CORRESPONDANCE - Année 1735 - Partie 6

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Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, 1er Septembre.

 

          Mon cher ami, il faut toujours que, de près ou de loin, je reçoive quelque taloche de la fortune. J’avais eu la condescendance de donner ma petite tragédie de Jules César à l’abbé Asselin, pour la faire jouer à son collège, avec promesse de sa part que copie n’en serait point tirée ; c’était une fidélité qu’on m’avait religieusement gardée à l’hôtel Sassenage. Je n’ai pas été aussi heureux au collège d’Harcourt. J’apprends que non seulement on vient d’imprimer cet ouvrage, mais qu’on l’a honoré de plusieurs additions et corrections qu’un régent de collège y a faites. Je suis persuadé qu’on ne manquera pas encore de dire que c’est moi qui l’ai fait imprimer ; ainsi me voilà calomnié et ridicule. Ne pourriez-vous point me sauver une partie de l’opprobre, en publiant et en faisant mettre dans les journaux que je ne suis en aucune manière responsable, mais bien très affligé de cette misérable édition ?

 

          Autre misère : on m’envoie une Ramsaïde (1), maudite rapsodie, infâme calotte, et mon nom est à la tête. Dites-moi franchement, le monde est-il assez sot pour m’attribuer cet ouvrage ? Consolez-moi en m’écrivant. Je croyais, en ayant renoncé au monde, avoir renoncé à ses tracasseries comme à ses pompes ; mais il est dur de se voir, d’un côté, père putatif d’enfants supposés, et, de l’autre, père malheureux d’enfants barbouillés.

 

          Si je ne suis pas heureux en famille, au moins le suis-je en amis. Savez-vous bien, à propos d’amis, que notre Falkener est ambassadeur en Turquie ! Un marchand, homme d’esprit, est quelque chose, comme vous voyez, chez les Anglais ; mais parmi nous, il vend son drap et paie la capitation. Vale, scribe, ama.

 

 

1 – Satire contre Ramsay. (G.A)

 

 

 

 

à M. X*** (1)

 

          Vous savez, monsieur, quel bruit ont fait des gens peu philosophes au sujet d’une tragédie un peu philosophique. Je vous supplie d’ordonner que l’abbé Desfontaines ne verse point ses poisons sur cette blessure. Je ne serai pas le seul qui vous aurai obligation. Je me flatte encore que M. de Moncrif, chargé de l’édition de Rousseau, voudra bien se souvenir que je suis son ami, et que je vous suis tendrement attaché depuis longtemps ? Oserai-je encore vous supplier de l’aider à s’en souvenir ? Vous connaissez le tendre et respectueux dévouement de V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A)

 

 

 

 

à M. l’Abbé Desfontaines

 

A Cirey, près de Vassy en Champagne, ce 7 septembre.

 

          … Je m’amusai il y a quelques années, à faire une tragédie en trois actes, de la Mort de Jules César. C’est une pièce tout opposée au goût de notre nation. Il n’y a point de femme dans cette pièce ; il n’est question que de l’amour de la patrie ; d’ailleurs elle est aussi singulière par l’arrangement théâtral que par les sentiments. En un mot, elle n’est point faite pour le public. Je l’avais confiée, il y a deux ans, à MM. de … (1), qui la représentèrent, et qui eurent la fidélité de n’en garder aucune copie. J’ai eu, en dernier lieu, la même confiance dans M. l’abbé Asselin, proviseur d’Harcourt, que j’aime et que j’estime ; mais il n’a pu, malgré ses soins, empêcher que quelqu’un de son collège n’en ait tiré une copie. Voila la tragédie aujourd’hui imprimée, à ce que j’apprends, pleine de fautes, de transpositions, et d’omissions considérables. On dit même que le professeur de rhétorique d’Harcourt, qui était chargé de la représentation, y a changé plusieurs vers. Ce n’est plus mon ouvrage. Je sens bien cependant qu’on me jugera comme si j’étais l’éditeur, et que la calomnie se joindra à la critique. Tout ce que je demande, c’est que l’on sache que cette pièce n’est point imprimée telle que je l’ai faite, et que je suis bien loin d’avoir la moindre part à cette édition. Je vous prie d’en dire deux mots dans l’occasion, etc.

 

 

1 – Sassenage. Voyez la lettre précédente. (G.A)

 

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 11 Septembre.

