CORRESPONDANCE - Année 1735 - Partie 5

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à M. Thieriot

Cirey.

 

          Je vous envoie, mon cher ami, ma réponse au cardinal Albéroni ; vous ferez de sa lettre et de la mienne l’usage que vous croirez le plus propre ad majoprem rei litterariœ glorium. Vous n’avez pas entendu parler sans doute d’un certain Jules César, qui a été joué assez bien, dit-on, au collège d’Harcourt. C’est une tragédie de ma façon, dont je ne sais si vous avez le manuscrit. Je ne suis plus qu’un poète de collège. J’ai abandonné deux théâtres qui sont trop remplis de cabales, celui de la Comédie-Française et celui du monde. Je vis heureux dans une retraite charmante, fâché seulement d’être heureux loin de vous. Il me paraît que nous sommes l’un et l’autre assez contents de notre destinée. Vous buvez du vin de Champagne avec Pollion La Popelinière ; vous assistez à de beaux concerts italiens ; vous voyez les pièces nouvelles ; vous êtes dans le tourbillon du monde, des belles-lettres, et des plaisirs ; moi je goûte à la paix la plus pure et dans le loisir le plus occupé, les douceurs de l’amitié et de l’étude, avec une femme unique dans son espèce, qui lit Ovide et Euclide, et qui a de l’imagination de l’un et la justesse de l’autre. Je donne tous les jours quelques coups de pinceau à ce beau siècle de Louis XIV, dont je veux être le peintre et non l’historien. La poésie et la philosophie m’amusent dans les intervalles. J’ai corrigé cette Mort de Jules César, et j’aurais grande envie que vous la vissiez. J’ai la vanité de penser que vous y trouveriez quelques vers tels qu’on en faisait il y a soixante ans.

 

          Souvenez-vous, si vous rencontrez en chemin quelque bonne anecdote sur l’histoire des arts, de m’en faire part. Tout ce qui peut caractériser le siècle de Louis XIV est de mon ressort, et est digne de votre attention.

 

          Qu’est-ce que c’est qu’un nouveau Portrait de moi, qui paraît ? Tout le monde attribue le premier au jeune comte de Charost. J’ai bien de la peine à croire qu’un jeune seigneur, qui ne m’a jamais vu, ait pu faire cette satire ; mais le nom de M. de Charost, qu’on met à la tête de ce petit écrit, me confirme dans le soupçon où j’étais que l’ouvrage est d’un jeune abbé de La Mare, qui doit entrer auprès de M. de Charost. C’est un jeune poète vif et peu sage. Je lui ai fait tous les plaisirs qui ont dépendu de moi ; je l’ai reçu de mon mieux, et j’avais même chargé Demoulin de lui donner des secours essentiels. Si c’est lui qui m’a déchiré, il doit être au rang des gens de lettres ingrats. On n’en trouve que trop de cette espèce, qui déshonorent la littérature et l’esprit ; mais je suspends mon jugement, parce qu’il ne faut accuser personne sans être sûr de son fait ; et, d’ailleurs, dans la félicité dont je jouis, mon premier plaisir est d’oublier les injures.

          Mandez-moi des nouvelles, mon cher ami, s’il y en a qui valent la peine d’être sues. Le ballet  (1) de Rameau se joue-t-il ? La Sallé y danse-t-elle ? Y a-t-il à Paris de nouveaux plaisirs ? Mais surtout comment va votre santé ?

 

 

1 – Les Indes galantes, paroles de Fuzelier. On joua ce ballet le 23 Août. (G.A)

 

 

 

 

à M. l’abbé D’Olivet

A Cirey, par Vassy en Champagne, le 24 Août.

