CORRESPONDANCE - Année 1736 - Partie 11
Photo de KHALAH
à M. le Comte de Forcalquier
Cirey, ce 23…. (1)
Un solitaire, monsieur, qui ne prend guère d’intérêt à ce monde qu’autant qu’on vous y rend justice et que vous y pouvez être heureux, prend une part bien sensible à la petite marque d’attention qu’on vient de vous donner (2) ; je l’appelle petite et très petite en comparaison de ce que je vous souhaite. Il y a ici une vraie philosophe qui partage bien mes sentiments pour vous. Je vous plains, monsieur, de ce que ce n’est pas elle qui vous les exprime ; vous distingueriez alors les compliments de Cirey de tous ceux que vous recevez : ils ne vous paraîtront, de ma part, que tendres et sincères ; elle les aurait ornés de l’esprit et des grâces sans lesquelles il n’est pas permis de paraître devant vous ; elle vous aurait parlé votre langage. Vous me permettrez, monsieur, à propos de tout cela, de présenter mes profonds respects à madame la duchesse de Saint-Pierre ; si je croyais que vous daignassiez vous souvenir l’un et l’autre de cet ermite, j’aurais trop de regrets.
Je vous serai attaché toute ma vie, monsieur, avec les sentiments les plus respectueux et les plus tendres.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. Nous ne garantissons pas le rang assigné à cette lettre. (G.A.)
2 – Il venait d’être compris dans une promotion de l’ordre. (G.A.)
à M. l’Abbé Moussinotl
23 Novembre.
Je demande à M. de Brézé le secret qu’il exige de moi. Je ne suis pas difficile en affaires ; mais je veux éviter toute discussion entre lui et moi. Il faut pour cela qu’il n’y ait un paiement certain d’année en année, ou de six mois en six mois, sans la moindre remise ; qu’il consente à cela par un écrit entre vos mains ; qu’il affirme, par cet écrit, qu’il n’y a aucune saisie sur les maisons que j’ai choisies pour m’être hypothéquées ; qu’il renonce à toutes lettres d’état, de répit, paiement en billets, et à autres injustices royales. Ces précautions prises, je consens à tout.
Faites une bonne œuvre, mon bon janséniste ; envoyez chercher le jeune d’Arnaud ; c’est un jeune homme qu’il faut aider, mais à qui il ne faut pas donner de quoi se débaucher. Donnez-lui, cette fois-ci, dix-huit francs ; exhortez-le sérieusement à apprendre à écrire. Assurez-le de mon amitié, et qu’il compte sur mes secours, quand je serai plus riche. Il paraît avoir de bonnes mœurs : il mérite vos conseils ; voilà les gens qu’il faut aider :
Quo mihi fortunam, si non conceditur uti ? (Hor., liv. I, ép. V.)
Et uti, c’est faire du bien, chacun selon son petit pouvoir. Je vous embrasse tendrement.
à M. Thieriot
Le 24 Novembre.
On m’a mandé que le Mondain avait été trouvé chez M. de Luçon (1) et que le président Dupuy en avait distribué beaucoup de copies. On m’en a envoyé une toute défigurée. Il est triste de passer pour un hétérodoxe, et de se voir encore tronqué, estropié, mutilé comme un auteur ancien. Je trouve qu’on a grande raison de s’emporter contre l’auteur dangereux de cet abominable ouvrage, dans lequel on ose dire qu’Adam ne se faisait point la barbe, que ses ongles étaient un peu trop longs, et que son teint était hâlé ; cela mènerait tout droit à penser qu’il n’y avait ni ciseaux, ni rasoir, ni savonnette dans le paradis terrestre ; ce qui serait une hérésie aussi criante qu’il y en ait. De plus, on suppose, dans ce pernicieux libelle, qu’Adam caressait sa femme dans le paradis. Or, dans les anecdotes de la vie d’Adam, trouvées dans les archives de l’arche, sur le mont Ararat, par saint Cyprien, il est dit expressément que le bonhomme ne b…ait point, et qu’il ne b..da qu’après avoir été chassé ; et de là vient, à ce que disent tous les rabbins, le mot b…er de misère. Ut, ut est, la hauteur et la bêtise avec laquelle un certain homme (2) a parlé à un de nos amis m’aurait donné la plus extrême indignation, si elle ne m’avait pas fait pouffer de rire.
