CORRESPONDANCE - Année 1736 - Partie 1
Photo de KHALAH
à M. l’abbé d’Olivet
A Cirey, par Vassy en Champagne, ce 6 Janvier 1736.
Je vous gronde de ne m’avoir point écrit ; mais je vous aime de tout mon cœur de m’avoir envoyé ce petit antidote contre le poison des Marivaux et consorts. Votre Discours (1) est un des bons préservatifs contre la fausse éloquence qui nous inonde. Franchement, nous autres Français, nous ne sommes guère éloquents. Nos avocats sont des bavards secs ; nos sermonneurs, des bavards diffus ; et nos faiseurs d’oraisons funèbres, des bavards ampoulés. Il nous resterait l’histoire ; mais un génie naturellement éloquent veut dire la vérité, et en France on ne peut pas la dire. Bossuet a menti avec une élégance et une force admirables, tant qu’il a eu à parler des anciens Egyptiens, des Grecs, et des Romains ; mais dès qu’il est venu aux temps plus connus, il s’est arrêté tout court. Je ne connais, après lui, aucun historien où je trouve du sublime, que la Conjuration de Saint-Réal. La France fourmille d’historiens, et manque d’écrivains.
De quoi diable vous avisez-vous de louer les phrases hyperboliques et les vers enflés de Balzac ! Voiture tombe tous les jours, et ne se relèvera point ; il n’a que trois ou quatre petites pièces de vers par où il subsiste. La prose est digne de chevalier d’Her.. (2) Et vous avez loué la naïveté du style le plus pincé et le plus ridiculement recherché. Laissez là ces fadaises ; c’est du plâtre du rouge sur le visage d’une poupée. Parlez-moi des Lettres provinciales. Quoi ! Vous louez Fénelon d’avoir de la variété ! Si jamais un homme n’a eu qu’un style, c’est lui ; c’est partout Télémaque. La douceur, l’harmonie, la peinture naïve et riante des choses communes, voilà son caractère ; il prodigue les fleurs de l’antiquité, qui ne se fanent point entre ses mains ; mais ce sont toujours les mêmes fleurs. Je connais peu de génies variés tels que Pope, Addison, Machiavel, Leibnitz, Fontenelle. Pour M. de Fénelon, je ne vois pas par où il mérite ce titre. Permettez-moi, mon cher abbé, de vous dire librement ma pensée ; cette liberté est la preuve de mon estime.
J’ajouterai que la palme de l’érudition est un mot plus fait pour le latin du P. Jouvency que pour le français de l’abbé d’Olivet.
Je vous demande en grâce, à vous et aux vôtres, de ne vous jamais servir de cette phrase, nul style, nul goût dans la plupart, sans y daigner mettre un verbe. Cette licence n’est pardonnable que dans la rapidité de la passion, qui ne prend pas garde à la marche naturelle d’une langue ; mais dans un discours médité, cet étranglement me révolte. Ce sont nos avocats qui ont mis ces phrases à la mode ; il faut les leur laisser, aussi bien qu’au Journal de Trévoux. Mais je m’aperçois que je remonte à mon curé ; je vous en demande très sérieusement pardon. Si je voulais vous dire tout ce que j’ai trouvé d’admirable dans votre discours, je serais bien plus importun.
J’ai reçu hier la Vie de Vanini (3) ; je l’ai lue. Ce n’était pas la peine de faire un livre. Je suis fâché qu’on ait cuit ce pauvre Napolitain ; mais je brûlerais volontiers ses ennuyeux ouvrages, et encore plus l’histoire de sa vie. Si je l’avais reçue un jour plus tôt, vous l’auriez avec ma lettre.