 

          Mon cher abbé, savez-vous que je me reproche bien d’avoir passé une partie de ma vie sans profiter de votre aimable commerce ? Vous êtes l’homme du monde que je devrais voir le plus, et que j’ai le moins vu. Je vous réponds bien que, si jamais je quitte la retraite heureuse où je suis, ce sera pour faire un meilleur usage de mon temps. J’aime la saine antiquité, je dévore ce que les modernes ont de bon, je mets au-dessus de toutes les douceurs de la société. On trouve tout cela avec vous. Laissez-moi donc goûter quelque partie de tant d’agréments dans vos lettres, en attendant que je vous voie. Ce que vous appelez mon Arioste est une folie qui n’est pas si longue que la sienne ; non ho pigliato tante coglionerie. Je serais honteux d’avoir employé trente chants à ces fadaises et à ces débauches d’imagination. Je n’ai que dix chants de ma Pucelle Jeanne. Ainsi je suis au moins des deux tiers plus sage que l’Arioste. Ces amusements sont les intermèdes de mes occupations. Je trouve qu’on a du temps pour tout quand on veut l’employer. Mon occupation principale est à présent ce beau siècle de Louis XIV. Les batailles données, les révolutions des empires, sont les moindres parties de ce dessin ; des escadrons et des bataillons battants ou battus, des villes prises et reprises, sont l’histoire de tous les temps ; le siècle de Louis XIV, en fait de guerre et de politique, n’a aucun avant par-dessus les autres. Il est même bien moins intéressant que le temps de la Ligue et celui de Charles-Quint. Otez les arts et les progrès de l’esprit à ce siècle, vous n’y trouverez plus rien de remarquable, et qui doive arrêter les regards de la postérité. Si donc, mon cher abbé, vous savez quelque source où je doive puiser quelques anecdotes touchant nos arts et nos artistes, de quelque genre que ce puisse être, indiquez-les-moi. Tout peut trouver sa place ; j’ai déjà des matériaux pour ce grand édifice. Les Mémoires du P. Nicéron et du P. Desmolets sont mes moindres recueils. J’ai du plaisir même à préparer les instruments dont je dois me servir. La manière dont je recueille mes matériaux est un amusement agréable ; il n’y a point de livres où je ne trouve des traits dont je peux faire usage. Vous savez qu’un peintre voit les objets d’une manière différente des autres hommes ; il remarque des effets de lumière et des ombres qui échappent aux yeux non exercés. Voilà comme je suis ; je me suis établi le peintre du siècle de Louis XIV, et tout ce qui se présente à moi est regardé dans cette vue. Je ressemble à La Flèche, qui faisait son profit de tout.

 

          Savez-vous que j’ai fait jouer, depuis peu, au collège d’Harcourt, une certaine Mort de César, tragédie de ma façon, où il n’y a point de femmes ? Mais il y a quelques vers tels qu’on en faisait il y a soixante ans. J’ai grande envie que vous voyiez cet ouvrage. Il y a de la férocité romaine. Nos jeunes femmes trouveraient cela horrible ; on ne reconnaîtrait pas l’auteur de la tendre Zaïre ; Mais

 

Ridetur chorda qui semper oberrat cadem.

 

                                                             Hor., de Arte poet.

 

Vale, scribe, ama.

 

 

 

 

à M. Berger

A Cirey, le 24 Août.

 

          Vos lettres ajoutent un nouveau charme à la douceur dont je jouis dans la solitude où je me suis retiré loin du monde bruyant, méchant et misérable ; loin des mauvais poètes et des mauvais critiques. J’aime mille fois mieux savoir par vous des nouvelles de tout ce qui se passe que d’en être le témoin. Il y a une infinité d’événements qui ennuient le spectateur, et qui deviennent intéressants quand ils sont bien contés. Vous m’embellissez, par vos lettres, les sottises de mon siècle. Je les lis à une personne respectable et bien aimable, dont le goût est universel ; vos lettres lui plaisent infiniment. Je suis bien aise de vous faire cette petite trahison, afin de vous engager à m’écrire plus souvent. S’il n’y avait que moi qui lusse vos lettres, je vous prierais encore de m’en favoriser chaque jour par le seul intérêt de mon plaisir ; mais puisqu’elles font les délices d’une personne à qui tout le monde voudrait plaire, c’est votre amour-propre qui y est intéressé à présent.