Il n’est pas encore sûr que j’aille en Prusse. Recommandez à votre frère d’envoyer par le coche le paquet du prince philosophe ; demandez si ce prince a chez lui des comédiens français, ; en ce cas, nous lui enverrions le Prodigue pour l’amuser. Je suppose que le ministère trouve très bon ce petit commerce littéraire.
J’ai envoyé à Berlin, dans ce paquet (dont point de nouvelles), le Mondain, l’Ode à Emilie (3), la Newtonique (4), une Lettre sur Locke (5), afin de lui faire ma cour in omni genere.
De qui est donc ce beau poème didactique ? De M. de La Chaussée sans doute. Il n’y a que lui dont j’attende ce chef-d’œuvre. Mandez-moi si j’ai deviné.
Voici une copie plus exacte de la Newtonique, vous pouvez la donner ; mais il faut la commencer par des gens un peu philosophes et poètes :
…….Pauci quos æquus amavit
Jupiter ……………………….. (Æneid., lib. VI.)
Mon copiste (6), qui n’est ni poète, ni philosophe, avait mis, pour la période de vingt-six mille ans ;
Six cents siècles entiers par delà vingt-mille ans ;
Ce qui faisait quatre-vingt mille ans, au lieu de vingt-six mille : bagatelle.
Mille compliments à vous, à votre Parnasse. Si vous voyez l’aimable philosophe Mairan, dites-lui qu’il songe à moi, qu’il vous donne sa lettre. Dites que je vais à Berlin. N’écrivez plus jamais qu’à madame Faverolles, à Bar-sur-Aube ; retenez cela. Réponse sur tous les articles. Aimez-moi ; adieu, Mersenne.
1 – L’abbé de Bussy. (G.A.)
2 – Chauvelin. (G.A.)
3 – Sur le Fanatisme. (G.A.)
4 – Epître à madame du Châtelet sur Newton. (G.A.)
5 – Adressée à Formont. Voyez plus haut. (G.A.)
6 – Toujours le Champenois Céran. (G.A.)
à Mademoiselle Quinault
26 Novembre.
[Remerciement de ce qu’elle a bien voulu l’avertir de ce qui se passe (la rumeur à l’occasion du Mondain). Reproche de ce qu’elle a refusé les petites étrennes (un petit secrétariat). Annonce son départ pour la Prusse. Laisse entre ses mains les destinées de l’Enfant prodigue, pour lequel il lui fait passer différentes corrections. Eloge du Glorieux (de Destouches). Annonce qu’on décachète les lettres au bureau de la poste à Meaux. Pense qu’on a pris de travers un ouvrage très innocent (le Mondain). Laisse M. d’Argental le maître absolu de finir cette affaire très désagréable].
à M. Thieriot
A Cirey, le 27 Novembre.
Assurément vous êtes le père Mersenne : ce n’est pas tout à fait, mon cher ami, en ce que mes ennemis vous font quelquefois tomber dans leurs sentiments, comme les ennemis de Descartes entraînaient Mersenne dans les leurs ; c’est parce que vous êtes le conciliateur des muses. Je vous permets très fort d’aimer d’autres vers que les miens ; je suis une maîtresse assez indulgente pour souffrir les partages. Je suis de ces beautés qui aiment si fort le plaisir qu’elles ne peuvent haïr leurs rivales. J’aime tant les beaux vers que je les aime dans les autres ; c’est beaucoup pour un poète. Je vous fais mon compliment sur votre beau portefeuille ; je voudrais bien que le Mondain y fût, et ne fût que là. Ce petit enfant tout nu n’était pas fait pour se montrer. Mais est-il possible qu’on ait pu prendre la chose sérieusement ! Il faut avoir l’absurdité et la sottise de l’âge d’or pour trouver cela dangereux, et la cruauté du siècle de fer pour persécuter l’auteur d’un badinage si innocent, fait il y a longtemps.
Ces persécutions d’un côté, et, de l’autre, une nouvelle invitation du prince de Prusse et du duc de Holstein, me forcent enfin à partir. Je serai bientôt à Berlin. Platon allait bien chez Denis, qui assurément ne valait pas le prince de Prusse. Cela vient comme de cire ; vous serez l’agent du prince à Paris, et notre commerce en sera plus vif. Voilà un nouveau rapport entre Mersenne et vous : son pauvre ami allait errer dans les climats du Nord. Dieu veuille que quelque gelée ne me tue pas à Berlin, comme le froid de Stockholm tua Descartes !
