CORRESPONDANCE - Année 1734 - Partie 6

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 Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

à Monsieur Berger

Cirey, le 2 décembre

 

 

Je ne sais point, monsieur, partager les profits d’une affaire dans laquelle je ne mets point de fonds, que je ne connais et que je ne veux connaître que pour rendre service.

 

J’ai déjà écrit à la personne en question pour vous faire avoir l’intérêt que vous désirez. Je vous instruirai de sa réponse aussitôt que je l’aurai reçue. L’intérêt ne m’a jamais tenté, et je n’ai jamais eu, sur cet article, autre chose à me reprocher que d’avoir fait plaisir, et d’avoir prodigué mon bien à des amis ingrats. L’abbé Mac-Carthy (1) n’est pas le dixième qui m’ait marqué de l’ingratitude ; mais c’est le seul qui ait été empalé (2). Parmi les infâmes calomnies dont j’ai été accablé, l’accusation d’avoir eu part à la publication des Lettres philosophiques m’a été une des plus sensibles. On disait que je les faisais vendre pour en retirer de l’argent, tandis qu’en effet, je n’épargnais ni soins, ni argent pour les supprimer. Je suis bien aise d’être loin d’un pays où de si lâches calomnie ont été ma seule récompense, et je crois que je n’y reviendrai de longtemps.

 

Je vous remercie, monsieur, de l’amitié que vous voulez bien me conserver, et des nouvelles que vous me mandez. Si j’avais quelque chose de nouveau, en poésie, je me ferais un plaisir de vous l’envoyer ; mais les choses auxquelles je m’occupe présentement sont d’une tout autre nature. Je vous prie seulement, à propos de poésie et de calomnie, de vouloir bien vous opposer à l’injure que l’on m’a faite de glisser le nom de Crozat dans l’Epître à Emilie. Je ne connais et n’ai jamais vu ni M. Crozat l’aîné, ni monsieur son frère, et je ne vois pas pourquoi on a été fourrer là leur nom, si ce n’est pour me faire un ennemi de plus ; mais, si ces messieurs sont sages, ils doivent faire comme moi, qui regarde avec un profond mépris toutes ces misères. J’écrirai bientôt à M. Sinetti, et je prierai M. Demoulin de faire un petit ballot de livres que je veux lui envoyer. Je vous supplie, monsieur, d’être persuadé de mon amitié, et de me conserver la vôtre. Permettez-moi d’assurer M. Bernard (3) de mon estime et de mon amitié. J’ai l’honneur d’être, etc…

 

 

 

1 – Voyez la lettre à M. de la Préverie.

 

 

2 – C’est la vérité.

 

 

3 – Sans doute Gentil-Bernard

 

 

 

 

 

à Monsieur le comte d’Argental

Décembre

 

 

Je vous envoie, mon charmant ami, une tragédie (1) au lieu de moi. Si elle n’a pas l’air d’être l’ouvrage d’un bon poète, elle aura celui d’être au moins d’un bon chrétien ; et, par le temps qui court, il vaut mieux faire sa cour à la religion qu’à la poésie. Si elle n’est bonne qu’à vous amuser quelques moments, je ne croirai pas avoir perdu ceux que j’ai passés à la composer ; elle a servi à faire passer quelques heures à madame du Châtelet. Elle et vous me tenez lieu du public ; vous êtes seulement l’un et l’autre plus éclairés et plus indulgents que le parterre.

 

Si, après l’avoir lue, vous la jugez capable de paraître devant ce tribunal dangereux, c’est une aventure périlleuse que j’abandonne à votre discrétion, et que j’ose recommander à votre amitié. Surtout laissez-moi goûter le plaisir de penser que vous avez seul, avec madame du Châtelet, les prémices de cet ouvrage. Je ne peux pas assurément exclure monsieur votre frère de la confidence ; mais, hors de lui, je vous demande en grâce que personne n’y soit admis. Vous pourriez faire présenter l’ouvrage à l’examen secrètement, et sans qu’on me soupçonnât ; je consens qu’on me devine à la première représentation ; je serais même fâché que les connaisseurs s’y pussent méprendre ; mais je ne veux pas que les curieux sachent le secret avant le temps, et que les cabales, toujours prêtes à accabler un pauvre homme, aient le temps de se former. De plus, il y a bien des choses dans la pièce qui passeraient pour des sentiments très religieux dans un autre, mais qui, chez moi, seraient impies, grâce à la justice qu’on a coutume de me rendre.