 

          Mandez-moi donc si le grand musicien Rameau est aussi maximus in minimis, et si, de la sublimité de sa grande musique, il descend avec succès aux grâces naïves du ballet. J’aime les gens qui savent quitter le sublime pour badiner. Je voudrais que Newton eût fait des vaudevilles ; je l’en estimerais davantage. Celui qui n’a qu’un talent peut être un grand génie ; celui qui en a plusieurs est plus aimable. C’est apparemment parce que je suis le très humble serviteur de ceux qui touchent à la fois aux deux extrémités, qu’on m’a gravé à côté de M. de Fontenelle. Mon ami Thieriot s’est fait peindre avec la Henriade à la main. Si j’ai une copie de ce portrait, j’aurai ma maîtresse et mon ami dans un cadre. Mandez-moi si vous le voyez quelquefois à l’Opéra, et aiguillonnez un peu la paresse qu’il a d’écrire. Adieu ; je vous embrasse tendrement.

 

 

 

 

à M. de Caumont

A Vassy en Champagne, ce 24 Août 1735.

 

          Eh bien ! Monsieur, avez-vous trouvé, dans les lettres de feu madame d’Uxelles, quelques particularités dont vous pensez que je puisse faire usage ? Songez, je vous en prie, que tout est de mon ressort, que des choses qui paraissent indifférentes peuvent servir à caractériser le siècle que j’ai en vue. Par exemple, un arrêt du conseil, qui met hors des prisons tous les malheureux qui y étaient détenus pour sorcellerie, m’est plus essentiel qu’une bataille ; car on a donné des batailles dans tous les temps : mais le génie des peuples, leurs goûts, leurs sottises n’ont pas été toujours les mêmes. Une erreur détruite, un art inventé ou perfectionné me paraît quelque chose de bien supérieur à la gloire de la destruction et des massacres. Je suis de votre avis, monsieur, sur l’Histoire de Turenne. Je ne méprise point l’historien, et j’estime le héros. Il est vrai que la Vie de Turenne ne m’a point intéressé, mais d’ailleurs il y a quelques morceaux assez bien écrits. On voit dans l’ouvrage un génie froid, mais nourri de la lecture des bons auteurs. Je suis fâché seulement qu’il ressemble à ces mauvais estomacs qui rendent les choses comme ils les ont prises. Je lui passe l’imitation, puisqu’il est né étranger, mais non pas le plagiarisme. C’est un Ecossais enrichi en France, mais il ne fallait pas voler les gens. A l’égard de son héros, j’en reviens toujours à dire qu’il a changé de religion ou par faiblesse ou par intérêt. Car je ne crois pas à un changement par conviction. Il a eu jusqu’à la mort des maîtresses qui se sont moquées de lui ; il a trahi le roi à la tête des armées ; il a dit le secret de l’Etat à une jeune femme ; il a été battu cinq ou six fois ; avec tout cela, je crois que c’est un des grands hommes que nous ayons eus. Maximus ille est qui minimus urgetur.

 

          Je méprise, comme vous, ces petits ouvrages hebdomadaires, ces insectes d’une semaine. Cependant on y trouve quelquefois des choses agréables. Ce sont des vendeurs de grains de chapelet qui ont quelquefois des diamants. Auriez-vous vu une épître en vers sur la décadence du goût ? Elle me paraît bien écrite ; elle est d’un nommé Formont, de Rouen, homme de beaucoup d’esprit, et qui fait de temps en temps de bons vers.

 

          J’espère avoir l’honneur de vous envoyer bientôt, monsieur, une tragédie de la Mort de César. Elle est d’une espèce de chœurs. Elle n’est pas faite pour le parterre de Paris ; mais l’antiquité, et quelques vers comme on en faisait il y a soixante ans : elle est digne de vous.

 

          Je vous suis toujours attaché bien respectueusement. Je ne sais aucune nouvelle dans ma retraite. On parlait d’armistice, je ne sais pourquoi, car c’était une vieille nouvelle ; l’armistice était établi sur le Rhin, depuis cinq mois, entre les pacifiques armées. VOLTAIRE.

 

 

 

 

à M. l’Abbé Asselin

A Vassy en Champagne, ce 24 Août 1735 (1).

 

          Je voudrais bien, monsieur, que la mort de Jules César eût été digne de l’honneur que vous lui avez fait et de la manière dont elle a été représentée (2). Je vous prie de vouloir bien faire mes compliments aux deux acteurs dont on a été si content. Le talent de bien réciter ne saurait être parfait, sans supposer de l’esprit et des qualités aimables qui doivent réussir dans le monde. Des jeunes gens qui ont un pareil talent méritent qu’on s’intéresse à eux. Au reste, j’ai beaucoup retouché cet ouvrage, depuis que l’honneur qu’il a reçu de vous me l’a rendu plus cher ; mais il ne sera jamais autant embelli par mon travail qu’il l’a été par vos soins dans la représentation qui s’en est faite.

