CORRESPONDANCE - Année 1735 - Partie 2
Photo de KHALAH
à Monsieur le Comte d’Argental
4 Janvier 1735
Je n’ose me flatter de mériter vos éloges, mais je sens bien que je mérite vos critiques. En vous remerciant de tout mon cœur de m’avoir ouvert les yeux. Voilà à quoi servent des amis comme vous, qui ont l’esprit aussi éclairé qu’ils ont le cœur aimable. Le sot père est actuellement délogé du quatrième acte. Mais est-il bien vrai que la conversion de cet Espagnol vous déplaise tant ? Vous êtes bien mauvais chrétien, mais vous savez que le parterre est bon catholique. S’il y a un côté respectable et frappant dans notre religion, c’est ce pardon des injures, qui d’ailleurs est toujours héroïque, quand ce n’est pas un effet de la crainte. Un homme qui a la vengeance en main et qui pardonne, passe partout pour un héros ; et, quand cet héroïsme est consacré par la religion, il en devient plus vénérable au peuple, qui croit voir dans ces actions de clémence quelque chose de divin. Il me paraît que ces paroles du duc François de Guise, que j’ai employées dans la bouche de Gusman : Ta religion t’enseigne à m’assassiner, et la mienne à te pardonner, ont toujours excité l’admiration. Le Duc de Guise était à peu près dans le cas de Gusman, persécuteur en bonne santé, et pardonnant héroïquement quand il était en danger. Raillerie à part, je suis persuadé que la religion fait plus d’effet sur le peuple, au théâtre, quand elle est mise en beaux vers, qu’à l’église, où elle ne se montre qu’avec du latin de cuisine. Les honnêtes gens traitèrent le bon vieux Lusignan de capucin, quand je lus la pièce, et le gros du monde fondit en larmes, à la représentation. En un mot, ce qu’il y a de touchant dans une religion l’emportera toujours sur tout le reste, dans l’esprit de la multitude ; et, plus j’envisage le changement de Gusman de tous les côtés, plus je le regarde comme un coup qui doit faire une très grande impression. Malgré cela, vous ne sauriez croire combien l’approche du danger augmente ma poltronnerie. Il est vrai que j’en suis à cinquante lieues ; mais le bruit du sifflet fait plus de dix lieues par minute. Je commence à trouver mon ouvrage tout à fait indigne du public ; et si vous ne me rassurez pas, je mourrai de frayeur ; mais, si la pièce tombe, je ferai ce que je pourrai pour ne pas mourir de chagrin. Il est vrai que cette chute fera bien du plaisir à mes ennemis, que les Desfontaines en prendront sujet de m’accabler, que je serai immolé à la raillerie et au mépris ; car telle est l’injustice des hommes, ils punissent comme un crime l’envie de leur plaire, quand cette envie n’a pas réussi. Que faire à cela ? Ne plus servir un maître si ingrat, et ne songer à plaire qu’à des hommes comme vous.
J’ose vous supplier d’ajouter à toutes vos bontés celle d’empêcher les comédiens de mettre mon nom sur l’affiche. Cette affectation ne sert qu’à irriter le public, et à avertir les siffleurs de se préparer pour le jour du combat (1).
Je vous demande en grâce de me dire ce que vous pensez de Didon, et quel jugement on en porte dans le public, depuis qu’elle a paru à ce jour dangereux de l’impression.
L’histoire japonaise m’a fort réjoui dans ma solitude ; je ne sais rien de si fou que ce livre, et rien de si sot que d’avoir mis l’auteur à la Bastille. Dans quel siècle vivons-nous donc ? On brûlerait apparemment La Fontaine aujourd’hui. Il serait bien triste, mon cher ami, d’être né dans ce vilain temps-ci, s’il n’y avait pas encore quelques gens comme vous, qui pensent comme on pensait dans les beaux jours de Louis XIV.
Conservez-moi, je vous en conjure, une amitié qui fait la consolation de ma vie. Permettez-moi d’en dire autant à monsieur votre Frère. Adieu, personne ne vous sera jamais plus tendrement attaché que moi.
1 – Trait de mœurs littéraires de l’époque (G.A.)
à Madame la Comtesse de La Neuville
Janvier 1735
Quoi ! Femme respectable, même heureuse, amie charmante, amie généreuse, la première lettre que vous écrivez est pour moi ! Vous savez bien, madame, tout le plaisir que vous me faites. Il n’y en a qu’un plus grand, c’est celui de vous faire ma cour. Je ferai certainement de mon mieux pour aller rendre mes respects à la belle accouchée, au père, et au joli enfant. L’Hirondelle (1) est bien malade, et je crains furieusement le froid des églises ; mais il n’y a cheval que je ne crève, et rhume que je n’affronte, pour aller à La Neuville.
