CORRESPONDANCE - Année 1735 - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE---1735---7.jpg

Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

à M. Berger

Septembre.

 

          Vous savez le plaisir que me font vos lettres, mon cher monsieur ; elles me servent d’antidote contre toutes ces misérables brochures qui m’inondent. Tous ces petits insectes d’un jour piquent un moment et disparaissent pour jamais. Parmi les sottises qu’on imprime, j’ai vu avec douleur une certaine tragédie de moi, nommée la Mort de César. Les éditeurs ont massacré ce César plus que n’ont jamais fait Brutus et Cassius. J’admire l’abbé Desfontaines de m’imputer toutes les pauvretés, les mauvais vers, les phrases inintelligibles, les scènes tronquées et transposées, qui sont dans cette misérable édition ! Un homme de goût distingue aisément la main de l’ouvrier ; il sait qu’il y a certains défauts dont un auteur, qui connaît les premières règles de son art, est incapable ; mais il paraît que l’abbé Desfontaines sait bien mal les règles du goût, de l’équité, de la raison, de la société, et, surtout, de la reconnaissance. Il n’y a point de lecteur qui ne doive être indigné quand cet abbé compare les stoïciens aux quakers. Il ne sait pas que les quakers sont des gens pacifiques, les agneaux de ce monde ; que c’est un point de la religion chez eux de ne jamais aller à la guerre, de ne porter pas même d’épée. C’est avec autant d’erreur qu’il prononce que Brutus était un particulier ; tout le monde sait assez qu’il était sénateur et préteur, que tous les conjurés étaient sénateurs, etc. Je ne relèverai point toutes les méprises dans lesquelles il tombe ; mais je vous avoue que toute ma patience m’abandonne, quand il ose dire que la Mort de César est une pièce contre les mœurs. Est-ce donc à lui à parler de mœurs ? Pourquoi fait-il imprimer une lettre que je lui ai écrite avec confiance ? Il trahit le premier devoir de la société. Je le priais de garder le secret sur ma lettre et sur le lieu où je suis, et de dire seulement, en deux mots, que cette impertinente édition de la Mort de César n’a presque rien de commun avec mon ouvrage. Au lieu de faire ce que je lui demande, il imprime une satire où il n’y a ni raison ni équité ; et, au bout de cette satire, il donne ma lettre au public. On croirait peut-être, à ce procédé, que c’est un homme qui a beaucoup à se plaindre de moi, et qui cherche à se venger à tort et à travers ; c’est cependant ce même homme pour qui je me traînai à Versailles, étant presque à l’agonie, pour qui je sollicitai toute la cour, et qu’enfin je tirai de Bicêtre. C’est ce même homme que le ministère voulait faire brûler, contre qui les procédures étaient commencées ; c’est lui à qui j’ai sauvé l’honneur et la vie ; c’est lui que j’ai loué comme un assez bon écrivain, quoiqu’il m’eût fort faiblement traduit (1) ; c’est lui, enfin, qui, depuis ces services essentiels, n’a jamais reçu de moi que des politesses, et qui, pour toute reconnaissance, ne cesse de me déchirer. Il veut, dans les feuilles qu’il donne toutes les semaines, tourner la Henriade en ridicule. Savez-vous qu’il en a fait une édition clandestine à Evreux, et qu’il y a mis des vers de sa façon ? C’était bien la meilleure manière de rendre l’ouvrage ridicule. Je vous avoue que ce continuel excès d’ingratitude est bien sensible. J’avais cru ne trouver dans les belles-lettres que de la douceur et de la tranquillité, et, certainement, ce devait être leur partage ; mais je n’y ai rencontré que trouble et qu’amertume. Que dites-vous de l’auteur d’une brochure contre les Lettres philosophiques, qui commence par assurer que, non seulement j’ai fait imprimer cet ouvrage en Angleterre, mais que j’ai trompé le libraire avec qui j’ai contracté ; moi qui ai donné publiquement cet ouvrage à M. Thieriot, pour qu’il en eût seul tout le profit ? Peut-on m’accuser d’une bassesse si directement opposée à mes sentiments et à ma conduite ? Qu’on m’attaque comme auteur, je me tais ; mais qu’on veuille me faire passer pour un malhonnête homme, cette horreur m’arrache des larmes. Vous voyez avec quelle confiance je répands ma douleur dans votre sein. Je compte sur votre amitié autant que j’ambitionne votre estime.