 

          Je suis bien sincèrement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. VOLTAIRE.

 

Je vous remercie, monsieur, de la bonté et de la politesse avec laquelle vous avez fait placer les personnes qui demeuraient à Paris avec moi.

 

 

1 – Editeurs, Evariste Bavoux et A. François. (G.A.)

 

2 – Par les élèves du collége.

 

 

 

 

à M***, MÉDECIN

A Cirey, ce 27 Août 1735.

 

          Je vous suis très obligé, monsieur, de votre recette, et encore plus du plaisir que m’a fait votre visite. Votre société me paraît aussi désirable que vos consultations. Heureux les malades qui vous ont pour médecin, et les gens bien sains qui vous ont pour ami ! Madame la marquise du Châtelet aime trop l’esprit, le savoir et le mérite, pour ne pas souhaiter de vous voir, vous et monsieur votre frère. Elle ne songe à avoir des appartements commodes dans son château que pour y attirer des personnes comme vous. Je partage ses sentiments, et j’y joins celui de la reconnaissance. Je fais mille compliments à monsieur votre frère. Les gens de lettres qui aiment la vertu et la liberté de penser sont amis avant de s’être vus.

 

          Je suis bien véritablement, monsieur, etc.

 

 

 

 

Au P. Tournemine, Jésuite

1735.

 

          Mon très cher et révérend Père, j’ai toujours aimé la vérité, et je l’ai cherchée de bonne foi. C’est ce témoignage que je me rends à moi-même, qui m’enhardira toujours à ne me pas croire indigne de votre commerce et de votre amitié.

 

          J’attends de la bonté de votre cœur, et de l’amour que vous avez en connaissance de cause pour les vérités que je cherche, que vous voudrez bien répondre à ma lettre par quelques instructions, et communiquer mes doutes à vos amis.

 

          Je sais que vous êtes un peu paresseux d’écrire, mais vous ne l’êtes ni de penser, ni de rendre service. Daignez donc dicter une réponse. J’en ai trop besoin pour que vous la refusiez. Je ne me plaindrai point ici des injustices que j’ai essuyées, et des cris du parti janséniste. On s’est cru obligé de me sacrifier pour quelque temps. Il n’est pas étonnant que des gens qui font Dieu si cruel, le soient eux-mêmes. Il ne s’agit ici que de quelques propositions sur lesquelles je vous conjure de m’éclairer, et de me faire savoir le sentiment de ceux de vos Pères qui s’adonnent à la philosophie.

 

          1° Je voudrais savoir si vos philosophes qui ont lu attentivement Newton, peuvent nier qu’il y ait dans la matière un principe de gravitation qui agit en raison directe des masses, et en raison renversée du carré des distances ;  il ne s’agit pas de savoir ce que c’est que cette gravitation ; je crois qu’il est impossible de connaître jamais aucun premier principe. Mais Dieu a permis que nous puissions calculer, mesurer, comparer avec certitude. Or il me paraît qu’ont peut être aussi certain que la matière gravite selon les lois des forces centripètes, qu’il est certain que les trois angles d’un triangle quelconque sont égaux à deux droits.

 

          2° On a regardé comme impie cette proposition : Nous ne pouvons pas assurer qu’il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière. Je trouve cette proposition religieuse, et le contraire me semble déroger à la toute-puissance du Créateur. Ceux qui me condamnent me reprochent de croire l’âme mortelle. Mais quand même j’aurais dit, l’âme est matière, cela serait bien éloigné de dire, l’âme périt. Car la matière elle-même ne périt point. Son étendue, son impénétrabilité, sa nécessité d’être configurée et d’être dans l’espace, tout cela et mille autres choses lui demeurent après notre mort. Pourquoi ce que vous appelez âme ne demeurerait-il pas ? Il est certain que je ne connais ce que j’appelle matière, que par quelqu’une de ses propriétés. Je connais même ses propriétés très imparfaitement. Comment puis-je donc assurer que Dieu tout-puissant n’a pu lui donner la pensée ? Dieu ne peut pas faire ce qui implique contradiction ; mais il faut, je crois, être bien hardi pour dire que la matière pensante implique contradiction.

