CORRESPONDANCE - Année 1735 - Partie 1

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à Madame la Marquise du Deffant

 

          J’ai reçu, madame, une lettre charmante. Comment ne le serait-elle pas, écrite par vous et par M. de Formont ? Une lettre de vous est une faveur dont je n’avais pas besoin d’être privé si longtemps, pour en sentir tout le prix. Mais des vers ! Des vers, des rimes redoublées ! Voilà de quoi me tourner la cervelle mille fois, si votre prose d’ailleurs ne suffisait pas.

 

 

De qui sont-ils ces vers heureux,

Légers, faciles, gracieux ?

Ils ont, comme vous, l’art de plaire.

Du Deffant, vous êtes la mère

De ces enfants ingénieux.

Formont, cet autre paresseux,

En est-il avec vous le père ?

Ils sont bien dignes de tous deux ;

Mais je ne les méritais guère.

 

 

          Je suis enchanté pourtant comme si je les méritais. Il est triste de n’avoir de ces bonnes fortunes-là qu’une fois par an, tout au plus.

 

 

Ah ! Ce que vous faites si bien.

Pourquoi si rarement le faire ?

Si tel est votre caractère.

Je plains celui qu’un doux lien

Soumet à votre humeur sévère.

 

 

          Il est bien vrai qu’il y a des personnes fort paresseuses en amitié, et très actives en amour ; il est vrai encore qu’une de vos faveurs est sans doute plus précieuse que mille empressements d’une autre. Je le sens bien par cette lettre séduisante que vous m’avez écrite, et c’est précisément ce qui fait que j’en voudrais avoir de pareilles tous les jours.

 

          Je me sais bien bon gré d’avoir griffonné dans ma vie tant de prose et de vers, puisque cela a l’honneur de vous amuser quelquefois. Mes pauvres quakers (1) vous sont bien obligés de les aimer ; ils sont bien plus fiers de votre suffrage que fâchés d’avoir été brûlés. Vous plaire est un excellent onguent pour la brûlure. Je vois que Dieu a touché votre cœur, et que vous n’êtes pas loin du royaume des cieux, puisque vous avez du penchant pour mes bons quakers.

 

 

Ils ont le ton bien familier ;

Mais c’est celui de l’innocence.

Un quaker dit tout ce qu’il pense.

Il faut, s’il vous plaît, essuyer

Sa naïve et rude éloquence ;

Car, en voulant vous avouer

Que sur son cœur simple et grossier

Vous avez entière puissance,

Il est homme à vous tutoyer,

En dépit de la bienséance.

 

Heureux le mortel enchanté

Qui dans vos bras, belle Délie,

Dans ces moments où l’on s’oublie,

Peut prendre cette liberté,

Sans choquer la civilité

De notre nation polie.

 

 

          Quelque bégueule respectable trouvera peut-être, madame, ces derniers vers un peu forts ; mais vous, qui êtes respectable sans être bégueule, vous me les pardonnerez.

 

 

1 – Voyez, les Lettres sur les Anglais. (G.A.)

 

 

 

 

à .M. Desforges-Maillard

A Vassy, en Champagne, le … février.

 

Dona puer solvit, quæ femina voverat, Iphis.

 

(Ovid., Met. IX)

 

 

          Votre changement de sexe, monsieur (1), n’a rien altéré de mon estime pour vous. La plaisanterie que vous avez faite est un des bons tours dont on se soit avisé, et cela serait auprès de moi un grand mérite. Mais vous en avez d’autres que celui d’attraper le monde, vous avez celui de plaire, soit en homme, soit en femme. Vous êtes actuellement sur les bords du Lignon, et de nymphe de la mer vous voilà devenu berger d’Astrée. Si ce pays-là vous inspire quelques vers, je vous prie de m’en faire part ; pour moi, j’ai un peu abandonné la poésie dans la campagne où je suis :

 

 

Non eadem ætas, non vis.

Olim poteram cantando ducere noctes.

 

(Virg., Eglog. IX)

 

 

mais à présent je songe à vivre.

 

 

Quid verum atque decens curo et rogo, et omnis in hoc sum.

 

(Hor., liv. I, ép. I)

 

                         

Un peu de philosophie, l’histoire, la conversation, partagent mes jours.

 

 

Duco sollicitæ jucunda oblivia vitæ.

 

(Hor., liv.II, sat.VI)

 

 

          Cette vie sera plus heureuse encore si vous me donnez part des fruits de votre loisir. Je suis fâché que la Champagne soit si loin du Lignon ; mais c’est véritablement vivre ensemble que de se communiquer les productions de son esprit et les sentiments de son âme.

 

 

1 – En 1730, ce poète breton avait adressé des vers à Voltaire sous un nom de femme, mademoiselle de Malcrais. Voltaire avait été dupe du déguisement et avait répliqué par une épître. Voyez, l’Epître à une dame ou soi-disant telle. (G.A.)