1 – Desfontaines avait traduit l’Essai sur la poésie épique, qui avait paru d’abord en anglais. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Cirey, le 4 Octobre.

 

          Je vous avoue, mon cher ami, que je suis indigné des brochures de l’abbé Desfontaines. C’est déjà le comble de l’ingratitude, dans lui, de prononcer mon nom, malgré moi, après les obligations qu’il m’a ; mais son acharnement à payer

par des satires continuelles la vie et la liberté qu’il me doit est quelque chose d’incompréhensible. Je lui avais écrit pour le prier d’avertir le public, comme il est vrai, que la pièce de Jules César, telle qu’elle est imprimée, n’est point mon ouvrage. Au lieu de répondre, que fait-il ? Une critique, une satire infâme de ma pièce ; et, au bout de sa satire, il fait imprimer ma lettre, sans m’en avoir averti ; il joint à cet indigne procédé celui de mettre la date du lieu où je suis, et que je voulais qui fût ignoré du public. Quelle fureur possède cet homme, qui n’a d’idées dans l’esprit que celles de la satire, et de sentiments dans le cœur que ceux de la plus lâche ingratitude ? Je ne lui ai jamais fait que du bien, et il ne perd aucune occasion de m’outrager. Il joint les imputations les plus odieuses aux critiques d’un ignorant et d’un homme sans goût. Il dit que César est une pièce contre les bonnes mœurs, et il ajoute que Brutus a les sentiments d’un quaker plutôt que d’un stoïcien. Il ne sait pas qu’un quaker est un religieux au milieu du monde, qui fait vœu de patience et d’humilité, et qui, loin de venger les injures publiques, ne venge jamais les siennes, et ne porte pas même d’épée. Il avance, avec la même ignorance, que Brutus était un particulier sans caractère, oubliant qu’il était prêteur. C’est avec le même esprit que ce prétendu critique, en condamnant le Temple du Goût, veut justifier la ressemblance de la plupart des caractères des héros de Racine, tels que Bajazet, Xipharès, Hippolyte, que je nomme expressément. Je dis qu’ils paraissent un peu courtisans français, et il parle du caractère de Pyrrhus, dont je n’ai pas dit un mot. Il met ensuite la Henriade à côté des ouvrages de mademoiselle Malcrais (1). Il veut faire l’extrait d’un ouvrage anglais, intitulé Alciphron, du docteur Berkeley, qui passe pour un saint dans sa communion. Ce livre est un dialogue en faveur de la religion chrétienne. Il y a un interlocuteur qui est un incrédule. L’abbé Desfontaines prend les sentiments de cet interlocuteur pour les sentiments de l’auteur, et traite hardiment Berkeley d’athée. Il loue les plus mauvais ouvrages du même fonds d’iniquité et de mauvais goût dont il condamne les bons. Je crois bien que le public éclairé me vengera de ses impertinentes critiques ; mais je voudrais bien que l’on sût qu’au moins la tragédie de Jules César n’est point de moi telle qu’elle est imprimée. Peut-on m’imputer des vers sans rime, sans mesure, et sans raison, dont cette misérable édition est parsemée ? Vous êtes des amis du Pour et Contre ; engagez-le, je vous en prie, à me rendre justice dans cette occasion. A l’égard de l’abbé Desfontaines, ne pourriez-vous pas lui faire sentir l’infamie de son procédé, et à quoi il s’expose ? Que dira-t-il, quand il verra à la tête de la Henriade, ou de mes autres ouvrages, l’histoire de son ingratitude ?

