CORRESPONDANCE - Année 1735 - Partie 3

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à M. de Cideville

A Paris, le 31 Mars.

 

          Je dérobe (1) à votre ami, monsieur, le plaisir de vous apprendre lui-même son retour ; je sens et je partage votre joie. J’ai eu un plaisir extrême à le revoir ; son affaire (2) a traîné si longtemps, que je n’en espérais presque plus la fin ; mais enfin il nous est rendu ; il faut espérer qu’il ne nous donnera plus des alarmes aussi vives. Je ne sais si vous avez reçu une lettre de moi dont M. de Formont a bien voulu se charger. Je veux toujours me flatter que je vous rassemblerai un jour dans une campagne où je médite de passer quelque temps. Vous devez être bien persuadé que je désire avec empressement de connaître une personne pour qui j’ai conçu une estime que l’amitié a fait naître, et que j’espère qu’elle cimentera.

 

          Emilie permet, mon cher ami, que j’ajoute quelques petits mots à sa lettre.

Cela est bien hardi à moi. Peut-on lire quelque autre chose, après qu’on a lu ce qu’elle vous mande ? Elle vous assure de son amitié. Vous devriez, en vérité, venir à Paris prendre possession de ce qu’elle vous offre ; je connais les charmes de cette amitié, et j’en sens tout le prix. Si j’étais assez heureux pour vous voir dans sa cour, que de vers, mon cher Cideville ! Que de conversations charmantes ! M. de Formont a eu le bonheur de la voir, et j’avais le malheur d’être bien loin ; enfin me voici revenu, mais me voici loin de vous. Il manque toujours quelque chose au bonheur des hommes. J’ai reçu un paquet que je n’ai pas encore eu le temps d’ouvrir. J’y verrai tous les charmes de votre esprit ; ce sera l’aimant de mon imagination. J’ai vu le gros Linant, mais je n’ai pas encore vu sa pièce. Je souhaite qu’elle se porte aussi bien que lui.

 

          Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse bien tendrement. Notre cher Formont devrait bien regretter Paris, si vous n’étiez point à Rouen. Je me flatte que M. du Bourg-Theroulde veut bien se souvenir de moi. Pour M. de Brèvedent, s’il savait que j’existe, j’ambitionnerais bien son amitié. Adieu ; ne vous verrai-je donc jamais ?

 

 

1 –  C’est madame du Châtelet qui écrit. (G.A.)

 

2 – Voltaire s’était tenu loin de Paris depuis l’apparition des Lettres anglaises. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Formont

1er Avril 1735.

 

          Je n’ai que le temps, mon cher ami, de vous dire qu’il est bien triste d’arriver à Paris, quand vous en partez. M. Thieriot m’assure qu’il a obtenu de vous la faveur d’entendre des vers charmants de votre façon. Votre épître sur la décadence des arts m’a mis en goût. Il faut que j’aie le reste. Les arts ne tombent point en France, si le reste de votre ouvrage répond à ce morceau.

 

          J’ai envoyé à M. de Cideville bien des guenilles, et c’est solidairement pour vous ; il m’a déjà payé, payez-moi aussi.

 

          J’ai lu Julien ; c’était un grand homme, mais le Père de la Bletterie ne l’est pas ; il mérite pourtant bien des éloges, pour n’avoir pas toujours été prêtre à préjugés dans son histoire.

 

          Linant est chez moi avec deux actes ; mais je veux avoir sa maison toute entière ; deux chambres ne suffisent pas pour en juger.

 

          Je vous embrasse tendrement.

 

 

 

 

à M. de Cideville

Ce 12 Avril.