Un petit mot encore, je vous prie, sur le style moderne. Soyez bien persuadé que ces messieurs ne cherchent des phrases nouvelles que parce qu’ils manquent d’idées. Hors M. de Fontenelle, patriarche respectable d’une secte ridicule, tous ces gens-là sont ignorants, et n’ont point de génie. Pardonnez-leur de danser toujours, parce qu’ils ne peuvent marcher droit. Adieu ; s’il y a quelque chose de nouveau dans la littérature, secouez votre infâme paresse, et écrivez à votre ami.
1 – Voyez la dernière lettre à d’Olivet. (G.A.)
2 – Allusion à un roman par lettres de Fontenelle. (G.A.)
3 – Par Durand. (G.A.)
à M. Thieriot
A Cirey…1736. (1)
Je remercie aussi tendrement Pollion, que je suis désespéré contre ceux qui devraient être des Pollions, et qui ne le sont pas. Mon cher ami, je suis dans l’amertume : il est affreux pour moi de vivre en France ; mais l’amitié me retient et me rend tout supportable.
Divertissez-vous bien. Celui qui ne cherche que son plaisir doit vivre à Paris ; celui qui veut écrire librement, et vivre pour la postérité, doit aller à Londres ou à La Haye : mais le voyage que j’ai le plus envie de faire est celui de la barrière Blanche. (2)
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François (G.A.)
2 – Où Thieriot demeurait alors. (G.A.)
3 – M. de Lezeau, qui était son débiteur. (G.A.)
à M. de Cidevillet
8 Janvier.
Un orage bien cruel et bien imprévu m’a arraché quelque temps, mon charmant ami, du port où je vivais heureux et tranquille. Il faut que j’aie été bien accable, puisque je ne vous ai point écrit. Le premier usage que je fais du retour de ma tranquillité et de mon bonheur, c’est de vous le dire, et de goûter avec vous une félicité pure et nouvelle, en vous parlant du malheur que j’ai essuyé. Je ne sais quelle calomnie m’avait encore noirci dans ce séjour du vice qu’on appelle la cour. Il sera dit que les poètes, comme les prophètes, seront toujours persécutés dans leur pays. Voilà le seul prix, mon cher Cideville, de vingt ans de travail. On m’a mandé que ces horreurs, qui ont été sur le point de m’accabler, avaient été fabriquées par le barbouilleur de Didon. Il devait bien se contenter d’avoir corrigé Virgile. Que peut-il, après cela, daigner avoir à démêler avec Voltaire ? J’avais fait ma pièce des Américains, mais je ne savais pas qu’il m’avait volé, et je ne croyais pas que la rage d’être joué le premier pût le porter à ourdir une aussi vilaine trame que celle dont on l’accuse. Je ne le veux pas croire ; j’ai trop de respect pour les lettres ; je ne veux pas les déshonorer au point de croire les gens de lettres aussi méchants que les prêtres. Je me borne, mon cher ami, à tâcher de bien faire. J’oublie la calomnie, j’ignore les intrigues. Je fais actuellement transcrire mon ouvrage pour vous l’envoyer, et, si vous l’approuvez, je croirai avoir toujours été heureux.
Je ne sais si je vous ai parlé de cette sottise de Demoulin, qui voulait que vos vers valussent un habit au petit La Mare. Ce petit homme serait le mieux vêtu du monde, si vous aviez accordé la requête ; mais Demoulin n’a pas un papier à vous, et je l’ai bien grondé de la lettre indiscrète qu’il vous écrivit.
Mille tendres compliments au philosophe Formont et à votre cher du Bourg-Theroulde.
Je vous dis en confidence que je me trouve dans une situation qui aurait besoin du souvenir du petit marquis (1). Si vous vouliez rafraîchir sa mémoire et piquer sa vanité, vous feriez une bonne œuvre. Je vous embrasse mille fois.
P.S. Avouez que vous avez bien gagné à mon silence. Vous avez eu une belle lettre d’Emilie. Adieu, mon cher ami.
1 – M. de Lezeau, qui était son débiteur. (G.A.)