 

          Je suis bien loin de croire que je puisse affirmer que la pensée est matière. Je suis bien loin aussi de pouvoir affirmer que j’aie la moindre idée de ce qu’on appelle esprit.

 

          Je dis simplement qu’il me paraît aussi possible que Dieu fasse penser la substance étendue, qu’il me paraît possible que Dieu joigne un être étendu à un être immatériel.

 

          Dans le doute, ce qui me fait pencher vers la matière, le voici :

 

          Je suis convaincu que les animaux ont les mêmes sentiments et les mêmes passions que moi ; qu’ils ont de la mémoire ; qu’ils combinent quelques idées. Les cartésiens les appelleront machines qui ont des passions, qui gardent vingt ans le souvenir d’une action, et qui ont les mêmes organes que nous. Comment les cartésiens répondront-ils à cet argument-ci ?

 

          Dieu ne fait rien en vain ; il a donné aux bêtes les mêmes organes de sentiments qu’à moi ; donc si les bêtes n’ont point de sentiment, Dieu a fait ces organes en vain.

 

          Les cartésiens ne peuvent éluder la force de ce raisonnement, qu’en disant que Dieu n’a pu faire autrement les organes de la vie des bêtes, qu’en les faisant conformes aux nôtres. Ils me répondront que Dieu m’a donné une âme pour flairer par mon nez et pour ouïr par mes oreilles, et que le chien a un nez et des oreilles, seulement parce que cela était nécessaire à sa vie.

 

          Or cette réponse est bien méprisable : car il y a des animaux qui n’ont point d’oreilles ; d’autres n’ont point de nez, d’autres sont sans langue, d’autres sans yeux. Donc ces organes ne sont point nécessaires à la vie ; donc ce sont des organes de sentiments ; donc les bêtes sentent comme nous.

 

          Maintenant, pourra-t-on assurer qu’il soit impossible à Dieu d’avoir donné le sentiment à ces substances nommées bêtes ? Non, sans doute. Donc il n’est pas impossible à Dieu d’en avoir autant fait pour nous. Or, il est vraisemblable qu’il en a agi ainsi pour les bêtes ; donc il n’est pas hors de vraisemblance qu’il en ait agi ainsi pour nous.

 

          Je viens aux Pensées de M. Pascal. Je remarquerai d’abord que je n’ai jamais trouvé personne en ma vie qui n’a admiré ce livre, et que depuis trois mois plusieurs personnes prétendent qu’elles ont toujours pensé que ce livre était plein de faussetés.

 

          Mais venons-en au fait. Ma grande dispute avec Pascal roule précisément sur le fondement de son livre.

 

          Il prétend que pour qu’une religion soit vraie, il faut qu’elle connaisse à fond la nature humaine, et qu’elle rende raison de tout ce qui se passe dans notre cœur.

 

          Je prétends que ce n’est point ainsi qu’on doit examiner une religion, et que c’est la traiter comme un système de philosophie ; je prétends qu’il faut uniquement voir si cette religion est révélée ou non, et qu’ainsi il ne faut pas dire :

Les hommes sont légers, inconstants, pleins de désirs d’impuissance ; les femmes accouchent avec douleur, et le blé ne vient que quand on a labouré la terre ; donc la religion chrétienne doit être vraie. Car toute religion a tenu et peut tenir le même langage.

 

          Mais il faut au contraire dire si la religion chrétienne a été révélée ; alors nous verrons la vraie raison pourquoi les hommes sont faibles, méchants ; pourquoi il faut semer, etc.

 

          Mon idée est donc que le péché original ne peut être prouvé par la raison, et que c’est un point de foi. Voilà pourtant ce qui a soulevé contre moi tous les jansénistes.

 

 

 

 

Au P. Tournemine, Jésuite

1735.