 

          Je suis à Paris pour très peu de temps, mon cher ami ; soyez bien sûr que, si je pouvais disposer de huit jours, je viendrais les passer auprès de vous. Savez-vous bien que tout ce grand bruit, excité par les Lettres philosophiques, n’a été qu’un malentendu ? Si ce malheureux Jore m’avait écrit dans les commencements, il n’y aurait eu ni lettre de cachet, ni brûlure, ni perte de maîtrise pour Jore. Le garde des sceaux a cru que je le trompais, et il le croit encore. Je sais que Jore est à Paris ; mais je ne sais où le trouver. Il faudrait engager sa famille à lui mander de me venir trouver ; peut-être qu’un quart d’heure de conversation avec lui pourrait servir à éclairer M. le garde des sceaux, me raccommoder entièrement avec lui, et rendre à Jore sa maîtrise, en finissant un malentendu qui seul a été cause de tout le mal. A l’égard de Linant, j’ai vu une partie de sa pièce ; il n’y a rien qui ressemble à une tragédie ; cela n’est pas présentable aux comédiens. S’il a compté sur cette pièce pour se procurer de l’argent et de la considération, on ne saurait être plus loin de son compte. La présidente (1) m’a paru aussi peu disposée à recevoir sa personne que les comédiens le seraient à recevoir sa pièce. Je crains même qu’elle ne soit un peu fâchée, et qu’elle ne s’imagine qu’on lui a tendu un piège. La seule ressource de Linant, c’est de se faire précepteur ; ce qui est encore plus difficile, attendu son bégaiement, sa vue basse, et même le peu d’usage qu’il a de la langue latine. J’espère cependant le mettre auprès du fils de madame du Châtelet ; mais il faudra qu’il se conduise un peu mieux dans cette maison qu’il ne fait dans mon bouge, et, surtout, qu’il ne se croie point un homme considérable pour une pièce de théâtre qu’il a eu envie de faire. Si vous avez quelques bontés pour lui, et que vous vouliez le tirer de la misère, recommandez-lui de s’attacher sincèrement à la maison dans laquelle il entrera. Il sera chez moi jusqu’à ce qu’il puisse être installé. Il ne me reste plus que peu de papier à remplir, et j’ai cent choses à vous dire ; ce sera pour la prochaine fois. Vale.

 

 

1 – Madame de Bernières. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Ce lundi, 1735.(1)

 

          Je vous prie, mon cher Thieriot, de fermer la bouche à ceux qui m’imputent une épigramme contre M. Roy (2), que je n’ai point vue et que probablement je ne verrai point. Je puis avoir sujet de me plaindre de lui, mais je ne veux faire de ma vie des vers contre personne : c’est une vengeance indigne, que je mépriserai toujours. On avait glissé le nom de Roy dans l’épître Sur la Calomnie, dont il a couru tant de copies informes ; on avait mis : Roy la chansonne, au lieu de : On la chansonne. C’était apparemment dans le dessein de me brouiller avec lui. On dit qu’il a fait des vers contre moi pendant mon absence (3). Je ne veux pas croire qu’il ait eu la lâcheté d’outrager un homme qui était malheureux. Tout ce que je puis vous dire c’est que je n’ai vu ni les vers qu’on lui attribue contre moi, ni ceux qu’on prétend que j’ai faits contre lui. − N’oubliez pas le souper de demain. Farewell.

 

          Envoyez-moi donc l’épître de mademoiselle Deseine (4) à ses confrères de la Comédie-Française.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

2 – Le poète Roi. (G.A.)

 

3 – C’est-à-dire pendant sa retraite à Cirey. (G.A.)

 

4 – Femme de l’acteur Dufresne. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville

Paris, ce 16 Avril.

 

          Vraiment, mon cher ami, je ne vous ai point encore remercié de cet aimable recueil que vous m’avez donné. Je viens de le relire avec un nouveau plaisir. Que j’aime la naïveté de vos peintures ! Que votre imagination est riante et féconde ! Et, ce qui répand sur tout cela un charme inexprimable, c’est que tout est conduit par le cœur. C’est toujours l’amour ou l’amitié qui vous inspire. C’est une espèce de profanation à moi de ne vous écrire que de la prose, après les beaux exemples que vous me donnez ; mais, mon cher ami,

 

 

                    Carmina secessum scribentis et otia quærunt.