Dites à votre frère qu’il fasse partir sur-le-champ, par le coche de Bar-sur-Aube, à l’adresse de madame du Châtelet, le nouveau paquet du prince royal pour moi. Ne manquez pas de dire à tous vos amis qu’il y a déjà longtemps que mon voyage était médité. Je serais très fâché qu’on crût qu’il entre du dégoût pour mon pays dans un voyage que je n’entreprends que pour satisfaire une si juste curiosité.
Adieu ; je pars incessamment avec un officier du prince. Nous irons à petites journées. Ecrivez-moi toujours, cela m’est important ; vous m’entendez. Une autre fois je vous parlerai de Newton et de l’Enfant prodigue. Je vous embrasse.
à M. Berger
A Cirey, le 27 Novembre.
Voici le Mondain pour ce qu’il vaut. La petite vie dont il y est parlé vaut beaucoup mieux que l’ouvrage. Je me mêle aussi d’être voluptueux ; mais je ne suis pas tout à fait si paresseux que ces messieurs dont vous faites si bien la critique, qui vantent un souper agréable en mourant de faim, et qui se donnent la torture pour chanter l’oisiveté.
Les comédiens comptaient qu’ils auraient une pièce de moi cet hiver ; mais ils ont très mal compté. Je ne fais point le fin avec vous ; je me casse la tête contre Newton, et je ne pourrais pas à présent trouver deux rimes. J’avais fait l’Enfant prodigue à Pâques dernier ; il était juste que, dans ce saint temps, je tirasse mes farces de l’Evangile. Dieu m’aida, et cela fut fait en quinze jours. Depuis ce temps je n’ai vu que des angles, des a, des b, des planètes, et des comètes. Mais Mercure n’est pas plus éloigné de Saturne que cette étude l’est d’une tragédie.
Est-il vrai que ce monstre d’abbé Desfontaines a parlé de l’Enfant prodigue ? Ce brutal ennemi des mœurs et de tout mérite saurait-il que cela est de moi ? Mettez-moi un peu au fait, je vous en prie, et continuez d’écrire à votre véritable ami.
Je vous supplie de déterrer M. Pitot, de l’Académie des sciences ; il demeure cour du Palais, chez M. Arouet, trésorier de la chambre des comptes. Rendez-lui cette lettre ; et réponse. Vale, te amo.
à M. l’Abbé du Resnel
Ce (1).
Mon cher abbé, c’est bien mal reconnaître votre présent que de vous envoyer Mariamne et Œdipe ; mais l’esprit de tolérantisme qui règne dans votre Essai sur la critique, et que j’aime en cela comme un fait de religion, me donne un peu de hardiesse.
Cœur rempli de droiture, esprit plein de justesse,
Doux et compatissant pour les fautes d’autrui ;
voilà comme vous êtes, et voilà comme il faut que vous soyez pour moi.
En vérité vous avez embelli Pope ; et je ne connais que vous dans Paris capable de ce que vous avez fait. Plus je vous lis et plus je vous vois, plus je souhaite avec passion votre amitié et votre estime.
Pardon, mon cher ami, si je ne viens pas vous dire chez vous tout ce que vous m’inspirez ; je suis lutiné par une maudite affaire qui ne me laisse pas un instant de tranquillité. Adieu, je vous embrasse mille fois.
1 – Nous n’affirmons pas que cette lettre soit à son rang. (G.A.)
à M. le Comte d’Argental.
Ce 1er Décembre 1736.
Votre ministère, à l’égard de Cirey, benefactor in utroque jure, est le même que celui des protecteurs des couronnes, à Rome. Vous veillez sur ce petit coin de terre ; vous en détournez les orages ; vous êtes une bien aimable créature. Vous sentez tout ce que je vous dois, car votre cœur entend le mien, et vous avez mesuré vos bontés à mes sentiments. Ecoutez, nous sommes dans les horreurs de Newton ; mais l’Enfant prodigue n’est pas oublié. Mandez-moi vos avis, c’est-à-dire vos ordres définitivement. Faut-il le laisser reposer, et le reprendre à Pâques ? Très volontiers ; en ce cas, nous attendrons à Pâques à le faire imprimer ; mais gare l’ami Minet (1) et les comédiens de campagne, qui en ont, dit-on, des copies ! Si vous voulez suivre le train ordinaire, et qu’on imprime à présent, renvoyez-nous la copie que vous avez, avec annotations ; il y a dans cette copie nouvelle du bon en petite quantité, qu’il faut conserver. Je crois la tournure des premiers actes meilleure de cette seconde cuvée. Je demande toujours un passeport pour M. le président, car M. le sénéchal me paraît si provincial et si antiquaille, que je ne peux m’y faire. Si vous avez quelque chose à me mander librement, vous savez le moyen, vous avez l’adresse. Au reste, je vous avertis que, quand vous voudrez avoir une tragédie, il faudra faire vos supplications à la divinité newtonienne, qui, à la vérité, souffre les vers, mais qui aime passionnément la règle de Kepler, et qui fait plus de cas d’une vérité que de Sophocle et d’Euripide.
