CORRESPONDANCE - Année 1735 - Partie 4
Photo de KHALAH
à M. de Formont
A Vassy, en Champagne, ce 25 Juin.
Eh bien ! Mon cher philosophe, il y a bien du temps que je ne me suis entretenu avec vous. J’ai été à la cour de Lorraine, mais vous vous doutez bien que je n’y ai point fait le courtisan. Il y a là un établissement admirable pour les sciences, peu connu et encore moins cultive. C’est une grande salle toute meublée des expériences nouvelles de physique, et particulièrement de tout ce qui confirme le système newtonien. Il y a pour environ dix mille écus de machines de toute espèce. Un simple serrurier (1), devenu philosophe, et envoyé en Angleterre par le feu duc Léopold, a fait, de sa main, la plupart de ces machines, et les démontre avec beaucoup de netteté. Il n’y a en France rien de pareil à cet établissement ; et tout ce qu’il a de commun avec tout ce qui se fait en France, c’est la négligence avec laquelle il est regardé par la petite cour de Lorraine. La destinée des princes et des courtisans est d’avoir le on auprès d’eux, et de ne le pas connaître. Ce sont des aveugles au milieu d’une galerie de peinture. Dans quelque cour que l’on aille, on retrouve Versailles. Il faut pourtant vous dire, à l’honneur de notre cour de Versailles, et à l’honneur des femmes, que madame de Richelieu (2) a fait un cours de physique dans cette salle des machines ; qu’elle est devenue une assez bonne newtonienne, et qu’elle a confondu publiquement certain prédicateur jésuite (3) qui ne savait que des mots, et qui s’avisa de disputer, en bavard, contre des faits et contre de l’esprit. Il fut hué avec son éloquence, et madame de Richelieu d’autant plus admirée qu’elle est femme et duchesse.
J’ai lu le Turenne. Je ne sais pas trop si ce Turenne était un si grand homme ; mais il me paraît que Ramsay ne l’est pas. Il pille des styles, il en a une douzaine ; tantôt ce sont des phrases du cardinal de Retz, tantôt du Télémaque, et puis du Fléchier et du Mascaron. Il n’est point ens per se, il est ens per accidens ; et, qui pis est, il vole des pages entières. Tout cela ne serait rien s’il m’avait intéressé ; mais il trouve le secret de me refroidir pour son héros, en voulant toujours me faire voir Ramsay. Il va me parler de l’origine du calvinisme ; il ferait bien mieux de me dire que le vicomte s’est fait catholique pour faire son neveu cardinal. Son livre est un gros panégyrique ; et il fait réimprimer de vieilles oraisons funèbres pour servir de preuves.
Que dites-vous des petits Mémoires (4) du roi Jacques ? Ne vous semblent-ils pas, comme ce roi, un peu plats ? Et puis, voulez-vous que je vous dise tout ? Je crois qu’il n’y a homme sur terre qui mérite qu’on fasse sur lui deux volumes in-4°. C’est tout ce que peut contenir l’Histoire du siècle de Louis XIV ; car tout ce qui a été fait ne mérite pas d’être écrit ; et, si nous n’avions que ce qui en vaut la peine, nous serions moins assommés de livres. Vale, et ama me.
1 – Varinge. (G.A.)
2 – Née de Guise. C’est Voltaire, comme on l’a vu, qui l’avait mariée. Richelieu était alors à l’armée (G.A.)
3 – Le P. Dallemant. (G.A.)
4 – Deux volumes in-4°, publiés par Ch. Dryden. (G.A.)
à M. de Cideville
A Vassy, en Champagne, ce 26 Juin.
En voici bien d’une autre ! Je reviens dans ma campagne chérie, après avoir couru un grand mois ; je fouille, par hasard, dans les poches d’un habit que Demoulin m’avait envoyé de Paris, je trouve une lettre de mon cher Cideville, du mois de mars dernier, avec la Déesse des songes. J’ai lu avec avidité ce petit acte digne de celui de Daphnis et Chloé. J’ai jeté par terre des livres de mathématiques dont ma table était couverte, et je me suis écrié :
Que ces agréables mensonges
Sont au-dessus des vérités !
Et que votre Reine des songes
Est la reine des voluptés !