 

                                                   Ovid., Trist., el. I

 

 

          Je n’ai point de recueillement dans l’esprit : je vis de dissipation, depuis que je suis à Paris ;

 

Tendunt extorquere poemata ; …..

 

(Hor., liv. II,ép. II)

 

 

mes idées poétiques s’enfuient de moi. Les affaires et les devoirs m’ont appesanti l’imagination ; il faudra que je fasse un tour à Rouen pour me ranimer.

 

          Les vers ne sont plus guère à la mode à Paris. Tout le monde commence à faire le géomètre et le physicien. On se mêle de raisonner. Le sentiment, l’imagination, et les grâces, sont bannis. Un homme qui aurait vécu sous Louis XIV, et qui reviendrait au monde, ne reconnaîtrait plus les Français ; il croirait que les Allemands ont conquis ce pays-ci. Les belles-lettres périssent à vue d’œil. Ce n’est pas que je sois fâché que la philosophie soit cultivée, mais je ne voudrais pas qu’elle devînt un tyran qui exclût tout le reste. Elle n’est en France qu’une mode qui succède à d’autres, et qui passera à son tour ; mais aucun art, aucune science ne doit être de mode. Il faut qu’ils se tiennent tous par la main ; il faut qu’on les cultive en tout temps.

 

          Je ne veux point payer de tribut à la mode ; je veux passer d’une expérience de physique à un opéra ou à une comédie, et que mon goût ne soit jamais émoussé par l’étude. C’est votre goût, mon cher Cideville, qui soutiendra toujours le mien ; mais il faudrait vous voir, il faudrait passer avec vous quelques mois, et notre destinée nous sépare, quand tout devrait nous réunir.

 

          J’ai vu Jore à votre semonce ; c’est un grand écervelé. Il a causé tout le mal, pour s’être conduit ridiculement. Il n’y a rien à faire pour Linant, ni auprès de la présidente, ni au théâtre. Il faut qu’il songe à être précepteur. Je lui fais apprendre à écrire ; après quoi il faudra qu’il apprenne le latin, s’il veut le montrer. Ne le gâtez point, si vous l’aimez. Vale.

V.

 

 

 

 

à M. de Formont

Ce 17 Avril.

 

          Mon cher Formont, vous me pardonnerez si vous voulez ; mais je ne me rends point encore sur Julien. Je ne peux croire qu’il ait eu les ridicules qu’on lui attribue, qu’il se soit fait débaptiser et tauroboliser de bonne foi. Je lui pardonne d’avoir haï la secte dont était l’empereur Constance, son ennemi ; mais il ne m’entre point dans la tête qu’il ait cru sérieusement au paganisme. On a beau me dire qu’il assistait aux processions, et qu’il immolait des victimes : Cicéron en faisait autant, et Julien était dans l’obligation de paraître dévot au paganisme ; mais je ne peux juger d’un homme que par ses écrits ; je lis les Césars, et je ne trouve dans cette satire rien qui sente la superstition. Le discours même qu’on lui fait tenir à sa mort, n’est que celui d’un philosophe. Il est bien difficile de juger d’un homme après quatorze cents ans ; mais au moins n’est-il pas permis de l’accuser sans de fortes preuves ; et il me paraît que le bien qu’on peut dire de Julien est prouvé par les faits, et que le mal ne l’est que par ouï-dire et par conjectures. Après tout, qu’importe ? Pourvu que nous n’ayons aucune sorte de superstition, à la bonne heure que Julien en ait eu.