Qu’avez-vous ordonné du sort de ce petit écrit (2) sur les trois infâmes épîtres de mon ennemi ? Vous sentez qu’on obtient aisément d’imprimer contre moi ; mais quiconque prend ma défense est sûr d’un refus. En vérité, mérité-je d’être ainsi traité dans ma patrie ? Votre amitié et Cirey me soutiennent.
Vous croyez bien que madame du Châtelet vous dit toutes les choses tendres que vous méritez.
1 – Copiste et souffleur de la Comédie française. (G.A.)
2 – L’Utile examen. (G.A.)
à M. de Mairan
A Cirey, le 1er Décembre.
J’abuse de vos bontés, monsieur ; mais vous êtes fait pour donner des lumières, et moi pour en profiter.
Sur ce que vous me dites, dans votre lettre, que vous vous êtes bien trouvé de ne jamais admettre de merveilleux mathématique, j’ai consulté le Mémoire de 1715, que vous m’indiquez, et j’y ai vu le prétendu merveilleux de la route d’Aristote réduit aux lois mathématiques. Il est clair que vous avez très bien expliqué ce qui était échappé à Tacquet et aux autres.
J’ose croire sur ce fondement que peut-être ne vous éloignerez-vous pas de mes idées sur la question d’optique que j’ai pris la liberté de vous proposer. Ni Tacquet, ni Barrow, ni Grimaldi, ni Molineux, n’ont pu la résoudre. C’était une question du ressort du P. Malebranche, mais il ne l’a point traitée ; et j’ai grand’peur qu’il ne s’y fut trompé, comme il a fait, à mon avis, sur la raison pour laquelle nous voyons le soleil et la lune plus grands à l’horizon qu’au méridien.
Je suis bien loin d’admettre du merveilleux dans ma difficulté ; ce sont les opticiens qui, en ne l’expliquant pas, en font une espèce de miracle. Il n’y a que l’obscur qui enveloppe depuis longtemps cette question. Il me paraît qu’elle en vaut la peine, et qu’elle tient à une théorie assez sûre et assez curieuse. Voulez-vous vous donner la peine de voir Grimaldi, page 312, et Barrow, ad finem lectionum ? Vous trouverez la chose très obscurément énoncée dans Barrown, et très clairement dans Grimaldi ; mais, de raisons, ni l’un ni l’autre n’en donnent. Voici le fait :
Prenez un miroir concave ; tenez votre montre dans une main, à la distance d’un demi-pied du miroir ; reculez ensuite petit à petit le miroir de votre œil : plus vous le reculez, plus votre montre vous paraît près, jusqu’à ce qu’enfin elle semble être sur la surface du miroir d’une manière très confuse ; reculez encore un peu plus, vous ne voyez plus rien du tout.
Or, lorsque vous voyez ainsi l’objet de très près, vous devriez le voir très loin, par la règle de catoptrique qui vous dit que vous verrez l’objet au point d’intersection de la perpendicule d’incidence et du rayon réfléchi. Ce point d’intersection est très loin derrière votre œil, et, malgré cela, l’objet vous semble très près. J’aurai bien de la peine à faire ma figure, car je suis très maladroit.
Le rayon parti de l’objet A fait un angle d’incidence sur la droite infiniment petite de la courbe du miroir ; l’angle de réflexion B lui est égal. Le rayon réfléchi est B, e ; le cathète est la ligne pointillée ; l’intersection de cette ligne et du rayon réfléchi est en D : donc je dois voir l’objet en D ; mais je le vois en f, en g, quand mon œil est placé à peu près en h. Voilà, encore un coup, ce que nul opticien n’a éclairci.