 

          Vos lettres me font un plaisir extrême. Je vois que l’amitié vous donne des forces. Vous écrivez des dix pages à votre ami, d’une main tremblante. Vous me traitez comme le vin de Champagne, dont vous buvez beaucoup avec un estomac faible.

 

 

Puisses-tu, lorsque le destin,

Le soir, pour t’éprouver, t’engage

Chez ta maîtresse ou ta catin,

Trouver en toi-même courage !

 

 

          Je vous envoie ma réponse au cardinal Albéroni. Elle m’avait échappé dernièrement dans mes paquets ; je lui ai écrit, comme je fais à tout le monde, tout naturellement, ce que je pense. Si celui qui demanda, Quid est veritas (1), s’était adressé à moi, je lui aurais répondu : Veritas est ce que j’aime. Ce style  contraint et fardé, qui règne dans presque tous les livres qu’on fait depuis cinquante ans, est la marque des esprits faux, et porte un caractère de servitude que je déteste. Il y a longtemps que j’ai parcouru ces Mémoires du jeune d’Argens (2). Ce petit drôle-là est libre, c’est déjà quelque chose ; mais, malheureusement, cette bonne qualité, quand elle est seule, devient un furieux vice. Il me vient incessamment un ballot de Pour et contre, d’Observations (3), de petits libelles nouveaux ; Ver-Vert y sera ; mais j’attends cette cargaison sans impatience, entre Emilie et le Siècle de Louis XIV, dont j’ai déjà fait trente années. Il n’y a rien dans tout ce siècle de si admirable qu’elle. Elle lit Virgile, Pope, et l’algèbre, comme on lit un roman. Je ne reviens point de la facilité avec laquelle elle lit les Essais de Pope on Man. C’est un ouvrage qui donne quelquefois de la peine aux lecteurs anglais. Si je n’étais pas auprès d’elle, je serais auprès de vous, mon cher ami. Il est ridicule que nous soyons heureux, si loin l’un de l’autre. Vraiment je suis charmé que Pollion de la Popelinière pense un peu favorablement de moi.

 

          C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits. (BOIL., ép. VII).

 

          Je suis toujours très indigné de l’édition de Jules César ; je ne l’ai point encore vue.

 

          On dit que, dans les Indes, l’opéra de Rameau pourrait réussir. Je crois que la profusion de ses doubles croches peut révolter les lullistes ; mais, à la longue, il faudra bien que le goût de Rameau devienne le goût dominant de la nation, à mesure qu’elle sera plus savante. Les oreilles se forment petit à petit. Trois ou quatre générations changent les organes d’une nation. Lulli nous a donné le sens de l’ouïe, que nous n’avions point ; mais les Rameau le perfectionneront. Vous m’en direz des nouvelles dans cent cinquante ans d’ici. Adieu, j’ai cent lettres à écrire.

 

 

1 – Saint-Jean. (G.A)

 

2 – C’est la première fois que Voltaire parle de ce futur philosophe, qui avait alors trente et un ans. (G.A)

 

3 – Le Pour et Contre est le journal de l’abbé Prévost, et les Observations sont de Desfontaines. (G.A)

 

 

 

 

à M. le Chevalier Falkener

AMBASSADEUR D’ANGLETERRE A CONSTANTINOPLE

 

De Cirey, près de Vassy en Champagne, le 18 Septembre 1735 (1).

 

          My dear friend ! your new title will change neither my sentiments, nor my exprressions. My dear Falkener ! friendship is full of talk, but it must be discreet. In the hurry of business you are in, remember only I talk’d to you, about seven years ago, of that very same ambassy. Remember I am the first man who did foretell the honour you enjoy. Believe then no man is more pleased with it than I am. I have my  share in your happiness.

 

          If you pass through France in your way to Constantinople, I advise you I am but twenty leagues from Calais, almost in the road to Paris. The castle is called Cirey, four miles from Vassy-en-Champagne on Saint-Dizier’s road, and eight miles fom Saint-Dizier. The post goes thither. There lives a young lady called the marquise du Châtelet, whom I have taught english to, and who longs to see you. You will lie here, if you remember your friend.