 

          Vous savez que nos philosophe argonautes (1) sont partis enfin pour aller tracer une méridienne et des parallèles dans l’Amérique. Nous saurons enfin quelle est la figure de la terre, et ce que vaut précisément chaque degré de longitude. Cette entreprise rendra service à la navigation et fera honneur à la France. Le conseil d’Espagne a nommé quelques petits philosophe espagnols pour apprendre leur métier sous les nôtres. Si notre politique est la très humble servante de la politique de Madrid, notre Académie des sciences nous venge. Les Français ne gagnent rien à la guerre, mais ils toisent l’Amérique. Savez-vous que l’Académie des belles-lettres s’est chargée de faire une belle inscription pour la besogne de nos argonautes ? Toute cette Académie en corps, après y avoir mûrement réfléchi, a conclu que ces messieurs allaient mesurer un arc du méridien sous un arc de l’équateur. Vous remarquerez que les méridiens vont du nord au sud, et que, par conséquent, l’Académie des belles-lettres, en corps, a fait la plus énorme bévue du monde. Cela ressemble à celle de l’Académie française, qui fit imprimer, il y a quelques années, cette belle phrase : Depuis les pôles glacés jusqu’aux pôles brûlants (2).

 

          Le papier manque. Vale.

 

 

1 – Godin, Bouguer et La Condamine. (G.A.)

 

2 – Voyez la lettre n° 15. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le Marquis de Caumont

A Paris, ce 19 Avril 1735.

 

          Il y a peu de choses, monsieur, auxquelles j’aie été aussi sensible qu’au souvenir dont vous voulez bien m’honorer. Il est vrai que je me suis amusé dans ma retraite à plus d’un genre de littérature ; mais il n’y a pas d’apparence que j’en laisse rien transpirer dans le public. Je m’aperçois tous les jours qu’il faut vivre et penser pour soi, et que la chimère de la réputation ne console point des chagrins qu’elle traîne après soi. Il y a des pays où il est permis de communiquer ses idées aux hommes ; il y en a d’autres dans lesquels à peine est-il permis d’avoir des idées. Un homme comme vous, monsieur, me tiendra lieu du public. Votre estime et votre correspondance sont pour moi le prix le plus flatteur de mes faibles travaux. Je vous aurai une obligation bien grande, si vous voulez bien avoir la bonté de faire extraire de ces lettres dont vous me parlez ce qui peut regarder l’histoire du dernier siècle. Je ne sais si Louis XIV méritait bien le nom de Grand ; mais son siècle le méritait, et c’est de ce bel âge des arts et des lettres que je veux parler plutôt que de sa personne. J’ai trouvé en arrivant à Paris, que la philosophie de Newton gagnait un peu parmi les vrais philosophes. Je n’ai vu d’ailleurs, hors de la Vie de Julien, que des ouvrages médiocres ou ridicules. Les sottises molinistes et jansénistes vont toujours leur train ; mais elles sont obscurcies par la crise où se trouve l’Europe. Il est honteux pour l’humanité que dans un siècle aussi éclairé que le nôtre, ces impertinentes disputes soient encore à la mode ; mais le vulgaire se ressemble dans tous les temps. Il y avait, du temps des Nérons et des Socrates, des gens qui sacrifiaient de bonne foi aux dieux Lares et à la déesse Latrine. Apulée fut accusé de sortilège devant le préteur, comme le P. Girard ; chaque siècle a eu ses Marie Alacoque (1). Adieu, monsieur ; j’ai toujours désiré un climat tel que celui que vous habitez. Je voudrais être avec vous sous votre beau soleil, avec des philosophes anglais et des voix italiennes. J’ai l’honneur de vous être tendrement et respectueusement dévoué pour jamais. VOLTAIRE.

 

 

1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article A, note. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Desforges-Maillard

Le … Avril.

 

          Les fréquentes maladies dont je suis accablé, monsieur, m’ont empêché de répondre à votre prose et à vos vers ; mais elles ne m’ôtent rien de ma sensibilité pour tout ce qui vous regarde. Je me souviens toujours des coquetteries de mademoiselle Malcrais, malgré votre barbe et la mienne ; et, s’il n’y a pas moyen de vous faire des déclarations, je cherche celui de vous rendre service. Je compte voir, cet été, monsieur le contrôleur-général. Je chercherai mollia fandi tempora, et je me croirai trop heureux si je puis obtenir quelque chose du Plutus de Versailles, en faveur de l’Apollon de Bretagne. Pardonnez à un pauvre malade de ne pouvoir vous écrire de sa main. Je suis, etc.