 

          J’ai lu aussi cette indigne Critique des Lettres philosophiques. Vous croyez bien que je la regarde avec le profond mépris qu’elle mérite ; mais je vois que les calomnies s’accréditent toujours. Ce méchant livre n’est que l’écho des cris des misérables auteurs qui ne cessent d’aboyer contre moi. Que de bassesse et que d’horreur chez les gens de lettres ! Eux qui devraient apprendre à penser aux autres hommes, et enseigner la raison et la vertu, ne servent qu’à déshonorer l’espèce humaine. Un misérable auteur famélique, qui imprime ses sottises ou celles des autres, pour vivre, s’imagine que c’est dans ce dessein que j’ai donné des ouvrages au public. Il ose dire que j’ai trompé mon libraire, au sujet de ces Lettres que vous connaissez. Quelle indignité et quelle misère ! Devez-vous souffrir, mon cher Thieriot, une accusation pareille ? Vous, pour qui seul ces Lettres ont été imprimées en Angleterre, supportez-vous qu’on m’accuse d’avoir travaillé pour moi ? La probité ne vous engage-t-elle pas à réfuter, une bonne fois pour toutes, ces odieuses imputations ? Engagez un peu l’abbé Prévost à entrer sagement dans ce détail, en parlant de la Critique des Lettres philosophiques. J’ai extrêmement à cœur que le public soit désabusé des bruits injurieux qui ont couru sur mon caractère. Un homme qui néglige sa réputation est indigne d’en avoir ; j’en suis jaloux, et vous devez l’être, vous qui êtes mon ami. Il vous sera très aisé de faire insérer dans le Pour et Contre quelques réflexions générales sur les calomnies dont les gens de lettres sont souvent accablés. L’auteur pourrait, après avoir cité quelques exemples, parler de l’accusation générale que j’ai essuyée, au sujet des souscriptions de la Henriade (2), que j’ai toutes remboursées de mon argent aux souscripteurs français qui ont négligé d’envoyer à Londres ; de sorte que la Henriade, qui m’a valu quelque avantage en Angleterre, m’a coûté beaucoup en France ? et je suis assurément le seul homme à qui cela soit arrivé. Il pourrait ensuite réfuter les autres calomnies qu’on a entassées dans mon prétendu Portrait, en disant ce que j’ai fait en faveur de plusieurs gens de lettres, lorsque j’étais à Paris. Ces faits avérés sont une réponse décisive à toutes les calomnies. On y pourrait ajouter que l’abbé Desfontaines, qui m’outrage tous les huit jours, est l’homme du monde qui m’a le plus obligations. Tout cela, dicté par la bonté de votre cœur et par la sagesse de votre esprit, arrangé par la plume de l’auteur du Pour et Contre, ne pourrait faire qu’un très bon effet ; après quoi, tout ce que je souhaiterais, ce serait d’être oublié de tout le monde, hors des personnes avec qui je vis, et de vous, que j’aimerai toute ma vie.

 

 

1 – Pseudonyme de Desforges-Maillard. (G.A.)

 

2 – Voyez, plus haut, la lettre à Josse. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé d’Olivet.

Cirey, par Vassy en Champagne, ce 4 Octobre.

