CORRESPONDANCE - Année 1734 - Partie 5
Photo de KHALAH
à Monsieur de Formont
Ce 27…
Si ceux qui me font l’honneur de me persécuter ont eu envie de me donner les mortifications les plus sensibles, ils ne pouvaient mieux faire, mon cher et aimable ami, que de me retenir loin de Paris, dans le temps que vous y êtes. Je vous prie de ne point parler du voyage qu'à fait ma désolée muse tragique chez les Américains (1). C'est un nouveau projet dont Linant vit la première ébauche, et sur quoi je voudrais bien qu’il me gardât le secret.
A l’égard du nom de poème épique, que vous donnez à des fantaisies (2) qui m’ont occupé dans ma solitude, c’est leur faire beaucoup trop d’honneur :
…. Cui sit mens grandior, atque os
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem
Hor., liv. I, sat. IV
C’est plutôt dans le goût de l’Arioste que dans celui du Tasse que j’ai travaillé. J’ai voulu voir ce que produirait mon imagination, lorsque je lui donnerais un libre essor, et que la crainte du petit esprit critique qui règne en France ne me retiendrait pas. Je suis honteux d’avoir tant avancé un ouvrage si frivole, et qui n’est point fait pour voir le jour ; mais, après tout, on peut encore plus mal employer son temps. Je veux que cet ouvrage serve quelquefois à divertir mes amis ; mais je ne veux pas que mes ennemis puissent jamais en avoir la moindre connaissance. Au mot d’ennemis, je ne peux m’empêcher de faire une réflexion bien triste ; c’est que leur haine, dont je n’ai jamais connu la cause, est la seule récompense que j’ai eue pour avoir cultivé les lettres pendant vingt années. Voilà tout ce que l’on gagne dans ce métier aimable et dangereux, une réputation chimérique et des persécutions réelles. On est envié, comme si on était puissant et heureux ; et, dans le même temps, on est accablé sans ressource. La profession des lettres, si brillante, et même si libre sous Louis XIV, le plus despotique de nos rois, est devenue un métier d’intrigues et de servitude. Il n’y a point de bassesse qu’on ne fasse pour obtenir je ne sais quelles places ou seau, ou dans des académies, et l’esprit de petitesse et de minutie est venu au point que l’on ne peut plus imprimer que des livres insipides. Les bons auteurs du siècle de Louis XIV n’obtiendraient pas de privilège. Boileau et La Bruyère ne seraient que persécuter. Il faut donc vivre pour soi et pour ses amis, et se bien donner de garde de penser tout haut, ou bien aller penser en Angleterre ou en Hollande.
J’ai relu Locke, depuis que je ne vous ai vu. Si cet homme-là avait eu le malheur d’être en France, nous n’aurions pas eu ce chef-d’œuvre de raison et de sagesse. C’est bien dommage qu’il n’ait pas pris plus de liberté, et que sa modération ait étranglé des vérités qui ne demandaient qu’à sortir de sa plume. J’ai osé m’amuser à travailler après lui.
J’ai voulu me rendre compte à moi-même de mon existence (3), et voir si je pouvais me faire quelques principes certains. Il serait bien doux, mon cher Formont, de marcher dans ces terres inconnues, avec un aussi bon guide que vous, et se délasser de ses recherches avec des poèmes dans le goût de l’Arioste ; car, malheur à la raison, si elle ne badine quelquefois avec l’imagination ! Il y a une dame à Paris, qui se nomme Emilie, et qui, en imagination et en raison l’emporte sur des gens qui se piquent de l’une et de l’autre. Elle entend Locke bien mieux que moi. Je voudrais bien que vous rencontrassiez cette philosophe ; elle mérite que vous l’alliez chercher.
Je vous envoie une bonne leçon de l’Epître à Emilie (4). Mandez-moi, je vous prie, si vous avez rencontré Moncrif, et pourquoi il s’est brouillé avec son prince (5). Adieu ; je vous aime pour la vie.
1 – Allusion à la tragédie d’Alzire.
2 – Il s’agit de la Pucelle.
3 – Voyez le Traité de métaphysique.
4 – Sur la Calomnie.
5 – Le comte de Clermont.