 

 

 

 

à M. de Cideville

Paris, le 29 Avril.

 

          Linant n’a encore que la parole de madame du Châtelet. Il est bien honteux pour l’humanité que cette parole ne suffise pas. Mais madame du Châtelet a un mari ; c’est une déesse mariée à un mortel, et ce mortel se mêle d’avoir des volontés. Nous attendons, pour être sûrs de la destinée de Linant, que les deux conjoints soient d’accord. Cependant il apprend à écrire ; il savait faire de beaux vers, mais il faut commencer par savoir former ses lettres. A l’égard de sa tragédie, j’ose encore vous répéter qu’elle n’a pas forme d’ouvrage à être présenté à nos seigneurs les comédiens, et qu’il lui faudra encore bien du temps pour faire une pièce, de cet assemblage de scènes. Ce serait un grand avantage d’être, pendant une année, au moins, à la campagne, avec madame du Châtelet, auprès d’un enfant qui ne demande pas une grande assiduité. Il aurait le temps de travailler et de s’instruire. Il y aurait à cela une chose assez plaisante, c’est que la mère sait bien mieux le latin que Linant, et qu’elle serait le régent du précepteur.

 

          J’allai hier à Inès ; la pièce me fit rire, mais le cinquième acte me fit pleurer. Je crois qu’elle sera toujours au nombre de ces pièces médiocres et mal écrites qui subsistent par l’intérêt. Il court ici beaucoup de satires en prose et en vers ; elles sont si mauvaises que, toutes satires qu’elles sont, elles ne plaisent point. Que dites-vous d’une petite troupe de comédiens qui jouent à huit clos des parades de Gilles, trois fois par semaine ? Les acteurs sont … devinez qui ? Le prince Charles de Lorraine, âgé de plus de cinquante ans ; il fait le rôle de Gilles ; le duc de Nevers, goutteux amant de l’infidèle et impertinente Quinault (1), d’Orléans, Pont de Veyle, d’Argental, le facile d’Argental, etc.

 

          J’ai vu notre petit Bréhan ; il est charmant, il est digne de votre amitié ; et de petits vers qu’il m’a montrés sont dignes de vous. Adieu, mon cher ami ; mille compliments aux Formont, aux du Bourg-Theroulde, et même aux Brèvedent. Je voudrais bien savoir comment le métaphysicien ..(illisible) a trouvé les Lettres philosophiques. Vale, et ama me.

 

 

1 – Marie-Anne Quinault, retirée du théâtre depuis 1722. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville

A Paris, ce 8 Mai.

 

          Non, mon cher ami, je n’ai jamais reçu cette Reine des songes (1). Cet abbé a sans doute connu le mérite de ce qu’il avait entre les mains, et l’a gardé pour lui ; je le ferai assigner à la cour du Parnasse ; cela est infâme à lui.

 

          Pour notre Linant, il faut bien des brigues pour le placer. J’espère que nous en viendrons à notre honneur, malgré les prêtres, qui ont empaumé le mari (2). C’est bien raison que la divine Emilie l’emporte sur ces faquins qui

 

Scire volunt secreta domus, atque inde timeri.

 

                                                            JUVEN., Sat. III, liv. I.

 

Point de prêtres chez les Emilies, mon cher ami ! Ah ! Si nous pouvions vivre ensemble ! Ah ! Destinée, destinée ! Les Emilies de Rouen retiennent mon cher Cideville. On a joué les Grâces (3), mais personne ne les a reconnues, parce que l’auteur de les connaît guère. Adieu, vous qui êtes leur favori. Je pars ; je vous aime pour jamais.

 

 

1 – Ballet en un acte de Cideville (G.A.)

 

2 – Monsieur du Châtelet. (G.A.)

 

3 – Ballet de Roy, musique de Mouret. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Formont

Le 6 Mai.