 

          Mon très cher et révérend Père, l’inaltérable amitié dont vous m’honorez est bien digne d’un cœur comme le vôtre ; elle me sera chère toute ma vie. Je vous supplie de recevoir les nouvelles assurances de la mienne, et d’assurer aussi P. Porée de la reconnaissance que je conserverai toujours pour lui. Vous m’avez appris l’un et l’autre à aimer la vertu, la vérité et les lettres. Ayez aussi la bonté d’assurer de ma sincère estime le révérend P. Brumoy. Je ne connais point le P. Moloni, ni le P. Rouillé dont vous me parlez ; mais s’ils sont vos amis ce sont des hommes de mérite.

 

          J’ai lu avec beaucoup de plaisir le poème latin que vous m’avez envoyé ; et je regrette toujours que ceux qui écrivent si bien dans une langue étrangère et presque inutile, ne s’appliquent pas à enrichir la nôtre. Je fais mes compliments à l’auteur ; et je souhaite, pour l’honneur de la nation, qu’il veuille bien faire dans une langue qu’on parle, ce qu’il fait dans une langue qu’on ne parle plus ; c’est un de vos mérites, mon cher Père, de parler notre langue avec noblesse et pureté ; c’est à un homme qui pense et qui parle comme vous, à faire l’oraison funèbre de feu M. le maréchal de Villars ; le panégyriste est digne du héros. J’ai toujours été très attaché à tous les deux ; et je vous supplie instamment de vouloir bien m’envoyer cet ouvrage.

 

          Vous plaignez l’état où je suis ; je ne suis à plaindre que par ma mauvaise santé ; mais je supporte avec patience les maux réels que me fait la nature : à l’égard de ceux que m’ont faits la fortune, ce sont des maux chimériques. Je suis si loin d’être malheureux, que j’ai refusé, il y a trois semaines, une place chez un souverain d’Allemagne (1), avec la valeur de dix mille livres d’appointement ; et je n’ai refusé cette place que pour vivre en France avec quelques amis, ne présumant pas qu’on ait la barbarie de me persécuter ; et si on l’avait, je vivrais ailleurs heureux et tranquille.

 

          A l’égard des réponses que vous avez bien voulu faire à mes questions philosophiques, je vous avoue qu’elles m’ont bien étonné, et que j’attendais tout autre chose.

 

          1° Je ne vous ai point demandé s’il y a dans la matière un principe d’attraction et de gravitation ; mais je vous ai demandé si ce principe commençait d’être un peu généralement connu parmi les savants de votre ordre, et si ceux qui ne l’admettent pas encore y font quelques objections vraisemblables.

 

          Là-dessus vous me répondez qu’un corps pèse sur un autre, quand il en pousse un autre, etc. Ce qui me fait juger que ni vous ni ceux à qui vous avez montré les réponses, n’avez pas encore daigné vous appliquer à lire les principes de M. Newton ; car ce n’est nullement de corps poussé dont il s’agit : la question est de savoir s’il y a une tendance, une gravitation, une attraction du centre de chaque corps, les uns vers les autres, à quelque distance prodigieuse qu’ils puissent être. Cette propriété de la matière, découverte et démontrée par le chevalier Newton, est aussi vraie qu’étonnante ; et la moitié de l’Académie des sciences, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas crue indigne de leur raison d’apprendre ce qu’ils ne savaient pas, commencent à reconnaître cette vérité dont toute l’Angleterre, le pays des philosophes, commence à être instruite. A l’égard de notre université, elle ne sait pas encore ce que c’était que Newton. C’est une chose déplorable, qu’il ne soit jamais sorti un bon livre des universités de France, et qu’on ne puisse seulement trouver chez elles une introduction passable à l’astronomie, tandis que l’université de Cambridge produit tous les jours des livres admirables de cette espèce ; aussi ce n’est pas sans raison que les étrangers habiles ne regardent la France que comme la crème fouettée de l’Europe.

 

          Je souhaiterais que les jésuites, qui ont les premiers fait entrer les mathématiques dans l’éducation des jeunes gens, fussent aussi les premiers à enseigner des vérités si sublimes, qu’il faudra bien qu’ils enseignent un jour, quand il n’y aura plus d’honneur à les connaître, mais seulement de la honte à les ignorer.