Madame du Châtelet est partie, et a laissé son architecte à Cirey. Il est étonné d’avoir sur les bras un détail fort embarrassant, et qui me déplairait bien fort, si ce n’était pas un plaisir extrême de travailler pour ses amis. Madame du Châtelet m’a ordonné bien expressément, madame, de vous dire combien vous lui rendez le séjour de la campagne agréable. Je me flatte qu’un voisinage tel que le vôtre lui fera prendre goût pour la retraite de Cirey. Ce château-ci va un peu incommoder les affaires du baron (2) et de la baronne. Les dépenses de la guerre ne les raccommoderont pas : et ils seront forcés, je crois, de venir vivre en grands seigneurs à Cirey. Je vous jure, madame, que tout mon objet est de passer ma vie entre eux et votre société ; et je commence à l’espérer.
1 – Nom d’un cheval de madame du Châtelet. (G.A.)
2 – Le marquis du Châtelet avait aussi le titre de baron. (G.A.)
à .M. Berger
A Cirey, le 12 Janvier.
Vous ne sauriez croire, monsieur, combien je suis flatté de voir que vous ne m’oubliez point, au milieu des devoirs et des occupations dont vous êtes surchargé. Vous me faites voir, par votre dernière lettre, que M. de La Clède est placé auprès de M. le maréchal de Coigni. Je ne le savais pas. C’est sans doute M. d’Argental qui lui aura procuré cette place. Si cela est, voilà M. d’Argental bien aise ; c’est un nouveau service rendu de sa part. Il est né pour faire plaisir, comme Rameau pour faire de bonne musique. Il y aurait un homme qui se tiendrait tout aussi heureux que M. d’Argental, si certaine affaire que vous avez désirée pouvait se conclure ; cet homme est moi. J’ai récrit, et on m’a fait entendre que l’affaire allait mal. Ayez la bonté de m’instruire de l’état où sont les choses. Je vous demande, comme la grâce la plus flatteuse, de me procurer une occasion de vous servir.
N’avez-vous point vu M. de Moncrif ? S’obstine-t-il à se tenir solitaire, parce qu’il n’est plus dans une cour ? Eh ! Ne peut-on pas vivre heureux avec des hommes, quoiqu’on n’ait pas l’avantage d’être auprès des princes ?
J’ai lu l’Histoire japonaise : je ne sais si je vous l’ai mandé. Je souhaite que l’Histoire de Portugal (1) soit aussi amusante.
Voudriez-vous me faire l’amitié de me mander quand on fera l’oraison funèbre de M. le maréchal de Villars ? Celui qui est chargé de l’éloge de M. de Berwick est un homme de mérite, qui me fait l’honneur d’être de mes amis. Je ne sais qui sera le Fléchier de notre dernier Turenne. Le P. Tournemine avait entrepris ce discours, mais il a remercié. N’est-ce point l’abbé Segui (2) qui lui a succédé ? Il est déjà connu par un très beau panégyrique de Saint-Louis. Le sujet de Saint-Louis était épuisé, et celui-ci est tout neuf. Que ne dirait-il pas d’un homme qui, à quatre-vingts ans, prenait le Milanais et entretenait des filles ?
Adieu, monsieur ; vous savez combien je vous suis attaché.
1 – Par de La Clède (G.A.)
2 – Celui-ci prononça l’oraison funèbre du maréchal à Saint-Sulpice. (G.A.)
à Madame la Comtesse de La Neuville
1735
Si je n’étais pas, madame, accablé d’ouvriers, je partirais sur-le-champ avec la boiteuse Hirondelle, pour vous dire combien je suis touché de vos bontés. Vraiment, que M. de Champbonin se garde bien de venir à Cirey ! Tout le vieux pavillon est sens dessus dessous. Il n’y a pas une chambre où l’on puisse se retirer. Un homme qui a fait la campagne de Philisbourg a besoin d’être un peu à son aise. J’espère que j’aurai l’honneur de le voir chez vous, avec madame de Champbonin. Vous m’accablez de bontés ; il me semble que j’en abuse, mais il faut tout pardonner à mon tendre et respectueux attachement.
à .M. de Formont
26 Janvier.
L’extrême plaisir que j’ai eu à lire votre Epître à M. l’abbé du Resnel fait que je vous pardonne, mon cher ami, de ne me l’avoir pas envoyée plus tôt ; car, lorsqu’on est bien content, il n’y a rien que l’on ne pardonne.