L’évêque de Cloyne (1), savant anglais, est le seul, que je sache, qui ait porté la lumière dans ce petit coin de ténèbres. Il me semble qu’il prouve très bien que nous ne connaissons point les distances ni les grandeurs par les angles, c’est-à-dire que ces angles ne sont point une cause immédiate du jugement prompt que nous portons des distances et des grandeurs, comme les configurations des parties des corps sont une cause immédiate des saveurs que nous sentons, et la dureté, cause immédiate du sentiment de résistance que nous éprouvons, etc.
Dans le cas présent, nous jugeons l’objet très près, non à cause de ce point d’intersection qui n’en pourrait rendre raison, mais parce qu’en effet ce point d’intersection étant très éloigné, l’objet en doit paraître confus. Mais, comme nous sommes accoutumés à voir confusément un objet qui est trop près de nos yeux, l’objet, en cette expérience, devant paraître et paraissant confus, nous le jugeons à l’instant très près.
Mais un homme qui aurait la vue si mauvaise qu’il ne pourrait absolument voir qu’à un doigt de ses yeux, verrait très loin (da ns cette même expérience) cet objet que le miroir concave représente très près aux yeux ordinaires.
C’est donc en cela l’expérience qui fait tout. De là mon Anglais conclut que nous ne pouvons apercevoir en aucune façon les distances ; nous ne pouvons les apercevoir par elles-mêmes ; nous ne le pouvons par les angles optiques, puisque ces angles sont en défaut dans plusieurs cas. Et non seulement les distances, mais aussi les grandeurs, les situations des objets, ne sont point senties au moyen de ces angles ; car, si ces angles produisaient ces effets, il les auraient produits dans l’aveugle-né à qui M. Cheselden abaissa les cataractes. Cet aveugle-né avait quinze ans quand Cheselden lui donna la vue ; il fut longtemps sans pouvoir distinguer si les objets étaient à un pas ou à une lieue de lui, s’ils étaient grands ou petits, etc. Cet aveugle semble décider la question ; mais j’ai bien peur moi-même d’être ici l’aveugle. En ce cas, vous serez mon Cheselden, et je vous écris, Domine, ut videam.
Est-il vrai que le son se réfracte de l’air dans l’eau, et cela en même proportion que la lumière ? D’où l’a-t-on pu savoir ? Il n’y a que les poissons qui puissent nous le dire, et ils passent pour être sourds et muets. Je vous demande un petit mot sur cela.
Il court, à ce que l’on me mande, une Epître sur la philosophie de Newton ; j’ai peur qu’elle ne soit très informe ; souffrez que je vous envoie une copie exacte. Je souhaiterais que ce petit ouvrage pût prouver que la physique et la poésie ne sont point incompatibles.
Je vous supplie de vouloir bien me dire, dans votre réponse, pourquoi la lumière est, selon Musschenbroeck, dix minutes à traverser le grand orbe annuel, et arrive cependant en sept minutes ou environ du soleil à nous. N’a-t-il pas pris dix minutes pour environ quatorze minutes ? Ignosce et doce.
1 – Berkeley. (G.A.)
à M. l’abbé d’Olivet
A Cirey…
Mon cher maître, j’ai enfin reçu votre Prosodie, petit livre où il y a beaucoup à prendre, qui était très difficile à faire, et qui est fort bien fait. Je vous en remercie, et j’ai grande envie de voir le reste de l’ouvrage. Mandez-moi donc tout franchement si vous croyez que l’ode (1) puisse tenir contre cette ode de M. Racine. Vous n’êtes pas dans la nécessité de louer mon ode, parce que je loue votre Prosodie. Vous ne me devez que la vérité, car c’est la seule chose que vous recevez de moi quand je vous loue ; et je vous aurai plus d’obligation de vos critiques, dont j’ai besoin, que vous ne m’en aurez de mes éloges, dont vous n’avez que faire.
Qu’est-ce que c’est, mon cher abbé qu’une comédie intitulée l’Enfant prodigue, qu’il a pris en fantaisie à la moitié de Paris de m’attribuer ? Je suis bien étonné que l’on parle encore de moi ; je voudrais être oublié du public, et jamais de vous.
1 – L’Ode sur la Paix. (G.A.)
à M. de Cideville
A Cirey, ce 8 Décembre.