à Monsieur le comte d’Argental
Septembre
J’avais, ô adorable ami ! entièrement abandonné mon héros à mâchoire d’âne, sur le peu de cas que vous faites de cet Hercule grossier, et du bizarre poème (1) qui porte son nom. Mais Rameau crie, Rameau dit que je lui coupe la gorge, que je le traite en philistin, que si l’abbé Pellegrin avait fait un Samson pour lui, il n’en démordrait pas ; il veut qu’on le joue ; il me demande un prologue. Vous me paraissez vous-même un peu raccommodé avec mon samsonet. Allons donc, je faire le petit Pellegrin, et mettre l’Eternel sur le théâtre de l’opéra ; et nous aurons de beaux psaumes pour ariettes.
On m’a condamné comme fort mauvais chrétien cet été ; je vais être un dévot faiseur d’opéras cet hiver ; mais j’ai bien peur que ce ne soit une pénitence publique. Excommunié, brûlé, et sifflé, n’en est-ce point trop pour une année ? J’ai envie de faire de cela un petit prologue. Je voudrais bien chanter, en un fade prologue, nos césars à quatre sous par jour, et la bataille de Parme (2) et cette formidable place de Philisbourg ; mais cette cacade de Dantzick retient mon enthousiasme. Il me semble que je ferais un beau prologue à Pétersbourg. La czarine (3) n’est point dévote, et elle donne des royaumes. Nous ferions un beau chœur du quatrain de La Condamine.
Voici une petite épître (4) que je vous supplie de rendre à madame de Bolingbroke. On dit qu’elle a engagé Matignon le sournois à parler au garde des sceaux. Ce garde des sceaux donne eau bénite de cour ; un excommunié en a toujours besoin. Mais, s’il vous plaît, quel si grand mal trouveriez-vous si on allait dans un faubourg passer huit jours sans paraître ? on y souperait avec vous, on serait caché comme un trésor, et on décamperait de son trou à la première alarme. On a des affaires, après tout ; il faut y mettre ordre, et ne pas s’exposer à voir tout d’un coup sa petite fortune au diable. Mais cela n’est rien ; le cœur me conduit et mon cœur n’entend point raison. Ecrivez-moi, de grâce, vos petites réflexions sur ce. Avez-vous eu la bonté de dire quelque chose pour moi au porteur (5) de drapeaux ? Avez-vous dit à M. Pont de Veyle combien je lui suis attaché ? Voyez-vous quelquefois madame du Châtelet ? Ecrivez-moi, mon cher ami ; je suis enchanté de vos bontés ; mais ne mettez mon nom ni sur ni dans votre lettre. Votre écriture ressemble, comme deux gouttes d’eau à celle d’un homme qui m’écrit quelquefois. Signez un D ou un F. Adieu ; je vous aime comme on aime sa maîtresse.
1 - Sans doute le Samson de Romagnési, tragi-comédie.
2 - Voyez tome II, Le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre IV.
3 - Anna Iwanowna ?
4 - On ne l’a connaît pas.
5 - C’est le fils du maréchal de Coigny qui apporta les drapeaux pris à la bataille de Parme.
à Madame de Champbonin
Cirey
Vos laines sont arrivées, et je vous les envoie, madame. Nous travaillons tous deux ; vous êtes tapissière, et je suis maçon. Que ne puis-je travailler avec vous ! Il est bien mal à moi de rester ici et de résister au plaisir de vous faire ma cour. C’est une vertu qui coût bien cher à mon cœur ; mais il n’y a de vertu qu’à se vaincre.
Autrefois, pour payer le zèle
De Bancis et de Philémon,
On disait que de leur maison
Jupiter fit une chapelle.
Si j’avais son pouvoir divin
Je n’imiterais pas ses augustes sottises.
Je démolirais vingt églises
Pour vous bâtir un Champbonin.
En vous remerciant de vos magnifiques poires de beurré, et de toutes les poulardes que nous mangeons. Mais tout cela ne vaudra rien, si l’on n’a pas le plaisir de les manger avec vous.
à Monsieur ***
Cirey
J’ai eu l’honneur de vous écrire, monsieur, ces jours passés, par la voie du sieur Demoulin. Mais comme je n’avais pas votre adresse, je crains que vous n’ayez pas reçu ma lettre. On parle beaucoup d’une affaire en Italie. Je vous prie de me mander ce qui en est. J’aimerais mieux entendre parler de spectacles et de jolis vers que de guerre, de dixième denier et de misère. J’aime mieux un bon musicien qu’un bon général ; et un opéra me paraît bien plus intéressant qu’une bataille. Si les hommes étaient sages, ils ne songeraient qu’à leurs plaisirs, et c’est ce que je fais en vous assurant de ma tendre amitié.