 

TRADUCTION :

 

  Mon cher ami, votre nouveau titre ne changera rien à mes sentiments ni à mes expressions. Mon cher Falkener, l’amitié est bavarde, mais il faut qu’elle soit discrète. Dans le tourbillon d’affaires où vous êtes, rappelez-vous seulement que je vous ai parlé, il y a environ sept ans, de cette même ambassade. Rappelez-vous que je suis le premier qui vous ai prédit l’honneur dont vous jouissez. Croyez donc que nul n’en est plus satisfait que moi. J’ai ma part dans votre bonheur.

 

  Si vous passez par la France pour vous rendre à Constantinople, je vous avertis que je ne suis qu’à vingt lieues de Calais, presque sur la route de Paris. Le château s’appelle Cirey, à quatre milles de Vassy-en-Champagne, sur la route de Saint-Dizier, et à huit milles de cette ville. La poste y passe. Là demeure une jeune dame, appelée la marquise du Châtelet, à qui j’ai enseigné l’anglais, et qui a le plus grand désir de vous voir. Vous vous arrêterez ici, si vous vous souvenez de votre ami. (A. François)

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A)

 

 

 

à M. de Cideville

Ce 20 Septembre, à Cirey, par Vassy.

 

 

Que devient mon cher Cideville ?

Et pourquoi ne m’écrit-il plus ?

Est-ce Thémis, est-ce Vénus

Qui l’a rendu si difficile ?

 

Soit que d’un vieux papier timbré

Il débrouille le long grimoire,

Soit qu’un tendre objet adoré

Lui cède une douce victoire ;

 

Il faut que, loin de m’oublier,

Il m’écrive avec allégresse,

Ou sur le dos de son greffier,

Ou sur le cul de sa maîtresse.

 

Ah ! Datez du cul de Manon ;

C’est de là qu’il me faut écrire ;

C’est le vrai trépied d’Apollon,

Plein du beau feu qui vous inspire.

 

Ecrivez donc des vers badins ;

Mais, en commençant votre épître,

La plume échappe de vos mains,

Et vous f…… votre pupitre.

 

 

          Mais d’où vient que j’écris de ces vilenies-là ? C’est que je deviens grossier, mon cher ami, depuis que vous m’abandonnez. Savez-vous bien qu’il y a plus de trois mois que je n’ai mis deux rimes l’une auprès de l’autre ? J’avais compté que Linant soufflerait un peu mon feu poétique qui s’éteint ; mais le pauvre homme passe sa vie à dormir, et, qui pis est, non somniat in Parnasso . Il ne cultive en lui d’autre talent que celui de la paresse. Son corps et son âme sacrifient à l’indolence ; c’est là sa vocation. Je ne compte plus sur des tragédies de sa façon, je ne lui demande, à présent, que de savoir au moins un peu de latin. Hélas ! A propos de tragédie, je ne sais quel infâme à fait imprimer ma pièce de la Mort de César. Il est dur de voir ainsi mutiler ses enfants ; cela crie vengeance. L’éditeur a plus massacré César que Brutus et Cassius n’ont jamais fait. Cependant ne doutez pas que le public malin ne me juge sur cette édition, et que les gens de lettres, grands calomniateurs de leur métier, ne disent que c’est moi qui ai fait clandestinement imprimer la pièce.

 

          Le pays de la littérature me paraît actuellement inondé de brochures ; nous sommes dans l’automne du bon goût et au temps de la chute des feuilles. Le Pour et Contre est plus insipide que jamais, et les Observations de l’abbé Desfontaines sont des outrages qu’il fait régulièrement une fois par semaine à la raison, à l’équité, à l’érudition, et au goût. Il est difficile de prendre un ton plus suffisant et d’entendre plus mal ce qu’il loue et ce qu’il condamne. Ce pauvre homme, qui veut se donner pour entendre l’anglais, donne l’extrait d’un livre anglais (1) fait en faveur de la religion, comme d’un livre d’athéisme. Il n’y a pas une de ses feuilles qui ne fourmille de fautes. Je me repens bien de l’avoir tiré de Bicêtre, et de lui avoir sauvé la Grève. Il vaut mieux, après tout, brûler un prêtre que d’ennuyer le public. Oportet aliquem mori pro populo. Si je l’avais laissé cuire, j’aurais épargné au public bien des sottises.