 

          Je pars, mon cher ami ; je n’ai point vu le ballet des Grâces. On dit que l’auteur, j’entends le poète, qui a toujours été brouillé avec elles, ne s’est pas bien remis dans leur cour. Je m’en rapporte aux connaisseurs ; mais il y en a peu par le temps qui court. Les suivants de ces trois déesses sont à présent à Rouen. C’est donc à Rouen qu’il faudrait voyager mais je vais en Lorraine demain. Adieu, mon cher philosophe, poète aimable, plein de grâce et de raison. Vous avez donc fait un poète français de l’abbé Franchini ! En vérité, il est plus aisé à présent de tirer des vers français d’un Italien que de nos compatriotes. Tout tombe, tout s’en va dans Paris. Je m’en vais aussi, car ni vous, ni les Muses n’êtes là. Adieu, mon cher ami.

 

 

 

 

à M. l’abbé Asselin

Mai.

 

          En me parlant de tragédie, monsieur, vous réveillez en moi une idée que j’ai depuis longtemps de vous présenter la Mort de César, pièce de ma façon, toute propre pour un collège, où l’on n’admet point de femmes sur le théâtre. La pièce n’a que trois actes, mais c’est de tous mes ouvrages celui dont j’ai le plus travaillé la versification. Je m’y suis proposé pour modèle votre illustre compatriote (1), et j’ai fait ce que j’ai pu pour imiter de loin

 

 

La main qui crayonna

L’âme du grand Pompée et celle de Cinna.

 

 

          Il est vrai que c’est un peu la grenouille qui s’enfle pour être aussi grosse que le bœuf ; mais enfin je vous offre ce que j’ai. Il y a une dernière scène à refondre, et, sans cela, il y a longtemps que je vous aurais fait la proposition. En un mot, César, Brutus, Cassius, et Antoine, sont à votre service quand vous voudrez. Je suis bien sensible à la bonne volonté que vous voulez bien témoigner pour le petit Champbonin, que je vous ai recommandé. C’est un jeune enfant qui ne demande qu’à travailler, et qui peut, je crois, entrer tout d’un coup en rhétorique ou en philosophie. Nous sommes bon gentilhomme et bon enfant, mais nous sommes pauvres. Si l’on pouvait se contenter d’une pension modique, cela nous accommoderait fort ; et elle serait au moins payée régulièrement, car les pauvres sont les seuls qui paient bien.

 

          Enfin, monsieur, si vous savez quelque débouché pour ce jeune homme, je vous aurais une obligation infinie. Je voudrais qu’il fût élevé sous vos yeux, car il aime les bons vers.

 

          Adieu, monsieur ; comptez sur l’amitié, sur l’estime, sur la reconnaissance de V. Point de cérémonie ; je suis quaker avec mes amis. Signez-moi un A.

 

 

1 – Asselin, proviseur du collège d’Harcourt, était de Vire, et par conséquent, Normand comme Corneille. Il avait demandé à Voltaire une tragédie pour ses élèves. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Thieriot

Lunéville, le 15 Mai.

 

          Mon cher correspondant, me voici dans une cour (1) sans être courtisan. J’espère vivre ici comme les souris d’une maison, qui ne laissent pas de vivre gaiement sans jamais connaître le maître ni la famille. Je ne suis pas fait pour les princes, encore moins pour les princesses. Horace a beau dire :

 

 

Principibus placuisse viris non ultima laus est,

 

(Liv. I, ép. XVII.)

 

 

Je ne mériterai point cette louange. Il y a ici un excellent physicien, nommé M. de Varinge (2), qui, de garçon serrurier, est devenu un philosophe estimable, grâce à la nature, et aux encouragements qu’il a reçus de feu M. le duc de Lorraine, qui déterrait et qui protégeait tous les talents. Il y a aussi un Duval (3), bibliothécaire, qui, de paysan, est devenu un savant homme, et que le même duc de Lorraine rencontra un jour gardant les moutons et étudiant la géographie. Vous croyez bien que ce seront là les grands de ce monde à qui je ferai ma cour ; joignez-y un ou deux Anglais pensants qui sont ici, et qui, dit-on, s’humanisent jusqu’à parler. Je ne crois pas qu’avec cela j’aie besoin de princes ; mais j’aurai besoin de vos lettres. Je vous prie de ne pas oublier votre philosophe lorrain, qui aime encore les rabâchages de Paris, surtout quand ils passent par vos mains.