 

 

 

 

à M. l’Abbé de Breteuil (1)

 

Vénus et le dieu de la table,

Et Martelière à leur côté.

Chantaient tous trois un air aimable,

Que tous trois vous avaient dicté ;

Mais bientôt réduits à se taire,

Quelle douleur trouble leurs sens,

Quand on leur dit qu’en son printemps

Le plus gai, le plus fait pour plaire,

Des convives et des amants,

Laissait là Comus et Cythère

Pour être grand-vicaire à Sens !

Plaisirs, Amours, troupe légère,

Il faut calmer votre douleur :

La sainte Eglise aura beau faire,

Vous serez toujours dans son cœur.

Du froid séjour de la Prudence

Il saura descendre en vos bras,

Escorté de la Bienséance

Qui relève encor vos appas,

Et qui donne une jouissance

Que Lattaignant (2) ne connaît pas.

Un cœur indiscret et volage,

Toujours occupé de jouir,

A souvent l’ennui pour partage ;

Mais celui qui sait s’asservir

A ses devoirs, et vivre en sage,

Est bien plus digne de plaisir,

Et le goûte bien davantage.

Ainsi Bossuet autrefois,

Ce dernier père de l’Eglise,

Dans les bras de la jeune Lise

Devint père aussi quelquefois.

Monsieur son neveu, dans le temple,

Apporta les mêmes vertus ;

C’est un bel exemple de plus ;

Mais on n’a pas besoin d’exemple.

 

 

          Il ne vous manque plus que l’évêché, monsieur ; vous avez tout le reste : et, pour moi, je ne souhaite autre chose que d’être votre diocésain. Vous auriez eu déjà de grands bénéfices, si vous étiez né du temps qu’on donnait un évêché à Godeau pour des vers, et une abbaye considérable à Desportes pour un sonnet. Vous faites des vers mieux qu’eux, quand vous voulez jouer avec les Muses. Mais, puisque la fortune ne se fait plus aujourd’hui par la rime, vous la ferez par la raison, par la supériorité de votre esprit, par vos talents pour les affaires, et par la vraie éloquence, qui n’est pas, je crois, d’entasser des figures d’orateur, mais de concevoir clairement, de s’énoncer de même, et d’avoir toujours le mot propre à commandement.

 

          Voilà ce que j’ai cru apercevoir en vous ; voilà ce qui vous donnera une vraie supériorité sur tous vos confrères, et qui fera votre réputation, autant que votre fortune. Vous êtes un homme de toutes les heures ; vous me paraissez aussi solide en affaires qu’aimable à souper. Il y a quelque fée qui préside à ces talents-là, et qui a eu soin de votre éducation comme de celle de madame votre sœur. Je vous retrouve à tout moment dans elle, et je crois qu’elle ne vous regrette pas plus que moi.

 

          Adieu, monsieur ; conservez quelque bonté pour un homme dont vous connaissez la respectueuse tendresse pour vous.

 

 

1 – On croit que cette lettre est postérieure de quelques années à 1735. L’abbé de Breteuil, frère de madame du Châtelet, n’avait alors que vingt-deux ans. (G.A.)

 

2 – Abbé et poète badin né en 1697. (G.A.)

 

 

 

 

à .M. de Formont

Le 13 Février.

 

          Si madame du Deffand, mon cher ami, avait toujours un secrétaire comme vous, elle ferait bien de passer une partie  de sa vie à écrire. Faites souvent, je vous en pris, en votre nom, ce que vous avez fait au sien ; consolez-moi de votre absence et de la sienne, par le commerce aimable de vos lettres.

 

          Je n’ai point encore vu les Mémoires d’Hector (1) : mais, vrais ou faux, je doute qu’ils soient bien intéressants ; car, après tout, que pourront-ils contenir que des sièges, des campements, des villes prises et perdues, de grandes défaites, de petites victoires ? On trouve de cela partout ; il n’y a point de siècle qui n’ait sa demi-douzaine de Villars et de prince Eugène. Les contemporains, qui ont vu une partie de ces événements, les liront pour les critiquer, et la postérité s’embarrassera peu qu’un général français ait gagné la bataille de Friedlingen, et ait perdu celle de Malplaquet. Le maréchal de Villars avait l’humeur un peu romanesque ; mais sa conduite et ses aventures ne tiennent pas assez du roman pour divertir son lecteur.

 

          Qu’un prince, comme Charles II, qui a vu son père sur l’échafaud, et qui a été contraint lui-même de fuir à travers son royaume, déguisé en postillon, qui a demeuré deux jours dans le creux d’un chêne, lequel chêne, par parenthèse, est mis au rang des constellations ; qu’un tel prince, dis-je, fasse des mémoires, on les lira plus volontiers que les Amadis. Il en est des livres comme des pièces de théâtre : si vous n’intéressez pas votre monde, vous ne tenez rien. Si Charles XII n’avait pas été excessivement grand, malheureux et fou, je me serais bien donné de garde de parler de lui. J’ai toujours eu envie de faire une histoire du Siècle de Louis XIV ; mais celle de ce roi, sans son siècle, me paraîtrait assez insipide.