 

Enfin le grand point est que vous soyez content ; et si la pièce vous plaît, le reste ira tout seul : trouvez seulement mon enfant joli, adoptez-le, et je réponds de sa fortune. Je n’ai point lu le conte du jeune Crébillon (2). On dit que si je l’avais fait, je serais brûlé : c’est tout ce que j’en sais.  Je n’ai point lu les Mécontents (3) et ne sais même s’ils sont imprimés. J’ai vécu, depuis deux mois, dans une ignorance totale des plaisirs et des sottises de votre grande ville. Je ne sais autre chose sinon que je regrette votre commerce charmant, et que j’ai bien peur de le regretter encore longtemps. Voilà ce qui m’intéresse ; car je vous serai attaché toute ma vie, et j’en mettrai le principal agrément à en passer quelques années avec vous. Parlez de moi, je vous en prie, à la philosophe (4) qui vous rendra cette lettre, elle est comme vous ; l’amitié est au rang de ses vertus ; elle a de l’esprit sans jamais le vouloir : elle est vraie en tout. Je ne connais personne au monde qui mérite mieux votre amitié. Que ne suis-je entre vous deux, mon cher ami, et pourquoi suis-je réduit à écrire à l’un et à l’autre !

 

Adieu ; je vous embrasse ; adieu, aimable et solide ami.

 

 

1 – Tanzaï et Néardané, roman satirique contre le cardinal de Rohan, la duchesse du Maine, etc.

 

2 – Comédie de La Bruère.

 

3 – Madame du Châtelet.

 

 

 

 

 

à Monsieur Berger

Cirey

 

 

Oui, mon cher monsieur, je rends justice à votre amitié et à votre discrétion. Je suis également touché de l’une et de l’autre. Je fais un effort pour avoir le plaisir de vous le dire. Ma santé est si mauvaise, et je suis à présent dans un accablement si grand, qu’à peine ai-je la force d’écrire un mot. C’est une consolation bien chère pour moi d’avoir trouvé un ami comme vous.

 

Ce que les hommes appellent malheur a redoublé vos attentions pour moi, et plus vous m’avez vu à plaindre, plus vous m’avez marqué de tendresse et d’empressement. J’en serai reconnaissant toute ma vie. Je n’ai pas trouvé dans tous mes amis la même fidélité et la même constance ; aussi je compte sur vous plus que sur personne. Vos lettres me font un plaisir bien sensible. Vous me rendez intéressantes toutes les nouvelles que vous m’apprenez, et vous me paraissez un juge si impartial que je suis résolu à ne faire venir que les livres dont vous m’aurez dit du bien.

 

Je n’ai aucune nouvelle de l’affaire que vous m’avez recommandée, et j’en suis plus inquiet que vous. Je pardonnerai à la fortune tous les maux qu’elle a pu me faire, si elle me donne une occasion de vous servir ; mais je ne pardonne pas à ma mauvaise santé qui me fait finir ma lettre si vite, et qui m’empêche de vous dire combien j’aime votre commerce et avec quelle passion je désire que vous continuiez à m’écrire.

 

Adieu ! Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

 

 

Au même

A Cirey, le…

 

 

J’ai eu réponse, monsieur, touchant l’affaire dont vous avez bien voulu me charger. On me mande qu’on fera tout au monde pour l’amener à une heureuse fin, mais qu’il faudrait que je fusse à Paris pour discuter. Une des choses qui me font le plus regretter Paris est de savoir que je pourrai vous y être utile. Soyez sût que je n’omettrai rien pour mériter la confiance que vous avez bien voulu avoir en moi.

 

J’apprends avec beaucoup de plaisir que M. de Crébillon est sorti du vilain séjour où on l’avait fourré (1). Il a donc vu

 

 

Cet horrible château, palais de la vengeance,

Qui renferme souvent le crime et l’innocence.

                                                        Henriade, ch IV.

 

 

Le roi le nourrissait et lui donnait le logement. Je voudrais qu’il se contentât de lui donner la pension. J’admire la facilité avec laquelle on dépense 12 à 1500 livres par an pour tenir un homme en prison, et combien il est difficile d’obtenir une pension de cent écus. Si vous voyez le grand enfant de Crébillon, je vous prie, monsieur, de lui faire mille compliments pour moi et de l’engager à m’écrire.

 

S’il faut se réjouir avec l’auteur de l’Histoire japonaise, il faut s’affliger avec l’auteur (2) de Tithon et l’Aurore. Si je savais où le prendre, je lui écrirais pour lui faire mon compliment de condoléance de n’être plus avec un prince, et pour le féliciter d’avoir retrouvé sa liberté.

 

Vous voyez sans doute M. Rameau. Je vous prie de l’assurer qu’il n’a point d’ami, ni d’admirateur plus zélé que moi, et que si, dans ma solitude et dans ma vie philosophique, je retrouve quelque étincelle de génie, ce sera pour le mettre avec le sien.