 

          Quel procédé est-ce là ? Pourquoi donc ne m’écrivez-vous point ? Avez-vous, s’il vous plaît, un plus ancien ami que moi ? Avez-vous un approbateur plus zélé de vos ouvrages ? Je vous avertis que ma colère contre vous est aussi grande que mon estime et que mon amitié, et qu’ainsi je dois être terriblement fâché. En un mot, je souhaite passionnément que vous m’écriviez, que vous me parliez de vous, de belles-lettres, d’ouvrages nouveaux. Je veux réparer le temps perdu ; je veux m’entretenir avec vous. Premièrement, je vous demande en grâce de me mander où je pourrais trouver le livre pour lequel le pauvre Vanini (1) fût brûlé. Ce n’est point son Amphitheatrum ; je viens de lire cet ennuyeux Amphitheatrum ; c’est l’ouvrage d’un pauvre théologien orthodoxe. Il n’y a pas d’apparence que ce barbouilleur thomiste soit devenu tout d’un coup athée. Je soupçonne qu’il n’y a nul athéisme dans son fait, et qu’il pourrait bien avoir été cuit, comme Gaufridi (2) et tant d’autres, par l’ignorance des juges de ce temps-là. C’est un petit point d’histoire que je veux éclaircir, et qui en vaut la peine, à mon sens.

 

          Il y a dans Paris un homme beaucoup plus brûlable ; c’est l’abbé Desfontaines. Ce malheureux, qui veut violer tous les petits garçons et outrager tous les gens raisonnables, vient de payer d’un procédé bien noir les obligations qu’il m’a. Vous me demanderez peut-être quelles obligations il peut m’avoir. Rien que celle d’avoir été tiré de Bicêtre, et d’avoir échappé à la Grève. On voulait, à toute force, en faire un exemple. J’avais alors bien des amis que je n’ai jamais employés pour moi ; enfin je lui sauvai l’honneur et la vie, et je n’ai jamais affaibli par le plus léger procédé les services que je lui ai rendus. Il me doit tout ; et, pour unique reconnaissance, il ne cesse de me déchirer.

 

          Savez-vous qu’on a imprimé une tragédie de César, composée de beaucoup de mes vers estropiés, et de quelques-uns d’un régent de rhétorique, le tout donné sous mon nom ? J’écrivis à l’abbé Desfontaines avec confiance, avec amitié, à ce sujet ; je le prie d’avertir, en deux mots, que l’ouvrage tel qu’il est, n’est point de moi. Que fait mon abbé des Chauffours (3) ? Il broche, dans ses Malsemaines (4), une satire honnêtement impertinente, dans laquelle il dit que Brutus était un quaker ; ignorant que les quakers sont les plus bénins des hommes, et qu’il ne leur est pas seulement permis de porter l’épée. Il ajoute qu’il est contre les bonnes mœurs de représenter l’assassinat de César ; et, après tout cela, il imprime ma lettre. Quels procédés il y a à essuyer de la part de nos prétendus beaux esprits ! Que de bassesses ! Que de misères ! Ils déshonorent un métier divin. Consolez-moi par votre amitié et par votre commerce. Vous avez le solide des anciens philosophes et les grâces des modernes ; jugez de quel prix vos attentions seront pour moi. S’il y a quelque livre nouveau qui vaille la peine d’être lu, je vous prie de m’en dire deux mots. Si vous faites quelque chose, je vous prie de m’en parler beaucoup.

 

 

1 – Voyez les Lettres à S.A.S le prince de ***. (G.A.)

 

2 – Voyez le Prix de la justice et de l’humanité, chapitre IX. (G.A.)

 

3 – Des Chauffours fut brûlé comme pédéraste. (G.A.)

 

4 – C’est-à-dire, dans ses Observations qui paraissaient hebdomadairement. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’abbé Asselin.

Cirey, par Vassy,  4 Octobre 1735 (1).

 

          Vous voyez, monsieur, ce qui arrive de cette impression malheureuse. Voyez si vous êtes intéressé à repousser la calomnie. Voilà l’abbé Desfontaines, un homme qui me doit tout, à qui j’ai sauvé l’honneur et la vie, que j’ai tiré de Bicêtre, dont j’ai fait suspendre le procès criminel, et qui, depuis ce temps-là, n’a jamais eu à se plaindre de moi ; voilà, dis-je, ce même homme qui dans ses feuilles ose dire que la tragédie que vous avez fait jouer est une pièce contre les bonnes mœurs !