Je vous demande en grâce, mon adorable ami, de m’envoyer cet acte de Daphnis et Chloé. Si vous avez quelqu’un qui puisse le transcrire menu, envoyez-le moi tout simplement par la poste. Il faudra bien un jour faire un ballet complet de tout cela, et je veux le faire mettre en musique, quand je serai de retour à Paris. En attendant il charmera Emilie, et Emilie vaut tout le parterre. Je crois qu’elle vous a écrit de Paris, il y a quelque temps, et qu’elle vous a mandé qu’elle avait pris Linant pour précepteur de son fils. Il sera à la campagne avec nous, et aura tout le loisir de faire, s’il veut, une tragédie ; car, en vérité, il s’en faut beaucoup que la sienne soit faite.
J’en ai fait une (1) aussi, moi qui vous parle, et je ne vous l’envoie point, parce que je pense de mon ouvrage comme de celui de Linant ; je ne crois point qu’il soit fait. Je ne veux donner cette pièce qu’après un long et rigoureux examen. Je la laisse reposer longtemps, pour la revoir avec des yeux désintéressés, et pour la corriger avec la sévérité d’un critique qui n’a plus la faiblesse de père.
Jeanne la pucelle a déjà neufs chants ; c’est un amusement pour les entr’actes des occupations plus sérieuses.
La métaphysique, un peu de géométrie et de physique, ont aussi leurs temps réglés chez moi ; mais je les cultive sans aucune vue marquée, et par conséquent avec assez d’indifférence. Mon principal emploi à présent est ce Siècle de Louis XIV, dont je vous ai parlé il y a quelques années. C’est la sultane favorite ; les autres études sont des passades. J’ai apporté avec moi beaucoup de matériaux, et j’ai déjà commencé l’édifice ; mais il ne sera achevé de longtemps. C’est l’ouvrage de toute ma vie.
Voilà, mon cher ami, un compte exact de ma conduite et de mes desseins. Je suis tranquille, heureux, et occupé ; mais vous manquez à mon bonheur. Grand merci de l’épithalame (1) que je n’avais point ; mais vous en aviez une bien mauvaise copie.
Je vous souhaite un vrai bonheur,
Mais c’est une chose impossible.
Il y a :
Mais voilà la chose impossible.
Cela est bien différent, à mon gré.
Adieu ; ne vous point aimer, voilà la chose impossible.
1 – Alzire. (G.A.)
2 – Voyez, l’Epître à mademoiselle de Guise. (G.A.)
à M. l’Abbé d’Olivet
A Vassy, en Champagne.
Mon ancien maître, qui l’êtes toujours comme vous savez, et que j’aime comme si vous n’étiez pas mon maître, sachez que, si j’étais resté à Paris, je vous aurais vu très souvent, et que, puisque je me suis confié à la campagne, il faut que je sois avec vous en commerce de lettres : car, de près ou de loin, je veux que vous m’aimiez et que vous m’instruisiez. Dites-moi donc, mon très cher abbé, quelle fortune a faite l’Histoire du vicomte de Turenne. Daignez me dire si l’Histoire ancienne (1) de Rollin ne commence pas à lasser un peu le public. Les tréteaux de Melpomène et de Thalie retentissent-ils de fadaises amusantes ou sifflées ? Mettez un peu au fait, je vous en prie, un pauvre solitaire qui,
Armis
Herculis ad postem fixis, latet abditus agro.
(Hor., liv. I, ép. I)
Mais, si vous voulez me faire un véritable plaisir, mandez-moi à quoi vous occupez votre loisir. Allez-vous
Inter silvas Academi quærere verum ?
(Hor., liv. II, ép. II.)
Vous occupez-vous de philosophie ancienne et moderne, ou de l’histoire de nos belles-lettres ? Si vous déterriez jamais dans votre chemin, quelque chose qui pût servir à faire connaître le progrès des arts dans le siècle de Louis XIV, vous me feriez la plus grande faveur du monde de m’en faire part. Tout me sera bon, anecdotes sur la littérature, sur la philosophie, histoire de l’esprit humain, c’est-à-dire de la sottise humaine, poésie, peinture, musique. Je ferai comme la Flèche ((2), qui faisait son profit de tout. Je sais que vous êtes harum nugarum exquisitissimus detector.