 

Quand vous n’aurez rien à faire de mieux, et que vous voudrez bien continuer à me donner de vos nouvelles, vous me ferez un extrême plaisir : quand on n’a pas le plaisir de vous voir, rien ne peut consoler que vos lettres.

 

Est-il vrai que le comte de Charolais ait écrit la lettre dont on a parlé (1), est-il vrai que l’auteur de Tithon ait été disgracié, pour avoir vieilli, en un jour, de quelques années, auprès de la Camargo ? Est-il vrai que l’abbé Houteville ait fait une longue harangue (2), et le duc de Villars un compliment fort joli ? Est-il vrai que vous ayez toujours de l’amitié pour moi ?

 

 

1 – Voyez plus loin une lettre à madame de La Neuville.

 

 

2 – En recevant le duc de Villars à l’Académie.

 

 

 

 

à Monsieur le comte d’Argental

Ce 18 décembre

 

 

Je ne crois pas que mes sauvages puissent jamais trouver un protecteur plus pli que vous, et que je puisse jamais avoir un ami plus aimable. Il ne faut plus songer à faire jouer cela cet hier ; plus j’attendrai, plus la piège y gagnera. Je ne serai pas fâché d’attendre un temps favorable où le public soit vide de nouveautés. Je suis charmé qu’on m’oublie ; le secret d’ailleurs en sera mieux gardé sur la pièce, et le peu de gens qui ont su que j’avais envie de traiter ce sujets seront déroutés.

 

Puisque la conversion de Gusman vous plaît, il ira droit en paradis, et j’espère faire mon salut auprès de parterre.

 

La façon de tuer ce Gusman chez lui n’est pas si aisée que d’opérer sa conversion. Zamore avait pris déjà l’épée d’un Espagnol pour ce beau chef-d’œuvre ; si vous voulez, il prendra encore les habits de l’Espagnol. J’avais fait endormir la garde peu nombreuse et fatigués ; si vous voulez, je l’enivrerai pour la faire mieux ronfler.

 

Faire de Montèze un fripon me paraît impossible. Pour qu’un homme soit un coquin, il faut qu’il soit un grand personnage ; il n’appartient pas à tous le monde d’être fripon.

 

Montèze, quoique père de la signora, n’est qu’un subalterne dans la pièce ; il ne peut jamais faire un rôle principal ; il n’est là que pour faire sortir le caractère d’Alzire. Figurez-vous la mère de la Gaussin avec sa fille. J’en suis fâché pour Montèze, mais je n’ai jamais compté sur lui.

 

Les autres ordres que vous me donnez sont plus faciles à exécuter : patientiam habe in me, et ego omnia reddam tibi. Je m’étais hâté d’envoyer à madame du Châtelet des changements pour les derniers actes, mais il ne faut point se hâter quand on veut bien faire ; l’imagination harcelée et gourmandée devient rétive ; j’attendrai les moments de l’inspiration.

 

J’accable de mes respects et de mon amitié madame votre mère et le lecteur (1) de Louis XV. Je vous supplie de faire ma cour à madame de Bolingbroke. Vraiment je serai fort aise que ce M. de Matignon tire un peu la manche du garde des sceaux en ma faveur. Il faut, au bout du compte, ou être effacé du livre de proscription, ou, enfin, s’en aller hors de France ; il n’y a pas de milieu, et, sérieusement, l’état où je suis est très cruel.

 

Je serais très fâché de passer ma vie hors de France ; mais je serais aussi très fâché qu’on crût que j’y suis, et, surtout qu’on sût où je suis. Je me recommande, sur cela, à votre sage et tendre amitié. Dites bien à tout le monde que je suis à présent en Lorraine.

 

J’ai envoyé un petit mémoire, par Demoulin, à M. Hérault. Voudriez-vous bien lui en parler, et savoir de lui si ce mémoire peut produire quelque chose ?

 

Adieu ; les misérables sont gens bavards et importuns.