à M. Berger
10 Janvier.
Il n’y a aucune de vos lettres, mon cher ami, qui n’ait augmenté mon estime et mon amitié pour vous. Vous êtes presque la seule personne dont je n’aie point vu le jugement corrompu par les illusions du public. Le premier fracas des applaudissements et des injures injustes, dont ce public, extrême en tout et toujours ivre, accable les hommes et les ouvrages, ne vous en impose jamais. Votre opinion sur Didon, sur Ver-Vert, sur tous les ouvrages, se trouve confirmée par le temps. Si l’on pouvait ajouter quelques louanges à celles que mérité votre goût, j’y ajouterais que madame la marquise du Châtelet a pensé entièrement comme vous. Il est vrai que les petits ouvrages de poésie occupent peu son temps. Les yeux occupés à lire les vérités découvertes par les Newton, les Locke, les Clarke, se détournent un moment sur toutes ces bagatelles passagères, qu’elle juge d’un seul regard, mais qu’elle a toujours jugées comme si elle les avait approfondies et discutées.
J’ai vu la Chartreuse (1) ; c’est, je crois, l’ouvrage de ce jeune homme où il y a le plus d’expression, de génie, et de beautés neuves. Mais sûrement cet ouvrage sera bien plus critique que Ver-Vert, quoiqu’il soit bien au-dessus. Un premier ouvrage est toujours reçu avec idolâtrie ; mais le public se venge sur la seconde pièce, et brise souvent la statue qu’il a lui-même élevée.
J’ai été aussi affligé que vous de la mort de ce pauvre M. de La Clède (2). Quand je songe au nombre prodigieux de jeunes gens pleins de santé et de vigueur que j’ai enterrés, je me regarde comme un roseau cassé, qui subsiste et végète encore au milieu de cent chênes abattus autour de lui.
Je n’ai guère le temps, à présent, de servir notre Orphée (3), et de lui donner des cantates. Cette tragédie, qu’on va jouer, m’occupe nuit et jour ; je fais tout ce que je peux pour la rendre supportable. Je l’aurais voulue merveilleuse, et je crains, avec raison, qu’elle ne soit que bizarre. Le sujet en est beau, mais c’est un fardeau de pierreries et d’or que mes faibles mains n’ont pu porter, et qui tombe à terre en morceaux.
Envoyez-moi, je vous prie, les vers de l’aimable Bernard (4), et même le discours satirique de l’abbé Desfontaines à l’Académie. Il faut que j’aie le fiel et le miel du Parnasse.
Continuez-moi votre correspondance ; j’en sens le prix comme celui de votre amitié.
1 – Petit poème, par Grasset. (G.A.)
2 – Auteur d’une Histoire de Portugal. (G.A.)
3 – Rameau. (G.A.)
4 – Description du Hameau, commençant par ces mots :
Rien n’est si beau
Que ce hameau. (Note de 1765.)
à M. Thieriot
A Cirey, le 13 Janvier.
Vous croirez peut-être, mon cher ami, que je vais me répandre en plaintes et en reproches sur le dernier orage que je viens d’essuyer ;
Que je vais accuser et les vents et les eaux,
Et mon pays ingrat, et le garde des sceaux.
Non, mon ami ; cette nouvelle attaque de la fortune n’a servi qu’à me faire sentir encore mieux, s’il est possible, le prix de mon bonheur. Jamais je n’ai plus éprouvé l’amitié vertueuse d’Emilie ni la vôtre ; jamais je n’ai été plus heureux ; il ne me manque que de vous voir. Mais c’est à vous à tromper l’absence par des lettres fréquentes, où nos âmes se parlent l’une à l’autre en liberté. J’aime à vous mettre tout mon cœur sur le papier, comme je vous l’ouvrais autrefois dans nos conversations.