         

          Ce que vous me dites à propos du mouvement (qui n’est point certainement essentiel à la matière) prouve bien encore que ni nous, ni vos amis, n’avez pas daigné lire, ou n’avez pas présentes à l’esprit les vérités enseignées par ce grand philosophe : car, encore une fois, il ne s’agit pas ici du mouvement ordinaire des corps, mais du principe inhérent dans la matière, qui fait que chaque partie de la matière est attirée et attire en raison directe de la masse, et en raison doublée et inverse de la distance. Ni M. Newton, ni aucun homme digne du nom de philosophe, n’ont dit que ce principe soit essentiel à la matière ; ils le regardent seulement comme une propriété donnée de Dieu à l’être si peu connu que nous nommons matière. Ce que vous dites, que le mouvement est une des preuves de l’existence de Dieu, ne fait encore rien au sujet ; à moins que ce ne soit un secret soupçon que vous ayez, que ceux qui ont le mieux démontré la Divinité, soient les indignes et abominables ennemis de Dieu, dont ils sont en effet les plus respectables interprètes : mais je ne vous soupçonne pas d’une idée si injuste et si cruelle ; vous êtes bien loin de ressembler à ceux qui accusent d’athéisme quiconque n’est pas de leur avis. Ayez la bonté maintenant de revenir à cette question : Dieu peut-il communiquer le don de la pensée à la matière, comme il lui communique l’attraction et le mouvement ? On répond hardiment que cela est impossible à Dieu ; et on se fonde sur cette raison, que celui qui juge aperçoit un objet indivisiblement ; donc la pensée est indivisible, etc., et on appelle cela une démonstration ; ce n’est pourtant qu’un paralogisme bien visible, qui suppose ce qui est en question.

 

          La question est de savoir si Dieu a le pouvoir de donner à un corps organisé la puissance d’apercevoir un morceau de pain et de sentir de l’appétit en le voyant ? Vous dites : « Non, Dieu ne le peut ; car il faudrait que le corps organisé aperçût tout le pain : or la partie A du pain ne frappe que la partie A du cerveau, la partie B que la partie B ; et nulle partie du cerveau ne peut recevoir tout l’objet. »

 

          Voilà ce qu’assurément vous ne pourrez jamais prouver ; et vous ne trouverez aucun principe duquel vous puissiez tirer cette conclusion, que Dieu n’a pu donner à un corps organisé la faculté de recevoir à la fois l’impression de tout un objet. Vous voyez que mille rayons de lumière viennent peindre un objet dans l’œil ; mais par quelle raison assurez-vous que Dieu ne peut imprimer dans le cerveau la faculté de sentir ce qui est sensible dans la matière ?

 

          Vous avez beau dire, la matière est divisible ; ce n’est ni comme divisible, ni comme étendue qu’elle peut penser ; mais la pensée peut lui être donnée de Dieu, comme Dieu lui a donné le mouvement et l’attraction, qui ne lui sont pas essentiels, et qui n’ont rien de commun avec la divisibilité. Je sais bien qu’une pensée n’est ni carrée, ni octogone, ni rouge, ni bleue ; qu’elle n’a ni quart, ni moitié : mais le mouvement et la gravitation ne sont rien de tout cela, et cependant existent. Il n’est donc pas plus difficile à Dieu d’ajouter la pensée à la matière, que de lui avoir ajouté le mouvement et la gravitation.

 

          Je vous avoue que plus je considère cette question, et plus je suis étonné de la témérité des hommes qui osent ainsi borner la puissance du Créateur à l’aide d’un syllogisme.

 

          Vous croyez que les mots je et moi, et ce qui constitue la personnalité, est encore une preuve de l’immatérialité de l’âme. N’est-ce pas toujours supposer ce qui est en question ? Car qui empêchera un être organisé qui pense, de dire je et moi ? Ne serait-ce pas toujours une personne différente d’un autre corps, soit pensant, soit non pensant ?