 

 

1 – Pont de Veyle, frère de d’Argental

 

 

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

Décembre

 

 

Quoi ! Gilles Meignard (1) s’est séparé tout à fait de notre Présidente ? N’est-il point mort de la douleur qu’il avait de lui faire deux mille écus de pension ? La veuve vient de me mander qu’elle ne gardera point la Rivière Bourdet. Il serait pourtant bien doux, mon cher ami, que nous pussions être un peu les maîtres de sa maison. Mais il sera dit que nous passerons notre vie à faire le projet de vivre ensemble.  Quoi ! Vous venez une fois en vingt ans à Paris, et c’est justement le moment où il ne m’est pas permis d’y revenir ! Vous n’avez vu, ni Emilie, ni moi. Il vaudrait un peu mieux, mon cher ami, se rassembler chez Emilie que chez la veuve de Gilles. Ce n’est pas que je n’aie pour notre présidente tous les égards d’une ancienne amitié ; mais, franchement, vous conviendrez, quand vous aurez vu Emilie, qu’il n’y a point de présidente qui en approche. Mandez-moi si elle ne vous a point écrit depuis peu, car vous connaissez son écriture avant de connaître sa personne. Vous vous écrivez quelquefois, et vous êtes déjà amis intimes, sans vous être parlé. On m’a mandé que l’Epître à Emilie courait le monde ; mais j’ai peur qu’elle ne soit défigurée étrangement. Les pièces fugitives sont comme les nouvelles ; chacun y ajoute, ou en retranche, ou en falsifie quelque chose selon le degré de son ignorance et de sa mauvaise volonté. Si vous voulez, je vous l’enverrai bien correcte.

 

Je rougis, mon cher Cideville, en vous parlant de vous envoyer mes ouvrages. Il y a si longtemps que je vous en promets une petite édition manuscrite, que j’aurais eu, depuis, le temps de composer un in-folio. Aussi, depuis ma retraite, il faut que je vous avoue que j’ai fait environ trois ou quatre mille vers. Ce sont de nouvelles dettes que je contracte avec vous, sans avoir acquitté les premières ; mais je vous jure que je vais travailler à vous payer tout de bon. J’ai certain valet de chambre imbécile qui me sert de secrétaire, et qui écrit : Le général F….. tout au lieu du général Toutefêtre ; c’est donner un grand c… pour une grande leçon ; ils précipitaient leurs repas, au lieu de ils précipitaient leurs pas. Ce secrétaire n’est pas trop digne de travailler pour vous : mais je reverrai ses bévues et les miennes. Etes-vous à présent à Rouen ? Y avez-vous l’ami Formont et l’ami du Bourg-Théroulde ? Faites sentir à M. du Bourg-Théroulde combien je l’aime, et prouvez à M. de Formont la même chose. Dites au premier que je fais beaucoup de petits vers, et que j’aime passionnément la musique ; dites à l’autre que j’ai un petit Traité de métaphysique tout prêt. Tout cela est vrai à la lettre. Voici un petit mot pour monsieur Linant. Adieu, mon très cher ami ; je suis à vous pour la vie ; faudra-t-il la passer à regretter votre commerce charmant ?

 

 

1 – Surnom du président de Bernières.

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de La Neuville

 

 

Cela est plaisant, madame, l’écriture de madame de Champbonin paraît ressembler si fort à la vôtre, que quelquefois je m’y méprends. Vous avez d’autre ressemblance et je me flatte surtout que vous avez celle de m’honorer d’un peu de bonté. Si je n’étais pas occupé ici à ruiner infailliblement madame du Châtelet, vous croyez bien que j’aurais l’honneur de vous voir. Je suis excédé de détails ; je crains si fort de faire de mauvais marchés, je suis si las de piquer des ouvriers que j’ai demandé un homme qui vînt m’aider. Je l’attends dans le mois de janvier ; et, dès que mon coadjuteur sera venu, j’irai, madame, vous redemander ces jours heureux et paisibles que j’ai déjà goûtés dans votre aimable maison. Vous savez qu’on parle d’un congrès ; mais les parties ne sont point encore assez lasses de plaider pour songer à s’accommoder. M. de Coigny, s’est démis du commandement en Italie, et je crois que la cour ne serait pas fâchée que M. de Broglie en fit autant. Mais, avant d’accepter la démission de M. de Coigni, on a proposé à M. le Duc de commander l'armée, afin d’avoir quelqu’un qui, par la prééminence de son rang, étouffât les jalousies du commandement. M. le Duc a refusé. On pense y envoyer M. le comte de Clermont. Sur cette nouvelle, M. le comte de Charolais a écrit à M. de Chauvelin :

 

               « Monsieur, on dit que vous êtes réduit à la dure nécessité de choisir un prince du sang pour commander les armées, je vous prie de vous souvenir que je suis l’aîné de mon frère l’abbé. » 

On commence à trouver la levée du dixième bien rude, et à n’avoir plus tant d’ardeur pour une guerre où il n’y a peut-être rien à gagner pour la France. On s’en dégoûte aussitôt qu’on en est entêté. Je suis persuadé qu’au moindre échec, le ministère sera bien embarrassé.

 

CORRESPONDANCE - 1734 - Partie 6

 

 

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