 

          J’attends, depuis près d’un mois, le quatrième livre de l’Enéide, en vers français, de la façon de notre ami Formont ; on l’a mis dans un ballot de porcelaines que nous espérons recevoir incessamment. Son Epître sur la décadence du goût me donne grande opinion de sa traduction. Je ne sais si l’abbé du Resnel a fini celle qu’il a entreprise de l’Essai de Pope sur l’Homme. Ce sont des épîtres morales en vers, qui sont la paraphrase de mes petites Remarques sur les Pensées de Pascal. Il prouve, en beaux vers, que la nature de l’homme a toujours été et toujours dû être ce qu’elle est. Je suis bien étonné qu’un prêtre normand ose traduire de ces vérités.

 

          J’ai lu les Fêtes indiennes et très indiennes (2) ; les Adieux de Mars (3), tout propres à être reliés avec la Didon, à être loués par le Mercure galant et par l’abbé Desfontaines, et à faire bâiller les honnêtes gens. J’ai voulu lire Ver-Vert, poème digne d’un élève du P. du Cerceau, et je n’ai pu en venir à bout. Heureusement je n’ai point reçu Abensaïd.

 

          Je me console, avec le Siècle de Louis XIV, de toutes les sottises du siècle présent. J’attends quelque chose de vous comme un baume sur toutes ces blessures. Je me flatte que vous avez reçu ma lettre où je vous parlais de vos petits Daphnis et Chloé.

 

          Adieu, mon très cher ami.

 

          Emilie me fait décacheter ma lettre, pour vous dire qu’elle voudrait bien que Cirey fût auprès de Rouen. Mais comment oserai-je vous parler de la sublime et délicate Emilie, après la lettre grossière que je vous ai écrite ? Son nom épure tout cela. Vous croyez bien qu’elle n’a point lu cette lettre qu’il faut brûler. V.

 

 

1 – L’Alciphron de Berkeley. (G.A.)

 

2 – Les Indes galantes. (G.A.)

 

3 – Comédie en un acte de Le Franc de Pompignan. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Formont  (1)

A Cirey, par Vassy en Champagne, ce 22 Septembre 1735.

 

 

Martin le Franc, qui barbouilla Didon,

Vain dans ses mœurs et faible dans son style,

Sur la Dufrêne (1), allant à l’Hélicon,

S’était vanté d’avoir passé Virgile.

Mais vous, poète au modeste maintien,

A l’esprit juste, aux sons pleins d’harmonie,

Du grand Virgile admirant le génie,

Vous l’imitez, sans vous vantez de rien.

 

 

          C’est ce qui m’est échappé, mon cher ami, après avoir lu votre élégante traduction ; je l’attendais, depuis un mois, avec une extrême impatience. Enfin le ballot est arrivé. Nous avons lu et relu, Emilie, Linant et moi, votre aimable ouvrage. C’est sans contredit la meilleure traduction qu’on ait faite, en aucune langue que je sache, de ce chef-d’œuvre de la poésie latine. Vous pourriez la rendre parfaite avec un peu de travail. Il faudrait rompre la marche un peu trop uniforme des vers, et en corriger environ soixante. J’ose dire que l’ouvrage demande absolument cette réforme ; je vous conjure de vous en donner la peine.

 

          Je sais que vous aimez la poésie pour elle-même. C’est une maîtresse dont les faveurs vous sont chères, sans que vous cherchiez à instruire le public de vos bonnes fortunes ; mais enfin on aime quelquefois à faire parade de son bonheur.

 

          L’épître sur la Décadence du goût vous a déjà fait un honneur infini. Votre quatrième livre de l’Enéide vous en ferait encore davantage à proportion de la difficulté surmontée, et quand même vous ne voudriez pas jouir de votre gloire, jouissez au moins avec vous-même du plaisir de la perfection ; encore quelques pas, et vous y êtes.

 

          Linant ne profite guère de vos exemples ni de vos conseils ; il dort beaucoup, ne fait rien, ne produit rien et ne fera jamais rien. Cideville s’est bien trompé, quand il a voulu faire de Linant un auteur dramatique.

 

          J’ai lu, mon cher Formont, depuis peu un tas de sottises nouvelles. J’ai été bien surpris de rencontrer dans cet amas de brochures impertinentes, qu’on m’a envoyées de Paris, la tragédie de la Mort de César, imprimée. Dieu sait comment ! César n’a jamais été plus massacré par Brutus et par Cassius que par l’abominable éditeur qui m’a joué ce tour. Les entrailles paternelles s’émeuvent à la vue de mes enfants ainsi mutilés ; cela est déplorable.