Je vous demande en grâce de me faire part de ce que vous pourrez déterrer de singulier sur ces matières, ou, du moins de m’indiquer les sources un peu détournées. Il me semble, mon cher abbé, que j’aurais passé des journées délicieuses à m’entretenir avec vous de ces riens qui m’intéressent, et qui tout futiles qu’ils sont, ne laissent pas d’être matière à réflexion pour quiconque sait penser. Ecrivez-moi donc, mon ancien maître, avec familiarité, avec amitié, currente calamo en animo. Songez que vous n’avez guère d’ami de plus vieille date, ni qui vous soit plus tendrement et plus vivement attaché quand il ne vous aimerait que d’hier.
1 – Il y avait déjà huit volumes de parus. (G.A.)
2 – Dans l’Avare. (G.A.)
à M. Thieriot
A Cirey, le … Juin.
Mon cher Thieriot, je suis revenu à Cirey, sur la parole de M. le duc de Richelieu, et même sur celle du garde des sceaux, qui a écrit à monsieur et madame du Châtelet de manière à dissiper mes craintes présentes, mais à m’en laisser pour l’avenir.
Vraiment vous ne m’aviez pas dit que vous aviez environ 1,500 livres par an, pour la peine de souper tous les jours en bonne compagnie. Et moi, qui sais que toutes les choses de ce monde passent, je craignais que vous ne perdissiez un jour vos soupers, et que vous ne vous trouvassiez sans vin de Champagne et sans fortune. Puisque vous avez l’utile et l’agréable, je n’ai plus qu’à vous féliciter ; mais j’ai toujours à vous exhorter à ménager votre santé et à surmonter votre paresse. Je suis bien content de vous, pour le présent. Vous voilà un peu à votre aise, vous vous portez bien et vous m’écrivez de grandes lettres ; mais continuez dans ce régime et ne vous relâchez sur rien de tout cela. Surtout écrivez souvent à votre ami, et souvenez-vous qu’après la maison de Pollion (1) celle de Minerve-Emilie est celle où vous devriez être.
Tâchez de vous assurer, dans votre chemin, de tout ce que vous trouverez qui concernera l’histoire des hommes sous Louis XIV, de tout ce qui regardera le progrès des arts et de l’esprit. Songez que c’est l’histoire des choses que nous aimons. Vous ne me parlez plus de cette tragédie indienne (2), qui a eu un si beau succès à la première représentation. Qu’est devenu ce succès ? N’est-il pas arrivé la même chose qu’à Gustave Wasa ? et le public n’a-t-il point infirmé son premier jugement ? Je vous remercie du barbouillage que vous m’avez envoyé sous le nom de mon Portrait. Il me paraît que ce prétendu peintre a tort de dire que je finis bien vite, avec mes égaux, par le dégoût. Il y a vingt ans que notre amitié donne une preuve contraire.
Je suis charmé que vous ayez été content d’Emilie. Si vous la connaissiez davantage, vous l’admireriez. Son ami, madame la duchesse de Richelieu, suit un peu ses traces, quoique d’assez loin. Elle a très bien profité des excellentes leçons de physique qu’un artiste, nommé Varinge, fait à Lunéville. Un célèbre prédicateur jésuite, qu’on appelle P. Dallemant, s’est avisé de venir à ces leçons, et de disputer contre elle sur le système de Newton, qu’elle commence à entendre, et qu’il n’entend point du tout. Le pauvre prêtre a été confondu et hué, en présence de quelques Anglais, qui ont conçu de cette affaire beaucoup d’estime pour nos dames, et un peu de mépris pour la science de nos moines. Cette aventure valait la peine de vous être contée. Envoyez-moi l’épître imprimée de Formont, et quelque chanson de Mécénas La Popelinière, si vous en avez. Adieu, je vous embrasse.
1 – Surnom de La Popelinière. (G.A.)
2 – Abensaïd. (G.A.)
à M. Thieriot
15 Juillet.
Je n’ai point été intempérant, mon cher Thieriot, et cependant j’ai été malade. Je suis un juste à qui la grâce a manqué. Je vous exhorte à vous tenir ferme, car je crois être encore au temps où nous étions si unis, que vous aviez le frisson quand j’avais la fièvre.