Je vais donc me donner le plaisir de répondre, article par article, à votre charmante lettre du 6 janvier. Je commence par la respectable Emilie, a se principium sibi desinet. Elle pense, comme moi, que vous êtes un ami rare, aussi bien qu’un homme d’un goût exquis, et un amateur éclairé de tous les beaux-arts. Nous vous regardons tous deux comme un homme qui excelle dans le premier de tous les talents, celui de la société.
Si vous revoyez les deux chevaliers (1), sans peur et sans reproche, joignez, je vous en prie, votre reconnaissance à la mienne. Je leur ai écrit : mais il me semble que je ne leur ai pas dit assez avec quelle sensibilité je suis touché de leurs bontés, et combien je suis orgueilleux d’avoir pour mes protecteurs les deux plus vertueux hommes du royaume.
M. Le Franc ne paraît pas au moins le plus modeste. Je vous envoie la copie d’une lettre que j’ai écrite aux comédiens (2), qui se trouve heureusement servir de contraste à celle pleine d’amour-propre par laquelle il les a probablement révoltés. Au reste, je me défie de mon ouvrage autant que Le Franc est sûr du sien ; non pas que je veuille avoir le plaisir d’opposer de la modestie à sa vanité, mais parce que je connais mieux le danger, et que je connais, par expérience, ce que c’est que d’avoir affaire au public.
Je vous supplie de dire à M. d’Argental qu’il faut absolument que la Lettre de M. Algarotti soit imprimée (3). Je ne veux ni rejeter l’honneur qu’il m’a fait, ni le priver du plaisir de sentir le cas que je fais de cet honneur. Il aurait raison d’être piqué si je ne faisais pas servir sa lettre à l’usage auquel il la destine.
Je vous prie de remercier pour moi le vieux bonhomme La Serre (4).
J’approuve infiniment la manière dont vous vous conduisez avec les mauvais auteurs. Il n’y a aucun écrivain médiocre qui n’ait de l’esprit, et qui par là ne mérite quelque éloge. Vous avez grande raison de distinguer M. Destouches de la foule ; c’est un homme sage dans sa conduite comme dans son style, et que j’honore beaucoup.
Je compte vous envoyer, dans quelque temps, la copie de Samson. Je persiste, jusqu’à nouvel ordre, dans l’opinion qu’il faut, dans nos opéras, servir un peu plus la musique, et éviter les langueurs du récitatif. Il n’y en aura presque point dans Samson, et je crois que le génie d’Orphée-Rameau y sera plus à son aise ; mais il faudra obtenir un examinateur raisonnable, qui se souvienne que Samson se joue à l’Opéra, et non en Sorbonne. Prëter6vous donc, je vous prie, à ce nouveau genre d’opéra, et disons avec Horace :
O imitatores servum pecus !...
(Hor. , liv. I, ép. XIX.)
Je m’occupe à présent à mettre la dernière main à notre Henriade,
…. Pesant ore un tendon,
Ore un repli, puis quelque cartilage,
Et n’y plaignant l’étoffe et la façon.
(La Font. Le Faiseur d’oreilles.)
Mes tragédies et mes autres ouvrages ont bien l’air d’être peu de chose. Je voudrais qu’au moins la Henriade pût aller à la postérité, et justifier votre estime et votre amitié pour moi. Je vous embrasse ; buvez à ma santé chez Pollion.
1 – Froulay et d’Aydie. (G.A.)
2 – Voyez lettre du (G.A.)
3 – Sur la tragédie de la Mort de César. (G.A.)
4 – Ce poète avait alors soixante-quatorze ans. (G.A.)
à M. de Formont
A Cirey, le 13 Janvier.
Aimable philosophe, nous avons reçu votre prose et vos vers ; la prose est d’un sage, les vers sont d’un poète.
Votre style juste et coulant,
Votre raison ferme et polie,
Plaisent tous deux également
A la philosophe Emilie,
Qui joint la force du génie
A la douceur du sentiment.
Entre vous deux assurément
Le ciel mit de la sympathie.
A l’égard de notre Linant,
Il vous approuve et dort d’autant,
Commence un ouvrage et l’oublie.