 

          Vous demandez d’où viendrait l’idée de l’immatérialité à un être purement matériel ; je réponds, de la même source d’où vient l’idée de l’infini à un être fini. Vous parlez après cela d’Aristote et d’un enfant qui raisonne sur sa poupée ; les deux comparaisons ne sont que trop bien assorties : Aristote, en fait de saine philosophie, n’était qu’un enfant ; est-il possible que vous puissiez citer un homme qui n’a jamais mis que des paroles à la place des choses ? A l’égard de l’enfant et de sa poupée, quel rapport cela peut-il avoir avec la question présente ? J’avais dit qu’il faudrait connaître à fond la matière pour oser décider que Dieu ne la peut rendre pensante ; et il est très vrai que nous ne savons ce que c’est que matière, et ce que c’est qu’esprit : et là-dessus vous me dites que les esprits forts, pour se tirer d’affaire, répondent qu’ils n’ont aucune idée de matière, ni d’esprit, ni de vertu, ni de vice.

 

          Que font là, je vous prie, les vertus et les vices ? Dieu en sera-t-il moins le législateur des hommes quand il aura fait penser leur corps ? Un fils en devra t-il moins le respect à son père ? Devra-t-on être moins juste, moins doux, moins indulgent ? L’âme en sera-t-elle moins immortelle ? Sera-t-il plus difficile à Dieu de conserver à jamais les petites particules auxquelles il aura attaché le sentiment et la pensée ? Qu’importe de quoi votre âme soit faite, pourvu qu’elle use bien de la liberté que Dieu a daigné lui accorder ? Cette question a si peu de rapport à la religion, que quelques pères de l’Eglise ont conçu autrefois Dieu et les anges comme corporels. Mais on ne vous assure point que l’âme soit matérielle. On assure seulement qu’il est très possible à Dieu de l’avoir rendue telle ; et je ne vois pas qu’on puisse jamais prouver le contraire.

 

          Pour deviner ce qu’elle est réellement, on ne peut avoir que des vraisemblances ; et la saine philosophie demande que, dans des questions où l’on n’a que de la vraisemblance à espérer, on ne se flatte point de démonstrations.

 

          On dit donc : il est très vraisemblable que les bêtes ont du sentiment, et qu’elles n’ont point une âme spirituelle, telle qu’on l’attribue à l’homme. Nous avons tous de commun avec les bêtes, organes, nourriture, propagation, besoins, désirs, veille, repos, sentiment, idées simples, mémoire ; nous avons donc quelques principes communs qui opèrent tout cela en nous et en elles : car frustra fit per plura, quod potest fieri per pauciora.

 

          Pourquoi notre supériorité ne consisterait-elle pas dans une faculté d’avoir et de combiner des idées, poussée beaucoup plus loin dans nous qu’elle ne l’est dans les animaux, et surtout dans l’immortalité que Dieu fait le partage des hommes, et n’a pas fait le partage des bêtes ?

 

          Cette supériorité n’est-elle pas suffisante ? Et faut-il encore que notre orgueil nous empêche de voir tout ce que nous avons de conforme avec elles ? Je supplie qu’on lise, sur cette matière, le chapitre de l’Etendue des connaissances humaines de M. Locke, dernière édition de l’Essai sur l’entendement humain. Si ce qu’a dit ce sage et modéré philosophe ne satisfait pas, rien ne satisfera.

 

          Lorsqu’on a une fois expliqué les raisons sur lesquelles on a appuyé son sentiment, et qu’on a bien lu les raisons de son adversaire, si on ne change pas d’opinion, on doit au moins conserver toujours une disposition à se rendre à de nouvelles raisons quand on en sentira la force.

 

          C’est, je vous jure, mon très cher Père, la manière dont je me conduis ; j’ai cru fort longtemps qu’on ne pouvait prouver l’existence de Dieu que par des raisons à posteriori, parce que je n’avais pas encore appliqué mon esprit au peu de vérités métaphysiques que l’on peut démontrer.

 

          La lecture de l’excellent livre du docteur Clarke m’a détrompé ; et j’ai trouvé dans ses démonstrations un jour que je n’avais pu recevoir d’ailleurs. C’est encore lui seul qui me donne des idées nettes sur la liberté de l’homme ; tous les autres écrivains n’avaient fait qu’embrouiller cette matière. Si jamais je trouve quelqu’un qui puisse me prouver de même, par la raison, la spiritualité et l’immortalité de l’âme, je lui aurai une obligation éternelle, etc.

 

 

1 – Le duc de Holstein. (G.A.)

CORRESPONDANCE - 1735 - 5

 

 

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