Vous voilà donc vengé de votre nymphe (1) ; elle a perdu sa beauté. Elle sera dorénavant plus humaine, et trouvera peu de gens humains. Vous pourrez lui dire :
Les dieux ont vengé mon outrage ;
Tu perds, à la fleur de ton âge,
Taille, beautés, honneurs, et bien.
Mais, avec tout cela, je crains bien que, quand elle aura repris un peu d’embonpoint, et dansé quelque belle chaconne, vous ne redeveniez son chevalier plus enchanté que jamais. J’ai reçu une lettre charmante de votre ancien rival, ou plutôt de votre ancien ami M. Ballot (2) ; mais vraiment je suis trop languissant à présent pour lui répondre.
Quand je vous ai demandé des anecdotes sur le siècle de Louis XIV, c’est moins sur sa personne que sur les arts qui ont fleuri de son temps. J’aimerais mieux des détails sur Racine et Despreaux, sur Quinault, Lulli, Molière, Lebrun, Bossuet, Poussin, Descartes, etc., que sur la bataille de Steinkerque. Il ne reste plus rien que le nom de deux qui ont conduit des bataillons et des escadrons ; il ne revient rien au genre humain de cent batailles données ; mais les grands hommes dont je vous parle ont préparé des plaisirs purs et durables aux hommes qui ne sont point encore nés. Une écluse du canal qui joint les deux mers, un tableau du Poussin, une belle tragédie, une vérité découverte, sont des choses mille fois plus précieuses que toutes les annales de cour, que toutes les relations de campagne. Vous savez que chez moi les grands hommes vont les premiers, et les héros les derniers. J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que héros. Voici une lettre d’un homme moitié héros, moitié grand homme, que j’ai été bien étonné de recevoir, et que je vous envoie. Vous savez que je n’avais pas prétendu m’attirer des remerciements de personne, quand j’ai écrit l’Histoire de Charles XII ; mais je vous avoue que je suis aussi sensible aux remerciements du cardinal Alberoni (3) qu’il l’a pu être à la petite louange très méritée que je lui ai donnée dans cette histoire. Il a vu apparemment la traduction italienne qu’on en a faite à Venise. Je ne serais pas fâché que monsieur le garde des sceaux vît cette lettre, et qu’il sût que si je suis persécuté dans ma patrie, j’ai quelque considération dans les pays étrangers. Il fait tout ce qu’il peut pour que je ne sois pas prophète chez moi.
Continuez, je vous en prie, à faire ma cour aux gens de bien qui peuvent se souvenir de moi. Je voudrais bien que Pollion de La Popelinière pensât de moi plutôt comme les étrangers que comme les Français.
On m’a dit que ce Portrait est imprimé. Je suis persuadé que les calomnies dont il est plein seront crues quelque temps, et je suis encore plus sûr que le temps les détruira.
Adieu ; je vous embrasse tendrement. Le temps ne détruira jamais mon amitié pour vous.
1 – Mademoiselle Sallé. (G.A.)
2 – Surnommé par Voltaire Ballot-l’Imagination.
3 – C’est le 10 février que le cardinal avait écrit de Rome à Voltaire. (G.A.)
à Madame la Comtesse de La Neuville
Une santé à laquelle vous daignez vous intéresser, madame, ne peut pas être longtemps mauvaise. L’envie de vivre pour vous et pour vos amis est un excellent médecin. Je vous demande pardon, madame, de la témérité de Linant ; le zèle l’a emporté.
Il est difficile de taire
Ce qu’on sent au fond de son cœur ;
L’exprimer est une autre affaire.
Il ne faut point parler si l’on n’est sûr de plaire ;
Souvent l’on est un fat, en montrant trop d’ardeur ;
Mais soupirer tout bas, serait-ce vous déplaire ?
Punissez-vous, ainsi qu’un téméraire,
L’amant discret, soumis dans son malheur,
Qui sait cacher sa flamme et sa douleur ?
Ah ! Trop de gens vous mettraient en colère.
Voilà des vers aussi. Je serais trop jaloux si Linant était votre seul poète. Toute votre famille est faite pour la société. Madame du Châtelet connaît tout le prix de la vôtre.
Bien des respects à M. de La Neuville, et quelque chose de plus à madame de Champbonin.