 

          Je me console avec le Siècle de Louis XIV des sottises de celui-ci. Je ne laisse pas d’avancer chemin. Si Linant était un autre homme, il m’aiderait dans ma besogne. Il me ferait des extraits, il lirait avec moi ; mais le pauvre homme sue, quand il faut écrire deux mots : il écrit comme une femme qui écrit mal, et ne sait pas même l’orthographe. Je l’ai fait précepteur, de peur qu’il ne mourût de faim ; car il n’est d’aucune ressource ni pour les autres ni pour lui.

 

          Savez-vous que l’abbé du Resnel a traduit les Essais de Pope sur la nature humaine ? Cela est bien pis que mes réponses à Pascal. Le péché originel ne trouve pas son compte dans cet ouvrage. Je ne sais comme le du Resnel, qui cherche à faire sa fortune, se tirera de cette traduction… Hélas ! très bien. Il n’y a qu’heur et malheur en ce monde ; il aura un bénéfice, et je serai brûlé. Adieu.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François (G.A.)

 

2 – Actrice qui jouait Didon (A. François)

 

 

 

à M. Thieriot

A Cirey, le 24 Septembre.

 

          Depuis que je vous ai écrit, mon cher ami, j’ai lu force fadaises nouvelles ; une cargaison de petites pièces comiques, d’opéras, de feuilles volantes, m’est venue. Ah ! Mon ami, quelle barbarie et quelle misère ! La nature est épuisée. Le siècle de Louis XIV a tout pris pour lui. Vergimus ad fœses. Je suis si ennuyé, que je n’ai pas la force de m’indigner contre l’abbé Desfontaines. Mais vous, qui avez de l’amitié pour moi, et qui savez ce que j’ai fait pour lui, pouvez-vous souffrir la manière pleine d’ingratitude et d’injustice dont il parle de moi dans ses feuilles ? Je n’avais pas lu ces impertinences hebdomadaires, quand je le priai, il y a quelques jours, de vouloir bien me rendre un petit service ; c’était au sujet de cette misérable édition de la Mort de César. Je le priais d’avertir le public que, non seulement je n’ai aucune part à cette impression, mais que mon ouvrage est tout à fait différent. Je ne sais s’il aura eu assez de probité pour s’acquitter auprès du public de cette petite commission, sans mêler, dans son avertissement, quelque trait de satire et de calomnie. Cependant il m’est important qu’on sache la vérité, et je vous prie d’engager, soit l’abbé Desfontaines, soit le Mercure, soit le Pour et Contre, à me rendre, en deux mots, cette justice.

 

          J’ai lu la nouvelle Critique des Lettres philosophiques (1) ; c’est l’ouvrage d’un ignorant, incapable d’écrire, de penser, et de m’entendre. Je ne crois pas qu’il y ait un honnête homme qui ait pu achever cette lecture. Vous croyez bien que je ne tire pas même vanité des injures que me dit ce misérable ; mais j’avoue que je suis blessé des calomnies personnelles que ces gredins répètent sans cesse. Les cris de la canaille ne peuvent rien contre la réputation d’un écrivain qui a les suffrages du public ; mais les accusations infamantes désolent toujours un honnête homme. De quel front ces lâches calomniateurs osent-ils dire que j’ai trompé mon libraire dans l’édition des Lettres philosophiques à Londres ?  N’êtes-vous pas intéressé à réfuter cette accusation ? Qu’on me dise un peu par quelle rage les gens de lettres s’acharnent à me reprocher ma fortune et l’usage que j’en fais, à moi qui ai prêté et donne tout mon bien, à moi qui ai nourri, logé et entretenu, comme mes enfants, deux gens de lettres (2), pendant tout le temps que j’ai demeuré à Paris, après la mort de madame de Fontaine-Martel. Qu’on me dise quel est le libraire qui peut se plaindre de moi. Il n’y en a aucun de tous ceux que j’ai employés, à qui je n’aie fait gagner de l’argent, et à qui je n’aie remis partie de ce qu’ils me devaient. Je suis honteux d’entrer dans ces détails ; mais la lâcheté avec laquelle on cherche à me diffamer doit exciter le courage de mes amis, et c’est à eux à parler pour moi. En voilà trop sur un chapitre aussi désagréable.