Moi, je raisonne et versifie,
Mais non, certes, si doctement
Que votre sage Polymnie.
Voilà de la rimaille qui m’a échappé ; venons à la raison que je n’attraperai peut-être point.
Il est vrai que nous ne pouvons comprendre ni comment la matière pense, ni comment un être pensant est uni à la matière. Mais de ces deux choses également incompréhensibles, il faut que l’une soit vraie, comme, de la divisibilité ou de l’indivisibilité de la matière, il faut que l’une ou l’autre soit, quoique ni l’une ni l’autre ne soient compréhensibles. Ainsi la création et l’éternité de la matière sont inintelligibles ; et cependant il faut que l’une des deux soit admise.
Pour savoir si la matière pense ou non, nous n’avons point de règle fixe qui nous puisse conduire à une démonstration comme en géométrie ; cette vérité, « Entre deux points la ligne droite est la plus courte, »mène à toutes les démonstrations. Mais nous avons des probabilités ; il s’agit donc de savoir ce qui est le plus probable. L’axiome le plus raisonnable, en fait de physique, est celui-ci : « Les mêmes effets doivent être attribués à la même cause. » Or les mêmes effets se voient dans les bêtes et dans les hommes ; donc la même cause les anime. Les bêtes sentent et pensent à un certain point, elles ont des idées ; les hommes n’ont au-dessus d’elles qu’une plus grande combinaison d’idées, un plus grand magasin. Le plus et le moins ne changent point l’espèce ; donc, etc. Or personne ne s’avise de donner une âme immortelle à une puce ; il n’en faudra donc point donner à l’éléphant ni au singe, ni à mon valet champenois, ni à un bailli de village, qui a un peu plus d’instinct que mon valet ; enfin ni à vous, ni à Emilie.
La pensée et le sentiment ne sont pas essentiels, sans doute, à la matière, comme l’impénétrabilité. Mais le mouvement, la gravitation, la végétation, la vie, ne lui sont pas essentiels, et personne n’imaginerait ces qualités dans la matière, si on ne s’en était pas convaincu par l’expérience.
Il est donc très probable que la nature a donné des pensées à des cerveaux, comme la végétation à des arbres ; que nous pensons par le cerveau de même que nous marchons avec le pied, et qu’il faut dire comme Lucrèce :
Primum, animum dico, mentem quem sæpe vocamus,
In quo consilium vitæm, regimenque locatum est,
Esse hominis partem nihiloinus ac manus et pes.
(Liv. III.)
Voilà, je crois, ce que notre raison nous ferait penser, si la foi divine ne nous assurait pas du contraire ; c’est ce que pensait Locke, et ce qu’il n’a pas osé dire.
De plus, quand même cette analogie des animaux ne serait pas une extrême probabilité, le frustra per plura quod potest pert pauciora est encore une excellente raison. Or le chemin est bien plus court de faire penser un cerveau que de fourrer dans un cerveau je ne sais quel être dont nous n’avons aucune idée. Cet être, qui croît et décroît avec nos sens, a bien la mine d’être un sixième sens ; et, si ce n’était notre divine religion, je serais tenté de le croire ainsi.
Je trouve très mauvais que vous parliez de Newton comme d’un faiseur de systèmes ; il n’en a fait aucun. Il a découvert, dans la matière, des propriétés incontestables, démontrées par les expériences. Il est aussi certain que les forces centripètes agissent sur tous les corps, sans aucune matière intermédiaire, qu’il est certain que l’air pèse. Il est aussi sûr que la lumière se réfléchit dans le vide, par la force de l’attraction, c’est-à-dire par les forces centripètes, qu’il est sûr que les rayons de la lumière se brisent dans l’eau.