à M. le Cardinal Albéroni
Juillet.
Monseigneur, la lettre dont votre éminence m’a honoré est un prix aussi flatteur de mes ouvrages que l’estime de l’Europe a dû vous l’être de vos actions. Vous ne me deviez aucun remerciement, monseigneur ; j’ai n’ai été que l’organe du public en parlant de vous. La liberté et la vérité, qui ont toujours conduit ma plume, m’ont valu votre suffrage. Ces deux caractères doivent plaire à un génie tel que le vôtre. Quiconque ne les aime pas pourra bien être un homme puissant, mais ne sera jamais un grand homme.
Je voudrais être à portée d’admirer de plus près celui à qui j’ai rendu justice de si loin. Je ne me flatte pas d’avoir jamais le bonheur de voir votre éminence ; mais si Rome entend assez ses intérêts pour vouloir au moins rétablir les arts, le commerce, et les remettre en quelque splendeur, dans un pays qui a été autrefois le maître de la plus belle partie du monde, j’espère alors que je vous écrirai sous un autre titre que sous celui de votre éminence, dont j’ai l’honneur d’être avec autant d’estime que de respect, etc.
à M. de Cideville
Ce 3 Août, à Cirey, par Vassy.
Lorsque la divine Emilie
A l’ombre des bois entendit
Cette élégante bergerie (1)
Où l’ignorant Daphnis languit
Près de son innocente amie ;
Où le dieu d’amour s’applaudit
De leur naïve sympathie ;
Où des Jeux la troupe choisie
Danse avec eux, et leur sourit ;
Où, sans art, sans coquetterie,
Le sentiment règne, et bannit
Ce qu’on nomme galanterie ;
Où ce qu’on pense et ce qu’on dit
Est tendre sans afféterie :
Alors votre belle Emilie
Soupira tendrement, et dit :
« Si ces innocents, que conduit
La nature simple et sauvage
Ont tant de tendresse en partage,
Que feront donc les gens d’esprit ? »
Vous voyez, mon cher Cideville, que la sublime Emilie a entendu et approuvé votre aimable ouvrage, et qu’elle juge que celui qui a mis tant de tendresse dans la bouche de ces amants ignorants doit avoir le cœur bien savant.
Nous sommes, M. Linant et moi, dans son château. Il ne tient qu’à elle d’enseigner le latin au précepteur, qui restituera au fils ce qu’il aura reçu de la mère. Nous apprendrons tous deux d’elle à penser. Il faut que nous mettions à profit un temps heureux. Je me flatte que Linant fera, sous ses yeux, quelque bonne tragédie, à moins qu’elle n’en veuille faire un géomètre et un métaphysicien. Il faudrait être universel pour être digne d’elle. Pour moi, je ne suis actuellement que son maçon.
Ma main peu juste, mais légère,
Tenait autrefois, tour à tour,
Ou le flageolet de l’Amour,
Ou la trompette de la guerre.
Aujourd’hui, disciple nouveau
De Mansart et de Laguépierre
Je tiens une toise, une équerre,
Je mets une cour au niveau .
J’arrondis la forme grossière
D’un pilastre ou d’un chapiteau ?
Et je sais façonner la pierre
Sous le dur tranchant du ciseau.
Dans la fable on nous fait entendre que du haut des cieux Apollon
Vint bâtir les murs d’Ilion,
Sur les rivages du Scamandre.
Mon sort est plus beau mille fois,
Plus heureux, plus digne d’envie ;
Il était le maçon des rois,
Et je suis celui d’Emilie.
Apollon, banni par les dieux,
Regretta la voûte azurée :
Que regretterai-je en ces lieux ?
C’est moi qui suis dans l’empyrée.
Je vous plains, mon cher ami, de n’être pas ici. Que vous êtes malheureux de juger des procès ! Que ne quittez-vous pas tout cela pour venir faire votre cour à Emilie !
Adieu, mon cher ami ; je vais faire poser des planches, et entendre ensuite des choses charmantes, et profiter plus dans sa conservation que je ne ferais dans tous les livres. Le Siècle de Louis XIV est entamé. Je ne sais comment nommer cet ouvrage ; ce n’est point une histoire, c’est la peinture d’un siècle admirable. Vale, ama, et scribe.