Votre ferme pinceau, que rien ne dissimule,
Peint du siècle passé les nobles attributs
A notre siècle ridicule.
Vous nous montrez les biens que nous avons perdus.
Les poètes du temps seront bien confondus
Quand ils liront votre opuscule.
Devant les indigents votre main accumule
Les vastes trésors de Crésus ;
Vous vantez la taille d’Hercule
Devant des nains et des bossus.
En vérité, je ne saurais vous dire trop de bien de ce petit ouvrage. Vous avez ranimé dans moi cette ancienne idée que j’avais d’un Essai sur le Siècle de Louis XIV. S’il n’y avait que l’histoire d’un roi à faire, je ne m’en donnerais pas la peine ; mais son siècle mérite assurément qu’on en parle ; et, si jamais je suis assez heureux pour avoir sous ma main les secours nécessaires, je ne mourrai pas que je n’aie mis fin à cette entreprise. Ce que vous dites en vers de tous les grands hommes de ce temps-là sera le modèle de ma prose ;
Car, s’ils n’étaient connus par leurs écrits sublimes,
Vous les eussiez rendus fameux ;
Juste en vos jugements, et charmant dans vos rimes,
Vous les égalez tous, lorsque vous parlez d’eux.
Il est bien vrai que M. Cassini n’a pas découvert la route des astres, et qu’il ne nous a rien appris sur cela ; mais il a découvert le cinquième satellite de Saturne, et a observé le premier ses révolutions. Cela suffit pour mériter l’éloge que vous nous donnez. On sait bien que ce n’est pas lui qui a fait le premier almanach. On pourrait, si on voulait, vous dire encore que Boileau a commencé à travailler, longtemps avant que Quinault fît des opéras. On doit être assez content quand on n’essuie que de pareilles critiques.
Je n’ai lu aucun ouvrage nouveau hors l’Ecumoire (1) de ce grand enfant, et les Princesses Malabares (2), de je ne sais quel animal qui a trouvé le secret de faire un fort mauvais livre, sur un sujet où il est pourtant fort aisé de réussir.
Je connaissais les Mémoires du maréchal de Villars. Il m’en avait lu quelque chose, il y a plusieurs années. Il chargea l’abbé Houteville, deux ans avant sa mort, du soin de les arranger. Vous croyez bien que les endroits familiers sont du maréchal, et que ceux qui sont trop tournés sont de l’auteur de la Religion chrétienne prouvée par les faits (3). Je crois que M. le duc de Villars a eu la bonté de me les envoyer mais que je n’ai point encore reçu. J’entends dire beaucoup de bien de la Vie de l’empereur Julien, quoique faite par un prêtre (4). Je m’en étonne ; car, si cette histoire est bonne, le prêtre doit être à la Bastille. On m’a parlé aussi d’un traité sur le commerce (5), de M. Melon. La suppression de son livre ne m’en donne pas une meilleure idée ; car je me souviens qu’il nous régala, il y a quelques années d’un certain Mahmoud (6), qui, pour être défendu, n’en était pas moins mauvais. Je veux lire cependant son traité sur le commerce ; car, au bout du compte, M. Melon a du sens et des connaissances, et il est plus propre à faire un ouvrage de calcul qu’un roman. J’attends avec impatience la comédie (7) de M. de La Chaussée ; il y aura sûrement des vers bien faits, et vous savez combien je les aime. Mais écrivez-moi donc souvent, mon cher et aimable philosophe. Vous avez soupé avec Emilie ; j’aurais été assez aise d’en être. Voyez-vous toujours madame du Deffand ? Elle m’a abandonné net. Je dois une lettre à notre tendre et charmant Cideville. Pour Thieriot, je ne sais ce que je lui dois. On me mande qu’il m’a tourné casaque publiquement ; je ne le veux pas croire pour l’honneur de l’humanité. Vale ; te amplector.
1 – Tanzaï et Néardané de Crébillon fils. (G.A.)
2 – Par de Longue. (G.A.)
3 – C’est l’abbé Mongon et non d’Houteville qui rhabilla les Mémoires du duc de Villars. (G.A.)
4 – La Bletterie. (G.A.)
5 – Voyez, section LEGISLATION ET POLITIQUE. (G.A.)
6 – Mahmoud le Gasnevide, histoire orientale. (G.A.)
7 – Le préjugé à la mode. (G.A.)