Je vous en dirais davantage ; mais j’ai une tragédie qui me presse. Le Franc m’a volé mon sujet et toutes mes situations ; il s’est hâté de bâtir sur mon fonds, et est allé proposer son vol aux comédiens. C’est volter sur l’autel. Adieu ; mille tendres compliments à Cideville. Emilie vous en fait beaucoup.
à M. de Cideville
A Cirey, ce 19 Janvier.
Je vous avais écrit, mon cher Cideville, une lettre qui n’était que longue, en réponse à votre épître charmante, où vous aviez mis cette jolie épitaphe. Je vous avais envoyé mon épitaphe aussi ; et, en vérité, ce style funéraire convenait bien mieux à moi chétif, toujours faible, toujours languissant, qu’à vous, robuste héros de l’amour, qui vivrez longtemps pour lui, et qui ferez l’épitaphe de trente ou quarante passions nouvelles, avant qu’il soit question de graver la vôtre. Voici celle que je m’étais faite :
Voltaire a terminé son sort,
Et ce sort fut digne d’envie ;
Il fut aimé jusqu’à la mort
De Cideville et d’Emilie.
Comme je vous écrivais ce petit quatrain tendre, on entra dans ma chambre, on vit la lettre, et on la brûla. Je vous écris celle-ci incognito et avec la peur d’être surpris en flagrant délit. Emilie, au lieu de ma triste épitaphe, vous écrivit une belle lettre qui lui en a attiré une charmante, qui fait ici le principal ornement de notre Emiliance. Ne soyez pas surpris, mon cher Cideville, qu’avec des épitaphes et la fièvre, je raisonne à force sur l’immortalité de l’âme, et que j’argumente, de mon lit, avec notre aimable philosophe Formont.
Toujours prêt à sortir de ma frêle prison,
J’en veux du moins sortir en sage,
Et munir un peu ma raison
Contre les horreurs du voyage.
Votre esprit et le sien me font croire l’âme immortelle ; mais, lorsque je suis accablé par la maladie, que mes idées me fuient, et que mon sentiment s’anéantit dans le dépérissement de la machine,
Alors, par une triste chute,
Je m’endors en me croyant brute.
Il y a des gens, mon cher ami, qui promettent l’immortalité à certaine tragédie que je vous envoie ; pour moi, je crains les sifflets. Vous jugerez de ce que je mérite. Que mon offrande soit digne de vous ou non, j’ai dit : Il faut toujours que mon cher Cideville en ait les prémices. Lisez-là donc, messieurs les beaux et bons esprits ; et vous, aimable philosophe Formont, quittez Locke pour un moment : ma muse vous appelle en Amérique. J’étais las des idées uniformes de notre théâtre, il m’a fallu un nouveau monde :
………… Et extra
Processi longe flammantia mœnia mundi.
(LUCR., liv. I.)
Voilà tous les arts au Pérou (1). On le mesure, et moi je le chante ; mais je tremble qu’on ne me prenne pour un sauvage.
Je reçois votre lettre, mon cher ami, en griffonnant ceci. Que je vous aime de ne point aimer votre métier : Vous jugez de tout comme vous écrivez, avec un goût infini. Madame du Châtelet est de votre sentiment sur la Chartreuse. Je n’ai point lu les Adieux aux révérends pères (2) ; mais je suis fort aise qu’il les ait quittés. Un poète de plus et un jésuite de moins, c’est un grand bien dans le monde.
Vale, te amo, te semper amavo. V.
1 – Allusion au voyage scientifique de Bouguer, La Condamine et Godin. (G.A.)
2 – Par Gresset. (G.A.)
à M. de Formont
… Janvier 1736.
Il est vrai que si l’on peut prouver qu’il y a une incompatibilité, une contradiction formelle entre la matière et la pensée, toutes les probabilités en faveur de la matière pensante sont détruites.