1 – Daphnis et Chloé, ballet-opéra de Cideville. (G.A.)
à M. Berger
A Cirey, le 4 Août.
Vous me mandez, monsieur, que je dois vous tenir compte de votre silence ; c’est pourtant le plus grand dépit que vous puissiez me faire. Vous savez combien vos lettres me font de plaisir, et à quel point votre commerce m’est précieux. N’attendez donc pas, pour me donner de vos nouvelles, que vous receviez des vers de Marseille. J’ai lu ceux de M. Sinetti. Je savais bien qu’il était tout aimable ; mais je ne savais pas qu’il fût poète. Il y a, en vérité, de très belles choses dans ce petit poème. J’y ai trouvé ce que j’aime, beaucoup d’images ; ut pictura poesis (1). Il ne m’appartient pas de donner des coups de pinceau à son tableau. Il y a peut-être plusieurs endroits qui mériteraient d’être retouchés ; mais c’est toujours à la main du maître à corriger son ouvrage. Je pourrais prendre des libertés qu’il n’approuverait pas. Il faut parler à un auteur, et examiner avec lui les fautes dont on veut le faire convenir ; il faut connaître sa docilité et ses ressources. Je vois, par la facilité qui règne dans ses vers, qu’il les corrigerait sans peine ; mais, pour cela, il faut se voir et se parler. Je lui soumettrais mes critiques, comme il a bien voulu me confier son poème ; mais, quelque chose que je lui proposasse sur son ouvrage, il verrait en moi plus d’estime que de critique. Dans l’impossibilité où nous sommes de nous rencontrer, je ne peux à présent que l’assurer du cas que je fais de son génie.
J’ai vu le Portrait qu’on a fait de moi. Il n’est pas, je crois, ressemblant. J’ai beaucoup plus de défauts qu’on ne m’en reproche dans cet ouvrage, et je n’ai pas les talents qu’on m’y attribue ; mais je suis bien certain que je ne mérite point les reproches d’insensibilité et d’avarice que l’on me fait. Mon amitié pour vous me justifie de l’un, et mon bien prodigué à mes amis me met à couvert de l’autre. Quiconque est tant soit peu homme public est sûr d’être calomnié ; c’est un privilège dont je louis depuis longtemps. On m’a dit que quelque bonne âme avait fait un portrait un peu moins méchant, mais qu’on s’est bien donné de garde de le laisser imprimer. On a raison ; les critiques empêchent les gens de broncher, et on se gâte par les louanges. Aimez-moi toujours ; écrivez-moi souvent ; et soyez sûr que votre amitié me console bien de ces misères. Si jamais je vous suis bon à quelque chose, vous pouvez compter sur moi.
1 – Horace, de Arte poet.
à M. de Roncières (1)
A Cirey, le 4 Août (2).
J’apprends une nouvelle charmante ; vous revenez bien monsieur, vous reprendrez les rênes d’un gouvernement tombé en anarchie ; vous achèverez votre ouvrage : on aura l’obligation d’être logé, et de demeurer avec vous. Je vous supplie d’ordonner qu’on fasse à la chaise qui doit vous amener les réparations nécessaires. Demoulin exécutera vos ordres, c’est un homme qui loge chez moi ; il doit vous remettre un paquet contenant deux serrures d’Angleterre et des livres. Je suis, monsieur, avec bien de l’impatience de vous revoir, votre très humble et très obéissant serviteur.
P.S. - J’ai prié le sieur Demoulin de vous remettre, monsieur, la somme de 92O liv. qu’il a à moi en dépôts, et que je vous supplie de m’apporter dans ma chaise.
On a trouvé le bronze à bronzer ; mais l’épicier avait envoyé une bouteille d’huile de noix, au lieu d’huile de térébenthine de Paris.
Pourriez-vous acheter le livre De la mécanique du feu des cheminées ? Je crois qu’il se vend rue de la Harpe, ou chez le libraire Houry, rue Saint-Jacques.
Il serait aussi bien nécessaire que vous nous apportassiez le Secret des fumistes du roi ; c’est ce qu’ils appellent du beau nom de Tambours de mathématiques.
1 – Sans doute, l’architecte chargé de restaurer le château de Cirey. (G.A.)
2 – Editeurs de Cayrol et A. François (G.A.)