 

 

1 – Chez le duc de Lorraine, Voltaire venait encore de quitter brusquement Paris, à cause du bruit que faisait sa Pucelle, dont il avait donné lecture à beaucoup d’indiscrets. (G.A.)

 

2 – Philippe Varinge, né en 1684, mort en 1746. (G.A.)

 

3 – Valentin Jameray, dit Duval, célèbre numismate, mort en  1775. Il eut Chatam pour élève, lorsqu’il professait l’histoire à Lunéville. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Desforges-Maillard

Le .... Juin.

 

          De longues et cruelles maladies, dont je suis depuis longtemps accablé, monsieur, m’ont privé, jusqu’à présent, du plaisir de vous remercier des vers que vous me fîtes l’honneur de m’envoyer au mois d’avril dernier. Les louanges que vous me donnez m’ont inspiré de la jalousie, et, en même temps, de l’estime et de l’amitié pour l’auteur. Je souhaite, monsieur, que vous veniez à Paris perfectionner l’heureux talent que la nature vous a donné. Je vous aimerais mieux avocat à Paris qu’à Rennes ; il faut de grands théâtres pour de grands talents, et la capitale est le séjour des gens de lettres. S’il m’était permis, monsieur, d’oser joindre quelques conseils aux remerciements que je vous dois, je prendrais la liberté de vous prier de regarder la poésie comme un amusement qui ne doit pas vous dérober à des occupations plus utiles. Vous paraissez avoir un esprit aussi capable du solide que de l’agréable. Soyez sûr que si vous n’occupiez votre jeunesse que de l’étude des poètes, vous vous en repentiriez dans un âge plus avancé. Si vous avez une fortune digne de votre mérite, je vous conseille d’en jouir dans quelque place honorable ; et alors la poésie, l’éloquence, l’histoire et la philosophie, feront vos délassements. Si votre fortune est au-dessous de ce que vous méritez et de ce que je vous souhaite, songez à la rendre meilleure ; primo vivere, deinde philosophari. Vous serez surpris qu’un poète vous écrive de ce style ; mais je n’estime la poésie qu’autant qu’elle est l’ornement de la raison. Je crois que vous regardez avec les mêmes yeux. Au reste, monsieur, si je suis jamais à portée de vous rendre quelque service dans ce pays-ci, je vous prie de ne me point épargner ; vous me trouverez toujours disposé à vous donner toutes les marques de l’estime et de la reconnaissance avec lesquelles je suis, etc.

 

 

 

 

à M. Thieriot

Lunéville, le 12 Juin.

 