Il est donc vrai que le fort de la dispute, comme vous le dites très bien, roule sur cette question : « La matière pensante est-elle une contradiction ? »
1°/ J’observerai qu’il ne s’agit pas de savoir si la matière pense par elle-même : elle ne fait rien, elle ne peut avoir le mouvement ni l’existence par elle-même (du moins cela me paraît démontré) ; il s’agit uniquement de savoir si le Créateur, qui lui a donné le mouvement, le pouvoir incompréhensible de le communiquer, peut aussi lui communiquer, lui unir la pensée.
Or, s’il était vrai qu’on prouvât que Dieu n’a pu communiquer, n’a pu unir la pensée à la matière, il me paraît qu’on prouverait aussi par là que Dieu n’a pu lui unir un être pensant ; car je dirai contre l’être pensant uni à la matière tout ce qu’on dira contre la pensée unie à la matière.
On ne connaît rien dans les corps, dira-t-on, qui ressemble à une pensée. Cela est vrai ; mais je réponds : Une pensée est l’action d’un être pensant ; donc il n’y a rien, selon vous, dans la matière, qui ait la moindre analogie à un être pensant ; donc, selon vous-même, vous prouveriez qu’un être immatériel ne peut être en rien affecté par la matière ; donc, selon vous-même, l’homme ne penserait point, ne sentirait point ; donc, en prétendant prouver l’impossibilité où est la matière de penser, vous prouveriez qu’en effet nous ne pouvons penser, ce qui serait absurde. En un mot, si la pensée ne peut être dans la matière, je ne vois pas comment un être pensant peut être dans la matière. Or, de quelque manière que nous nous tournions, il est très vrai qu’il n’y a aucune connexion, aucune dépendance entre les objets de nos organes et nos idées ; il est très vrai –soit que la matière pense, soit que Dieu lui ait uni un être immatériel), il est très vrai, dis-je, qu’il n’y a aucune raison physique par laquelle je doive voir un arbre, ou entendre le son des cloches, quand il y a un arbre devant mes yeux, ou que le battant frappe la cloche près de mes oreilles. Il est surtout démontré dans l’optique qu’il n’y a rien dans les rayons de lumière qui doive me faire juger de la distance d’un objet ; donc, soit que mon âme soit matière ou non, je ne puis ni voir, ni entendre, ni avoir une idée de la distance, etc., que par les lois arbitraires établies par le Créateur.
Reste donc à savoir si le Créateur a pu, en établissant ces lois, communiquer des idées à mon corps à l’occasion de ces lois.
Ceux qui disent que Dieu ne peut donner des idées aux corps se servent de cet argument : « Ce qui est composé est nécessairement de la nature de ce qui le compose : or, si une idée était un composé de matière, la matière étant divisible et étendues : mais la pensée n’est ni l’un ni l’autre, donc il est impossible que la pensée soit de la matière. »
Cet argument serait une démonstration contre ceux qui diraient que la pensée est un composé de matière ; mais ce n’est pas cela que l’on dit. On Dit que la pensée peut être ajoutée de Dieu à la matière, comme le mouvement et la gravitation, qui n’ont aucun rapport à la divisibilité ; donc Dieu peut donner à la matière des attributs tels que la pensée et le sentiment, qui ne sont point divisibles.
L’argument dont s’est servi le P. Tournemine, dans le Journal de Trévoux, est encore bien moins solide que l’argument que je viens de réfuter.
Nous apercevons, dit-il, un objet indivisiblement ; or, si notre âme était matière, la partie A d’un objet frapperait la partie B de mon âme : donc nulle partie de mon âme ne pourrait voir l’objet.
Vous avez mis dans un très grand jour cet argument du P. Tournemine.
Voici en quoi consiste, à mon sens, le vice évident de ce raisonnement. Ce raisonnement suppose que nous n’aurions d’idée d’un objet que parce que les parties d’un objet frapperaient notre cerveau ; or rien n’est plus faux.