 

          Je m’étais adressé à lui, pour le prier de faire connaître au public que je n’ai nulle part à cette misérable édition, où mon ouvrage est si défiguré ; et n’avais-je pas quelque droit de compter qu’il parlerait au moins de moi avec honnêteté ? Cependant, pour toute réponse, il fait imprimer ma lettre sans m’en avertir, et joint à cette grossièreté, à cette faute contre la société, les plus mauvaises critiques et les plus lâches calomnies.

 

          Ce qu’il y a de plus cruel, monsieur, c’est que je sais qu’on a dit à M. Rouillé, qui est seul chargé de la librairie, que la Mort de César est l’ouvrage d’un mauvais citoyen, et que c’est moi qui l’ait fait imprimer furtivement, pour braver les règles que M. le garde des sceaux a établies.

 

          J’ose dire, monsieur, que votre probité doit vous engager à réfuter de telles calomnies. Vous êtes à portée de les faire réfuter dans les journaux et dans toutes les Nouvelles publiques. Je vous le demande en grâce. Vous devriez bien aussi vous donner la peine de voir M. Rouillé, ou de lui écrire, pour le prier de faire des recherches contre l’éditeur. M. Hérault ne se mêle plus de la librairie.

 

          Je vous supplie instamment, monsieur, de vouloir bien vous donner un peu de mouvement dans une affaire qui est devenue la vôtre ; je vous en aurai une obligation infinie. Donnez, monsieur, je vous en conjure, cette marque d’amitié à l’homme du monde qui est le plus rempli d’estime et d’attachement pour vous.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot.

A Cirey, le 13 Octobre.

 

          Vous êtes de ceux dont parle madame Deshoulières,

 

          « Gens dont le cœur s’exprime avec esprit (1). »

 

 

Votre lettre, mon tendre ami,

Porte ce double caractère ;

Aussi ce n’est point à demi

Que votre missive a su plaire

A la nymphe sage et légère

Dont le bon goût s’est affermi,

Si loin des routes du vulgaire.

Elle sait penser et sentir,

Et philosopher et jouir ;

Ce que peu de gens savent faire.

Ah ! Je vous verrais accourir

A son aimable sanctuaire,

La voir, l’admirer, la chérir :

Vous m’avoueriez que sa lumière

Sait éclairer sans éblouir :

Oui, vous vous laisseriez ravir

Par cette âme si singulière,

Qui, sans effort, sait réunir

Les arts, la raison, le plaisir,

Les travaux et le doux loisir,

Tout le Parnasse, et tout Cythère.

Je vous connais, et, de ce pas,

Vous franchiriez votre hémisphère,

Pour voir, pour aimer tant d’appas ;

Mais je sais qu’on ne quitte pas

Pollion La Popelinière.

 

 

          Du moins, si vous ne pouvez venir, écrivez donc bien souvent, et n’allez pas imaginer qu’il faille attendre ma réponse pour me récrire. Vous êtes à la source de tout ce qu’on peut mander ; et moi, quand je vous aurai dit que je suis heureux loin du monde, occupé sans tumulte, philosophe pour moi tout seul, tendre pour vous et pour une ou deux personnes, j’aurai tout dit. C’est à vous de m’inonder de nouvelles ; vos lettres seront pour moi historia nostri temporis.

 

          Je suis bien aise d’avoir deviné que la musique de Rameau ne pouvait jamais tomber. L’abbé Desfontaines en a fait une critique qui ne peut être que d’un ignorant, qui manque d’un sens comme de bon sens. S’il n’a pas d’oreille, du moins devrait-il se taire sur les choses qui ne sont pas de sa compétence. Il parle de musique comme de poésie.

 

          Si je croyais qu’on pût représenter le Samson, je le travaillerais encore ; mais il faut s’attendre que le poème sera aussi extraordinaire dans son genre que la musique de notre ami l’est dans le sien.

