ami, avec votre vérité ordinaire, et sans aucune crainte, tout ce qu’on dit de moi. Soyez très persuadé que je n’en ferai jamais qu’un usage prudent, que je ne songerai qu’à faire taire le mal, et à encourager le bien. Faîtes-moi connaître, sans scrupule, mes amis et mes ennemis, afin que je force les derniers à ne point me haïr, et que je me rende digne des autres.

 

          Je voudrais bien qu’en me renvoyant ma pièce, vous pussiez y joindre quelques notes de Pollion et des vôtres. Que dites-vous du petit La Mare, qui ne m’a point encore écrit ? Il n’avait rien de particulier à dire à Rameau ; je ne l’avais chargé que de compliments. Les négociations ne sont confiées qu’à vous.

 

          Savez-vous bien ce qui m’a plu davantage dans votre lettre ? C’est l’espérance que vous me donnez de venir apporter un jour vos hommages à la divinité de Cirey. Vous y verriez une retraite de hiboux, que les Grâces ont changée en un palais d’Albane. Voici quatre vers que fit Linant, ces jours passés, sur le château :

 

 

Un voyageur, qui ne mentit jamais,

Passe à Cirey, s’arrête, le contemple ;

Surpris, il dit : C’est un palais ;

Mais, voyant Emilie, il dit que c’est un temple (5).

 

 

          Vous m’avouerez que voilà un fort joli quatrain. Vous en verrez d’autres, si vous venez jamais dans cette vallée de Tempé ; mais Pollion ne voudra jamais vous prêter pour quinze jours.

 

          J’ai peur de ne vous avoir point parlé des vers (6) que l’aimable Bernard a faits pour moi. Vous savez tout ce qu’il faut lui dire.

 

          Adieu ; je souffre, mais l’amitié diminue tous les maux.

 

 

1 – Cette quatrième Epître appartient à l’Essai sur l’Homme. (Cl.)

 

2 – Auteur du Paresseux. (G.A.)

 

3 – Cette parodie, intitulée le Temple du Goût, était de d’Allainval. Falkener y figurait sous le nom de Kafener. (G.A.)

 

4 – Ce retour vers l’ami perdu le lendemain d’un succès honore au plus haut point Voltaire. (G.A.)

 

5 – Voyez, aux Poésies, ce quatrain corrigé. (G.A.)

 

6 – A propos d’Alzire. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Pallu

A Cirey, le 9 Février.

 

 

          Un peu de maladie, monsieur, m’a privé de la consolation de vous écrire des pouilles de ma main. Je me sers d’un secrétaire ; je me donne des airs d’intendant. Hélas ! Cruel que vous êtes, c’est bien vous qui faites l’intendant avec moi, en ne répondant pas à mes requêtes ! J’avais cru vous faire ma cour et flatter votre goût en vous envoyant, il y a quelques mois, une scène (1) toute entière traduite d’un vieil auteur anglais ; mais vous ne vous souciez ni de l’Anglais ni de moi. Vous aviez promis à madame du Châtelet des petits cygnes de Moulins et des petits bateaux. Savez-vous bien que des bagatelles, quand on les a promises, deviennent solides et sacrées, et qu’il vaudrait mieux être deux ans sans se faire payer la taille aux peuples de la mère aux gaines (2), que de manquer d’envoyer des petits cygnes à Cirey ? Vous croyez donc qu’il n’y a dans le monde que des ministres, Moulins, et Versailles ?

 

          En lisant aujourd’hui des vers anglais de Pope, sur le Bonheur (3), voici comment j’ai réfuté ce raisonneur :

 

 

Pope, l’Anglais, ce sage si vanté,

Dans sa morale au Parnasse embellie,

Dit que les biens, les seuls biens de la vie,

Sont le repos, l’aisance, et la santé.

Il s’est mépris : Quoi ! dans l’heureux partage

Des dons du ciel faits à l’humain séjour,

Ce triste Anglais n’a pas compté l’amour !

Que je le plains ! il n’est heureux ni sage.

 

 

          Mettez l’amitié à la place de l’amour, et vous verrez combien vous manquez à ma félicité. Donnez-moi au moins votre protection, comme si j’étais né dans Moulins. Ayez pitié de cette pauvre Alzire, que l’on imprime, à ce qu’on m’a dit, furtivement, comme on a imprimé le Jules César. Il est bien dur de voir ainsi ses enfants estropiés. M. Rouillé peut, d’un mot, empêcher qu’on me fasse ce tort ; c’est à vous que je veux en avoir l’obligation. Si vous me rendez ce bon office, j’aurai pour vous bien du respect et de la reconnaissance ; et, si vous m’écrivez, je vous aimerai de tout mon cœur.

 

 

1 – La dernière de la Mort de César. (G.A.)

 

2 – La ville de Moulins, célèbre par sa coutellerie. Pallu en était alors intendant. (G.A.)

 

3 – Quatrième épître de l’Essai sur l’Homme. (G.A.)

 

CORRESPONDANCE - 1736-2

 

 

 

 

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