Une comédie ; après une comédie, de la géométrie ; après la géométrie, la philosophie de Newton ; au milieu de tout cela, des maladies, et avec les maladies, des persécutions plus cruelles que la fièvre : voilà, mon cher ami, semper amate, semper honorate, ce qui m’a empêché de vous écrire. Ou n’être point avec moi, ou travailler, ou souffrir, a été, sans discontinuer, ma destinée. Nous avons envoyé les vers sur Newton au philosophe Formon, et j’envoie au délicat, au charmant Cideville, l’Enfant prodigue. Ce n’est pas que vous ne soyez philosophe, et que M. de Formont ne soit homme de belles-lettres ; il vous a fait part de notre Newtonique, et vous lui communiquerez notre Enfant. Je me fais un plaisir d’autant plus sensible de vous l’envoyer, que c’est encore un secret pour le public. On doute que cet Enfant soit de moi, mais je n’ai point pour vous de secret de famille ; vous jugerez s’il a un peu l’air de son père.
J’ai fait cet Enfant pour répondre à une partie des impertinentes épîtres de Rousseau, où cet auteur des Aïeux chimériques et des plus mauvaises pièces de théâtre que nous ayons osé donner des règles sur la comédie. J’ai voulu faire voir à ce docteur flamand que la comédie pouvait très bien réunir l’intéressant et le plaisant. Le pauvre homme n’a jamais connu ni l’un ni l’autre, parce que les méchants ne sont jamais ni gais ni tendres.
Ce petit essai m’a assez réussi. La pièce a été jouée vingt-deux fois, et n’a été interrompue que par la maladie d’une actrice ; mais je ne la ferai imprimer qu’après mûre délibération. J’ai envoyé à M. d’Argental le manuscrit ; il vous le fera tenir.
Monsieur et mademoiselle Linant vous assurent de leurs respects, et ils auraient dû vous parler toujours sur ce ton ; je crois qu’ils sont l’un et l’autre dans la seule maison et dans la seule place où ils pussent être. L’extrême paresse de corps et d’esprit est l’apanage de cette famille. Avec cela on meurt partout de faim ; c’est un talent sûr pour manquer de tout. Vous riez apparemment quand vous lui conseillez de faire des tragédies. Il y a quatre ans que vous devez vous apercevoir qu’il n’est bon qu’à faire du chyle. Il a de l’esprit, mais un esprit inutile à lui et aux autres. J’ai fait ce que j’ai pu pour le frère et la sœur ; mais je ne m’aveugle pas en leur faisant du bien ; et je vois Linant de trop près pour ne vous pas assurer qu’il ne fera jamais rien.
Eh bien ! Mon cher ami, vous coupez donc des forêts, vous abattez ces arbres que vous avez incrustés de C et de toutes les autres lettres de l’alphabet, car vous avez mêlé plus d’un chiffre avec le vôtre : tantôt c’est Chloé, tantôt c’est Lycoris ou Glycère qui a eu le cœur de l’Horace de Rouen. Vous songez donc maintenant à vous arrondir. Mais quand vous aurez fait tous vos contrats, et que vous serez las de votre maîtresse, il faut venir voir l’héroïne et le palais de Cirey ; nous cacherons les compas et les quarts de cercle, et nous vous offrirons des fleurs.
Je vous ai parlé de persécutions dans ma lettre. Savez-vous bien que le Mondain a été traité d’ouvrage scandaleux, et vous douteriez-vous qu’on eût osé prendre ce misérable prétexte pour m’accabler encore ? Dans quel siècle vivons-nous ! Et après quel siècle ! Faire à un homme un crime d’avoir dit qu’Adam avait les ongles longs, traiter cela sérieusement d’hérésie ! Je vous avoue que je suis outré, et qu’il faut que l’amitié soit bien puissante sur mon cœur, pour que je n’aille pas chercher plus loin une retraite, à l’exemple des Descartes et des Bayle. Jamais l’hypocrisie n’a plus infecté les Espagnols et les Italiens. Il s’est élevé contre moi une cabale qui a juré ma perte ; et pourquoi ? Parce que j’ai fait la Henriade, Charles XII, Alzire, etc., parce que j’ai travaillé vingt ans à donner du plaisir à mes compatriotes.
Virtuem incolumem odimus,
Sublatam ex oculis quærimus invidi.
(Hor. , liv. III, od XXIV.)
Adieu, mon cher et respectable ami ; embrassez pour moi M. de Formont. Emilie vous fait mille sincères compliments. V.