 

          En attendant, je vous dirai un petit mot de la tragédie de Jules César. Demoulin doit vous envoyer la dernière scène. Vous jugerez par là combien le reste de l’ouvrage est différent de l’imprimé. Je crois qu’il est nécessaire de faire une édition correcte de l’ouvrage. Voici quel est mon projet.

 

          Faites faire cette édition ; que le libraire donne un peu d’argent et quelques livres à votre choix ; l’argent sera pour vous, et les livres pour moi. Seulement je voudrais que le pauvre abbé de La Mare pût avoir de cette affaire une légère gratification, que vous règlerez. Il est dans un triste état. Je l’aide autant que je peux ; mais je ne suis pas en état de faire beaucoup.

 

          Mille tendres compliments à l’imagination forte et naïve de notre petit Bernard (2) : il y a mille ans que je ne lui ai écrit. Mais savez-vous bien que je n’ai pas de temps, et que je suis aussi occupé qu’heureux ?

 

Vive memor nostrî.

 

 

1 – Dans son Rondeau contre l’amour. (G.A.)

 

2 – Gentil-Bernard. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Asselin

A Cirey, 24 Octobre.

 

          M. Demoulin, monsieur, a dû vous remettre un papier qui contient la dernière scène de Jules César, telle que je l’ai traduite de Shakespeare, ancien auteur anglais. Je ne vous en donnai qu’une partie, parce que j’avais supprimé, pour votre théâtre, l’assassinat de Brutus. Je n’avais osé être ni Romain ni Anglais à Paris. Cette pièce n’a d’autre mérite que celui de faire voir le génie des Romains, et celui du théâtre d’Angleterre ; d’ailleurs, elle n’est ni dans nos mœurs, ni dans nos règles ; mais l’abbé Desfontaines aurait dû faire à cette étrangère les honneurs du pays un peu mieux. Il me semble que c’est enrichir la république des lettres que de faire connaître le goût de ses voisins ; et peut-on faire connaître les poètes autrement qu’en vers ? C’était là un beau champ pour l’abbé Desfontaines. Il est bien étonnant qu’il ait parlé de cet ouvrage comme s’il eût critiqué une pièce de notre théâtre. Vous lui ferez sans doute faire cette réflexion, si vous le voyez. J’ai beaucoup de sujets de me plaindre de lui, et j’en suis très fâché, parce qu’il a du mérite. Je ne veux avoir de guerre littéraire avec personne ; ces petits débats rendent les lettres trop méprisables. L’abbé Desfontaines m’avertit que j’en vais soutenir une sur son théâtre, au sujet des ouvrages de Campistron. Il y a du temps qu’il l’a commencée, et bien injustement. Je proteste, en homme d’honneur, que je n’ai jamais rien écrit contre cet auteur, et que je n’ai jamais vu l’écrit dont l’abbé Desfontaines parle. Faites-lui sentir, monsieur, combien il est odieux de me faire jouer, malgré moi, un personnage qui me déplaît, et de me mêler dans une querelle où je ne suis jamais entré. Il me menace d’insérer dans son journal des pièces désagréables contre moi. Sur cette matière, tout ce que je répondrai sera une protestation solennelle que je ne sais ce dont il s’agit. Pourquoi veut-il toujours s’acharner à me piquer et à me nuire ? Est-ce là ce que je devais attendre de lui ? Je vous prie, monsieur, de joindre à vos bontés celle de lui parler. Il a trop de mérite, et j’ose dire qu’il m’a trop d’obligations, pour que je veuille être son ennemi. Pour vous, monsieur, je n’ai que des grâces à vous rendre, et je vous serai attaché toute ma vie, avec toute l’estime et toute la reconnaissance que je vous dois.

 

 

 

 

à M. de Cideville

A Cirey, ce 3 Novembre.