1°/ J’ai l’idée d’une sphère, quoiqu’il ne vienne à mes yeux que quelques rayons de la moitié de cette sphère ; j’ai le sentiment de la douleur, qui n’a aucun rapport à un morceau de fer entrant dans ma chair ; j’ai l’idée du plaisir, qui n’a rien d’analogue à quelque liqueur passant dans mon corps ou en sortant : donc les idées ne peuvent être la suite nécessaire d’un corps qui en frappe un autre ; donc c’est Dieu qui me donne les idées, les sentiments, selon les lois par lui arbitrairement établies ; donc la difficulté résultant de ce que la partie A de mon cerveau ne recevrait qu’une partie A de l’objet est une difficulté que l’on appelle ex falso suppositum, et n’est point difficulté.
2°/ Il serait encore faux de dire que toutes les parties d’un objet ne pussent se réunir en un point dans mon cerveau ; car toutes les lignes peuvent aboutir dans une circonférence à un point seul qui est le centre.
On fait encore une difficulté éblouissante. La voici : « Si Dieu a accordé le don de penser à une partie de mon cerveau, cette partie est divisible. On en retranche la moitié, on en retranche le quart, on en retranche mille, cent mille particules : à laquelle de ces particules appartiendra la pensée (1) ? »
Je réponds à cela deux choses. 1°. Il est possible au Créateur de conserver dans mon cerveau une partie immuable, et de la préserver du changement continuel qui arrive à toutes les parties de mon corps ; 2°. Il est démontré qu’il y a dans la matière des parties solides indivisibles ; en voici la démonstration.
Les pores du corps augmentent en proportion doublée de la division de ce corps ; donc si vous divisez à l’infini, vous aurez une série dont le dernier terme sera l’infini pour les pores, et l’autre terme zéro pour la matière, ce qui est absurde ; donc il y a des parties solides et indivisibles ; donc si Dieu accorde la pensée à quelqu’une de ces parties, il n’y a point à craindre que le don de penser se divise, ni rien à objecter contre ce pouvoir que l’Etre suprême a de donner la pensée à un corps.
Remarquez, en passant, que cette démonstration de la nécessité qu’il y ait des parties parfaitement solides ne combat point la démonstration de la matière divisible à l’infini en géométrie. Car, en géométrie, nous ne considérons que les objets de nos pensées : or, il est démontre que notre pensée fera passer dans l’espace infiniment petit du point de contingence d’un cercle et d’une tangente une infinité d’autres cercles ; mais physiquement cela ne se peut : voilà pourquoi M. de Malézieu, dans ses Eléments de Géométrie, page 117 et suivantes, paraît se tromper en ne distinguant pas l’indivisible physique et l’indivisible mathématique. Il tombe surtout dans une grande erreur au sujet des unités. Je vous prie de relire cet endroit de sa Géométrie.
Je reviens donc à cette proposition : il est impossible de prouver qu’il y ait de la contradiction, de l’incompatibilité, entre la matière et la pensée. Pour savoir s’il est impossible que la matière pense, il faudrait connaître la matière, et nous ne savons ce que c’est ; donc, voyant que nous sommes cet être que nous appelons matière, et que nous pensons, nous devons juger qu’il est très possible à Dieu d’ajouter la pensée à la matière, par les raisons ci-devant déduites dans ma dernière lettre (2).
Permettez-moi d’ajouter encore cet argument-ci : Je ne sais point comment la matière pense, ni comment un être, quel qu’il soit, pense ; peut-on nier que Dieu n’ait le pouvoir de faire un être doué de mille qualités à moi inconnues, sans lui donner ni l’étendue ni la pensée ?
Or, Dieu ayant créé un être, ne peut-il pas le faire pensant ? Et, après l’avoir fait pensant, ne peut-il pas le faire étendu, et vicissim ? Il me semble que, pour nier cela, il faudrait être chef du conseil de Dieu, et savoir bien précisément ce qui s’y passe.
1 – La science aujourd’hui répond à cette question. (G.A.)
2 – Lettre du 13 Janvier. (G.A.)