 

          Si vous connaissez quelque livre où l’on puisse trouver de bons mémoires sur le commerce, je vous prie de me l’indiquer afin que je le fasse venir de Paris. Faites-moi connaître aussi tous les livres où l’on peut trouver quelques instructions touchant l’histoire du dernier siècle, et le progrès des beaux-arts ; je vous répèterai toujours cette antienne. Adieu, mon ami. Entonnez-vous toujours beaucoup de vin de champagne ? Avez-vous revu la cruelle bégueule (3), jadis et peut-être encore reine de votre cœur ? Je comptais que mon ami Falkener viendrait me voir, en passant par Calais ; mais il s’en va par l’Allemagne et par la Hongrie.

 

          Si je n’étais pas à Cirey, je vous avoue que, dans deux mois, je serais sur la Propontide avec mon ami, plutôt que de revoir une ville où je suis si indignement traité ; mais, quand on est à Cirey, on ne le quitte point pour Constantinople ; et puis, que ferais-je sans vous ? Vale et me ama, scribe sœpe, scribe multum.

 

 

1 – Réponse aux Lettres philosophiques, par l’abbé Molinier. (G.A.)

 

2 – Linant et Lefèbvre. (G.A.)

 

3 – Mademoiselle Sallé. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le duc de Richelieu

A Cirey, ce 30 Septembre.

 

          Vous attendez apparemment, messieurs du Rhin, que l’Italie soit nettoyée d’Allemands, pour que vous fassiez enfin quelque beau mouvement de guerre, ou peut-être pour que vous publiiez la paix, à la tête de vos armées. Le pacifique philosophe dont vous vous moquez est cependant entre ses montagnes, faisant pénitence comme Don Quichotte, et attendant sa Dulcinée. J’ai appris, dans ma solitude, que madame de Richelieu devient tous les jours une grande philosophe, et qu’elle a berné et confondu publiquement un ignorant prédicateur de jésuite qui s’est avisé de disputer contre elle sur l’attraction et sur le vide. Vous allez, de votre côté, devenir un grand astronome, quand vous aurez le gnonom universel que Varinge (1) a promis de faire pour la somme de 350 livres.

 

          Vous pouvez écrire à votre savante épouse de presser ledit Varinge qui doit travailler à cet ouvrage incessamment, et le livrer au mois d’octobre. Croyez, monsieur le duc, que mon respect pour la physique et pour l’astronomie ne m’ôte rien de mon goût pour l’histoire. Je trouve que vous faites à merveille de l’aimer. Il me semble que c’est une science nécessaire pour les seigneurs de votre sorte, et qu’elle est bien plus de ressource dans la société, plus amusante et bien moins fatigante que toutes les sciences abstraites. Il y a dans l’histoire, comme dans la physique, certains faits généraux très certains ; et pour les petits détails, les motifs secrets, etc., ils sont aussi difficiles à deviner que les ressorts cachés de la nature. Ainsi, il y a partout d’incertitude et de clarté. D’ailleurs ceux qui, comme vous, aiment les anecdotes en histoire, sont assez comme ceux qui aiment les expériences particulières en physique. Voilà tout ce que j’ai de mieux à vous dire en faveur de l’histoire que vous aimez, et que madame du Châtelet méprise un peu trop. Elle traite Tacite comme une bégueule qui dit des nouvelles de son quartier. Ne viendrez-vous pas disputer un peu contre elle, quelque jour, à Cirey ? Je vais vite vous faire bâtir un appartement. Je crois que vous reviendrez des bords du Rhin,

 

 

Un peu las de votre campagne,

Très affamé de jeunes…

Et pour des … fermes et rond

Oubliant toute l’Allemagne.

Vous m’avouerez, pour le certain,

Que votre bonté passagère

Se saisira de la première

Honnête bégueule, ou catin,

Sage ou folle, facile ou fière,

Qui vous tombera sous la main.

Mais, s’il vous peut rester encore

Quelque pitié pour le prochain,

Epargnez, dans votre chemin,

La beauté que mon cœur adore. (2)

 

 

1 – Voyez la lettre à Thieriot, du 15 Mai 1735. (G.A.)

 

2 – Notons ici que Voltaire s’adresse à un de ses prédécesseurs auprès d’Emilie. (G.A.)

 CORRESPONDANCE - 1735 - 6

 

 

 

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