à .M. de Cideville
6 Février.
Allez, mes vers, aux rivages de Seine ;
N’arrêtez point dans les murs de Paris ;
Gardez-vous-en, les arts y sont proscrits ;
Des gens dévots la sottise et la haine
Y font la guerre à tous les bons écrits.
Vers indiscrets, enfants de la nature,
Dictés souvent par ce fripon d’Amour,
Ou par la voix de la vérité pure,
Fuyez Paris, n’allez point à la cour,
Si vous n’avez onguent pour la brûlure (1).
Allez plus loin, sur le bord neustrien ;
Vous y verrez certain homme de bien,
Qui réunit, voluptueux et sage,
L’art de penser au riant badinage.
Il veut vous voir, allez ; et plût aux dieux
Qu’ainsi que vous je parusse à ses yeux !
Ne craignez point son goût ni sa prudence ;
Puisqu’il est sage, il est plein d’indulgence.
Allez d’abord saluer humblement
Ses vers heureux, ses vers qui vous effacent ;
Aimez-les tous, encor qu’ils vous surpassent,
Et faites-leur ce petit compliment :
« Frères très chers, enfants de Cideville,
Recevez-nous avec cet air facile
Que votre père a répandu sur vous.
Nous sommes fils de son ami Voltaire.
Par charité, beaux vers, apprenez-nous
L’art d’être aimé ; c’est l’art de votre père. »
Voilà le petit compliment que je vous faisais, mon cher ami, en arrangeant ces guenilles que j’aurais dû vous envoyer, il y a longtemps. Votre lettre du 24 janvier me fait rougir de ma paresse ; mais quand il faut revoir tant de petites pièces dont la plupart sont bien faibles, et qu’on sent qu’il faut vous les envoyer, on est honteux, et l’on demande du temps. Enfin vous les aurez, ce mois-ci, mal en ordre, mal transcrites,
…,… Nec SOSIORUM PUMICE MUNDAE
Hor., liv. I, ép. XX
Il y en a même quelques-unes qui manquent. Je n’ai pas, par exemple, cette façon d’épithalame à madame de Richelieu (2). Si vous l’avez, faites-moi le plaisir de me l’envoyer. Je vous avertis encore que je mets une condition fort raisonnable à mon marché ; c’est que vous aurez la bonté, quand vous m’écrirez, de grossir votre paquet de quelques-unes de vos petites pièces. Je veux absolument avoir de vos vers pour vos maîtresses. Ils doivent être bien tendres et bien animés, quoique pleins d’esprit. Egayez ma solitude, mon cher ami, par vos petits ouvrages qui doivent respirer la volupté.
N’êtes-vous pas bien content de l’épître de M. de Formont à l’abbé du Resnel ? Mais comment va la tragédie de Linant ? Je lui ai donné là un sujet bien hardi et bien difficile à traiter. S’il s’en tire avec honneur, son coup d’essai sera un coup de maître. Je réponds qu’il y aura des vers mâles et tout brillants de pensées. A l’égard de l’intérêt et de l’art d’attacher et d’émouvoir le cœur pendant cinq actes, c’est un don de Dieu qu’il refuse quelquefois même à ses élus. Et puis il y a sur les pièces de théâtre une destinée bizarre qui trompe la prévoyance de presque tous les jugements qu’on porte avant la représentation. Je n’aurais jamais osé prédire le succès de Didon ; cependant elle a réussi. Il y a une chose sûre, c’est que le public est toujours favorable à la première pièce d’un jeune homme. J’ai une grande impatience de voir Ramessès. Engagez M. Linant à m’en envoyer une copie. Il n’y a qu’à l’adresser, par le coche, chez Demoulin. Et qui est donc ce jeune philosophe, faiseur d’épigrammes, qui lit Newton et qui plaisante avec esprit ? Ne pourrai-je être en relation avec ce petit prodige (3) ?
Je ne suis point surpris de la manière dont ce mot de cocu (4) a été reçu ; on ne dit aux gens que ce qu’on sait.
Mon cher Cideville, si je vous revoyais, j’ai bien de quoi vous amuser. Nous avons huit chants de faits de notre Pucelle ; mais, Dieu merci, notre Pucelle est dans le goût de l’Arioste, et non dans celui de Chapelain. Recommandez un profond secret au père de Ramessès sur certains Américains (5) dont il a vu la naissance. Vale et me semper ama.
1 – Allusion au brûlement des Lettres anglaises. (G.A.)
2 – Voyez aux EPITRES. (G.A.)
3 – Il se nommait Bréhan. (G.A.)
4 – Il s’agit ici, selon M. Clogenson, du marquis de Lezeau (G.A.)
5 – Alzire. (G.A.)