          Oui, je vous injurierai jusqu’à ce que je vous aie guéri de votre paresse. Je ne vous reproche point de souper tous les soirs avec M. de La Popelinière ; je vous reproche de borner là toutes vos pensées et toutes vos espérances. Vous vivez comme si l’homme avait été créé uniquement pour souper, et vous n’avez d’existence que depuis dix heures du soir jusqu’à deux heures après minuit. Il n’y a soupeur qui se couche, ni bégueule qui se lève plus tard que vous. Vous restez dans votre trou jusqu’à l’heure des spectacles à dissiper les fumées du souper de la veille ; ainsi vous n’avez pas un moment pour penser à vous et à vos amis. Cela fait qu’une lettre à écrire devient un fardeau pour vous. Vous êtes un mois entier à répondre, et vous avez encore la bonté de vous faire illusion, au point d’imaginer que vous serez capable d’un emploi, et de faire quelque fortune, vous qui n’êtes pas capable seulement de vous faire, dans votre cabinet, une occupation suivie, et qui n’avez jamais pu prendre sur vous d’écrire régulièrement à vos amis, même dans les affaires intéressantes pour vous et pour eux. Vous me rabâchez de seigneurs et de dames les plus titrés : qu’est-ce que cela veut dire ? Vous avez passé votre jeunesse, vous deviendrez bientôt vieux et informe ; voilà à quoi il faut que vous songiez. Il faut vous préparer une arrière-saison tranquille, heureuse, indépendante. Que deviendrez-vous quand vous serez malade et abandonné ? Sera-ce une consolation pour vous de dire : j’ai bu du vin de Champagne autrefois, en bonne compagnie. Songez qu’une bouteille qui a été fêtée, quand elle était pleine d’eau des Barbades, est jetée dans un coin, dès quelle est cassée, et qu’elle reste en morceaux dans la poussière ; que voilà ce qui arrive à tous ceux qui n’ont songé qu’à être admis à quelques soupers, et que la fin d’un vieil inutile, infirme, est une chose bien pitoyable. Si cela ne vous donne pas un peu de courage, et ne vous excite pas à secouer l’engourdissement dans lequel vous laissez votre âme, rien ne  vous guérira. Si je vous aimais moins, je vous plaisanterais sur votre paresse ; mais je vous aime, et je vous gronde beaucoup.

 

          Cela posé, songez-donc à vous, et puis songez à vos amis ; buvez du vin de Champagne avec des gens aimables ; mais faites quelque chose qui vous mette en état de boire un jour du vin qui soit à vous. N’oubliez point vos amis, et ne passez pas des mois entiers sans leur écrire un mot. Il n’est point question d’écrire des lettres-pensées et réfléchies avec soin, qui peuvent un peu coûter à la paresse ; il n’est question que de deux ou trois mots d’amitié, et quelques nouvelles soit de littérature, soit des sottises humaines, le tout courant sur le papier, sans peine et sans attention. Il ne faut, pour cela, que se mettre un demi-quart d’heure vis-à-vis son écritoire. Est-ce donc là un effort si pénible ? J’ai d’autant plus d’envie d’avoir avec vous un commerce régulier que votre lettre m’a fait un plaisir extrême. Je pourrai vous demander de temps en temps des anecdotes concernant le siècle de Louis XIV. Comptez qu’un jour cela peut vous être utile, et que cet ouvrage vous vaudrait vingt volumes de Lettres philosophiques (1).

 

          J’ai lu le Turenne (2) ; le bonhomme a copié des pages entières du cardinal de Retz, des phrases de Fénelon. Je lui pardonne, il est coutumier du fait ; mais il n’a point rendu son héros intéressant. Il l’appelle grand, mais il ne le rend pas tel ; il le loue en rhétoricien. Il pille les Oraisons funèbres de Mascaron et de Fléchier, et puis il fait réimprimer ces oraisons funèbres parmi les preuves. Belle preuve d’histoire qu’une oraison funèbre !

 

          Je ne suis surpris ni du jugement que vous portez sur la pièce (3) de l’abbé Me Blanc, ni de son succès. Il se peut très bien faire que la pièce soit détestable et applaudie.

 

          Ecrivez-moi, et aimez toute votre vie un homme vrai qui n’a jamais changé.

 

P.S : Qu’est-ce que c’est qu’un portrait de moi (4), en quatre pages, qui a couru ? Quel est le barbouilleur ? Envoyez-moi cette enseigne à bière.

 

          Faites souvenir de moi les Froulay, les des Alleurs, les Pont de Veyle, les du Deffand, et totam hanc suavissimum gentem.

 

 

 

1 – Comme on le voit, c’est encore à Thieriot que Voltaire songeait à abandonner le bénéfice de son Siècle. (G.A.)

 

2 – L’Histoire de Turenne, par Ramsay. (G.A)

 

3 – Abensaïd, tragédie jouée le 6 juin. (G.A.)

 

4 – Ce portrait parut sous le nom du comte de Charost. (G.A.)

 

CORRESPONDANCE - 1735 - 3 

 

 

 

 

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