 

          Le Père de La Bletterie, en écrivant la Vie de Julien, a fait un superstitieux de ce grand homme. Il a adopté les sots contes d’Ammien-Marcellin. Me dire que l’auteur des Césars était un païen bigot, c’est vouloir me persuader que Spinosa était bon catholique (2). La Bletterie devait prendre avec soi le peloton de M. de Saint-Aignan, et s’en servir pour se tirer du labyrinthe où il s’est engagé. Il n’appartient point à un prêtre d’écrire l’histoire, il faut être désintéressé sur tout, et un prêtre ne l’est sur rien.

 

          J’aimerais presque autant l’histoire des papillons et des chenilles que M. de Réaumur nous donne, que l’histoire des hommes dont on nous ennuie tous les jours ; d’ailleurs je suis dans un pays où il y a bien moins d’hommes que de chenilles. Il y a longtemps que je n’ai rien vu qui ressemble à l’espèce humaine, et je commence à oublier ces animaux-là. Exceptez-en un très petit nombre, à la tête desquels vous êtes, je ne fais pas grand cas de mes confrères les humains ; mais j’en use avec vous à peu près comme Dieu avec Sodome. Ce bon Dieu voulait pardonner à ces…. là, s’il avait trouvé cinq honnêtes gens dans le pays. Vous êtes assurément un de ces cinq ou six qui me font encore aimer la France. Cideville est de cette demi-douzaine ; il m’écrit toujours de jolie prose et de jolis vers.

 

 

1 – C’est Villars que Voltaire baptise Hector. (G.A.)

 

2 – La Bletterie a pourtant bien jugé l’Apostat. Voyez le travail de M. E. Lamé sur Julien (G.A.)

 

 

 

 

à .M. Berger

A Cirey, le 26 Février.

 

          Je vous supplie, monsieur, sitôt la présente reçue, d’aller chez M. d’Argental. C’est l’ami le plus respectable et le plus tendre que j’aie jamais eu. Il fait toute ma consolation et toute mon espérance dans cette affaire, et sa vertu prend le parti de l’innocence contre l’homme (1) le plus scélérat, le plus décrié, mais le plus dangereux qui soit dans Paris.

 

          Comme il n’a pas toujours le temps de m’écrire, et que j’ai un besoin pressant d’être instruit à temps, de peur de faire de fausses démarches, et que d’ailleurs il demeure trop loin de la grande poste, il pourra vous instruire des choses qu’il faudra que je sache. Il connaît votre probité ; parlez-lui, écrivez-moi, et tout ira bien. Il s’en faut bien que je sois content de Saint-Hyacinthe . Il n’a pas plus réparé l’infâme outrage qu’il m’a fait, qu’il n’est l’auteur du Mathanasius. N’avez-vous pas vu l’un et l’autre ouvrage ? N’y reconnaissez-vous pas la différence des styles ? C’est Salengre et S’Gravesande qui ont fait le Mathanasius. Saint-Hyacinthe n’y a fourni que sa chanson. Il est bien loin, ce misérable, de faire de bonnes plaisanteries. Il a escroqué la réputation d’auteur de ce petit livre, comme il a volé madame Lambert. Infâme escroc et sot plagiaire, voilà l’histoire de ses mœurs et de son esprit. Il a été moine, soldat, libraire, marchand de café, et vit aujourd’hui du profit du biribi. Il y a vingt ans qu’il écrit contre moi des libelles ; et, depuis Œdipe, il m’a toujours suivi comme un roquet qui aboie après un homme qui passe sans le regarder. Je ne lui ai jamais donné le moindre coup de fouet ; mais enfin je suis las de tant d’horreurs, et je me ferai justice d’une façon qui le mettra hors d’état d’écrire.

 

          Si vous voulez prévenir les suites funestes d’une affaire très sérieuse, parlez-lui de façon à obtenir qu’il signe au moins un désaveu, par lequel il proteste qu’il ne m’a jamais eu en vue, et que ce qui est rapporté dans l’abbé Desfontaines est une calomnie horrible. Je ne l’ai jamais offensé. Je le défie de citer un mot que j’aie jamais dit de lui. Faites-lui parler par M. Remond de Saint-Mard. Il y a à Paris une madame Champbonin, qui demeure à l’hôtel de Modène ; elle est ma parente : c’est une femme serviable, active, capable de tout faire réussir ; voudriez-vous l’aller trouver, et agir de concert ? Comptez sur moi, mon cher Berger, comme sur votre meilleur ami.

 

 

1 – Desfontaines. (G.A.)

 

 

CORRESPONDANCE - 1735 - 1

 

 

 

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