 

          La divine Emilie, mon cher ami, n’est pas trop pour Anacréon. C’est la première fois que je n’ai pas été de son avis ; je tiens que c’est à vous à le faire parler. Je suis persuadé que, dans quarante ans, vous aimerez comme lui ; vous l’imitez déjà dans sa vie et dans ses vers aimables ; mais Anacréon n’était pas conseiller au parlement, et n’aurait jamais quitté un opéra pour aller juger.

 

          Il y a peu de choses à corriger aux Songes et à Daphnis et Chloé, pour les rendre propres au théâtre. L’acte d’Anacréon vous coûtera encore moins, , la conformité du style et des mœurs vous soutiendra. Vous n’avez rien de l’ignorance de Daphnis, vos plaisirs ne sont point des songes ; mais, quand il s’agit d’Anacréon, vous serez un dévot qui fêterez votre patron. Trouveriez-vous mauvais qu’Anacréon aimât la même personne que le roi, et qu’il fût préféré ? Je ne haïrais pas de voir le chansonnier des Grecs l’emporter sur un monarque.

 

          Je vous envoie, mon cher ami, la dernière scène de Jules César ; c’est de toutes les scènes de cette pièce celle qui a été imprimée avec le plus de fautes. Elle a, ce me semble, une très grande singularité, c’est qu’elle est une traduction assez fidèle d’un auteur anglais qui vivait il y a cent cinquante ans ; c’est Shakespeare, le Corneille de Londres, grand fou d’ailleurs, et ressemblant plus souvent à Gilles qu’à Corneille ; mais il a des morceaux admirables. Mandez-moi ce que vous pensez de celui-ci.

 

          Je vous ai déjà mandé les impertinences de l’abbé Desfontaines, au sujet de ce Jules César. Il appelle la scène que je vous envoie une controverse ; c’est là la moindre de ses critiques. Il ne faut pas exiger de goût de lui ; mais je devais en attendre, au moins plus de reconnaissance. Les auteurs faméliques sont pardonnables, s’ils déchirent leurs amis, ce n’est que pas nécessité. Ce sont des anthropophages qui réservent pour le dernier celui à qui ils ont le plus d’obligations. Envoyez, je vous prie, la scène de Shakespeare à notre ami Formont, et qu’il m’en dise un peu son avis.

 

          Adieu, mon aimable ami ; il faudrait, pour que je fusse entièrement heureux, que vous vinssiez quelque jour à Cirey. Emilie vous fait mille compliments. Linant commence une tragi-comédie ; puisse-t-il l’achever !

 

 

 

 

à M. Thieriot

 Cirey, 3 Novembre.

 

Ami des arts, sage voluptueux,

Languissamment assis au milieu d’eux,

Juge éclairé, sans orgueil, sans envie,

Chez Pollion vous passez votre vie,

Heureux par lui, si l’on peut être heureux.

Moi, je le suis, mais c’est par Emilie :

Mon cœur s’épure au feu de son génie.

Ah ! Croyez moi, j’habite au haut des cieux ;

J’y resterai ; j’ose au moins le prétendre :

Mais si d’un ciel et si pur et si doux,

Chez les humains il me fallait descendre,

Ce ne serait que pour vivre avec vous.

 

 

          Nous avons ici le marquis Algarotti, jeune homme qui sait les langues et les mœurs de tous les pays, qui fait des vers comme l’Arioste, et qui sait son Locke et son Newton ; il nous lit des dialogues qu’il a faits sur des parties intéressantes de la philosophie ; moi qui vous parle, j’ai fait aussi mon petit cours de métaphysique (1), car il faut bien se rendre compte à soi-même des choses de ce monde. Nous lisons quelques chants de Jeanne la Pucelle, ou une tragédie de ma façon, ou un chapitre du Siècle de Louis XIV. De là nous revenons à Newton et à Locke, non sans vin de champagne et sans excellente chère, car nous sommes des philosophes très voluptueux, et sans cela nous serions bien indignes de vous et de votre aimable Pollion. Voilà un compte assez exact de ma vie. Voilà ce qui fait, mon cher Thieriot, que je ne suis point avec vous ; mais comptez que ma vie en est plus douce, en sachant combien la vôtre est agréable. Mon bonheur fait bien ses compliments au vôtre. Faites ma cour à ce charmant bienfaiteur.

 

 

Buvez ma santé tous les deux

Avec ce champagne mousseux

Qui brille ainsi que son génie.

Moi, chez la sublime Emilie,

Dans nos soupers délicieux,

Je bois à vous en ambroisie.

 

 

          Je lui ai tout au moins autant d’obligation que vous en avez à M. de La Popelinière. Ce qu’elle a fait pour moi dans l’indigne persécution que j’ai essuyée, et la manière dont elle m’a servi, m’attacherait à son char pour jamais, si les lumières singulières de son esprit, et cette supériorité qu’elle a sur toutes les femmes, ne m’avaient déjà enchaîné. Vous savez si mon cœur connaît l’amitié : jugez quel attachement infini je dois avoir pour une personne dans qui je trouve de quoi oublier tout le monde, auprès de qui je m’éclaire tous les jours, à qui je dois tout. Mon respect et ma tendre amitié pour elle sont d’autant plus forts que le public l’a indignement traitée. On n’a connu ni ses vertus, ni son esprit supérieur. Le public était indigne d’elle. Vous m’allez dire qu’en vivant dans le sein de l’amitié et de la philosophie, je devrais ne point sentir ces piqûres d’épingle de l’abbé Desfontaines, et ces calomnies dont on m’a noirci. Non, mon ami, du même fonds de sensibilité que j’idolâtre le mérite et les bontés de madame du Châtelet, je suis sensible à l’ingratitude, et je voudrais qu’un homme témoin de tant de vertus ne fût point calomnié. Arrangez tout pour le mieux avec l’abbé Prévost, je lui aurai une véritable obligation. J’ai peur seulement que cette scène traduite de Shakespeare ne soit imprimée dans d’autres journaux ; j’ai peur même que l’abbé Asselin ne l’ait donnée à l’abbé Desfontaines ; mais ne pourriez-vous pas parler ou faire parler à l’abbé Desfontaines même ? Ne lui reste-t-il aucune pudeur ?

 

          Je vous avertis qu’on va imprimer le Jules César à Amsterdam. J’y enverrai le manuscrit correct. Après cela il faudra bien qu’il paraisse en France. On prépare en Hollande une nouvelle édition de mes folies en prose et en vers. Voici encore de la besogne pour moi. Il faut que je passe le rabot sur bien des endroits ; il faut assommer mon imagination par un travail pénible : mais ce n’est qu’à ce prix qu’on peut faire quelque honneur à son pays. Labor improbus omnia vincit. Si ceux qui sont à la tête des spectacles aiment assez les beaux-arts pour protéger notre grand musicien Rameau, il faudra qu’il donne son Samson. Je lui ferai tous les vers qu’il y voudra ; mais il aurait besoin d’un peu de protection. Que dites-vous d’un nommé Hardion (2), à qui on avait donné Samson à examiner, et qui a fait tout ce qu’il a pu pour empêcher qu’on ne le jouât ? Nous avons besoin d’un examinateur raisonnable ; mais surtout que Rameau ne s’effarouche point des critiques. La tragédie de Samson doit être singulière, et dans un goût tout nouveau comme sa musique. Qu’il n’écoute point les censeurs. Savez-vous bien que M. de Richelieu a trouvé la musique détestable ? Hélas ! M. de Richelieu l’a eue chez lui sans la connaître. Adieu, écrivez-moi.

 

 

1 – Membre de l’Académie française. (G.A.)

 

2 – Voyez le Traité de métaphysique. (G.A.)

 

 

CORRESPONDANCE - 1735 - 7

 

 

 

Commenter cet article