à Monsieur de Maupertuis
A Bâle
Cirey, octobre
Que tous les tourbillonniers s’en aillent, s’ils veulent, à Bâle, mais que le sieur Isaac (1) revienne à Paris, et, surtout, qu’il décrive une ligne courbe en passant par Cirey.
J’ai reçu, monsieur, l’inutile lettre de Thieriot (2) ; une autre conduite eût mieux valu que sa lettre ; mais je pardonne aux faibles et ne suis inflexible que pour les méchants. Horace met parmi les vertus nécessaires ignoscere amicis ; je crois avoir cette vertu-là ; et, quand je n’y serais pas disposé, vous y auriez tourné mon cœur. Les hommes d’ailleurs sont, en général, si fourbes, si envieux, si cruels, que, quand on en trouve un qui n’a que de la faiblesse, on est trop heureux. La plus belle âme du monde passe la vie à vous écrire en algèbre ; et moi, je vous dis en prose que je serai toute ma vie votre admirateur, votre ami.
1 - Maupertuis lui-même, baptisé par Voltaire du même prénom que Newton.
2 - Ils étaient brouillés ensemble depuis le mois d’août 1733.
à Monsieur de Formont
Depuis que nous ne nous sommes écrit, mon cher Formont, j’aurais eu le temps de faire une tragédie et un poème épique ; aussi ai-je fait, au moins en partie ; et quelque jour vous entendrez parler de tout cela (1). Mais que fait à présent votre muse aimable et paresseuse ? Etes-vous à Rouen ou a Canteleu ? On dit que notre ami Cideville est à Paris ; mandez-moi donc l’endroit où il demeure, afin que je lui écrive. Est-il possible que je ne me trouve point à Paris, pendant le seul voyage qu’il y a fait ! Que sont devenus nos anciens projets de philosopher un jour ensemble, dans cette grande ville si peu philosophe ? Quand est-ce donc que nous pourrons dire ensemble, avec liberté, qu’il n’est pas sûr que la matière soit nécessairement privée de pensée, qu’il n’y a pas d’apparence que la lumière, pour éclairer la terre, ait été faite avant le soleil, et autres hardiesses semblables, pour lesquelles certains fous se sont fait brûler autrefois par certains sots ?
Faites-moi l’amitié, je vous prie, de me mandez ce qu’est devenu Jore. Sa famille est-elle encore à Rouen ? Ce misérable Jore en a usé bien indignement avec moi, et bien imprudemment avec lui-même. Cependant je crois que je serai à portée incessamment de lui rendre service, et je le ferai avec zèle, quelques sujets que j’aie de me plaindre de lui.
Je suis bien étonné de n’avoir reçu aucune lettre de M. Linant, depuis qu’il a quitté le petit ermitage dont l’ermite était proscrit. Il me semble que c’est pousser la paresse bien loin, que de ne pas daigner, en trois mois, écrire un mot à quelqu’un à qui il devait un peu de souvenir. Mais je lui pardonne, si jamais il fait quelque bon ouvrage. Ecrivez-moi, mon cher Formont ; ne soyez pas si paresseux que le gros Linant. Mandez-moi où est notre cher Cideville ; adressez votre lettre sous le couvert de Demoulin, à Paris, vis-à-vis St-Gervais. Adieu ; vous savez que je vous suis attaché pour toute ma vie.
1 - La Pucelle et Alzire.
à Monsieur le comte d’Argental
Le 4 novembre dans un cabaret hollandais,
Sur le chemin de Bruxelle.
Mon cher et respectable ami, voilà horriblement de bruit pour une omelette (1). On ne peut être ni moins coupable ni plus vexé. Je n’ai pas manqué une poste. Ce n’est pas ma faute si elles sont infidèles dans les chemins de traverse de l’Allemagne ; et, puisqu’on envoya en Touraine une de vos lettres, adressée en Hollande, on peut avoir fait de plus grandes méprises dans la Francofonie et dans la Wesphalie. J’ai été un mois entier sans recevoir des nouvelles de votre amie (2) ; mais j’ai été affligé sans colère, sans croire être trahi, sans mettre toute l’Allemagne en mouvement. Je vous avoue que je suis très fâché des démarches qu’on a faite. Elles ont fait plus de tort que vous ne pensez ; mais il n’y a point de fautes qui ne soient bien chères, quand le cœur les fait commettre. J’ai les mêmes raisons pour pardonner qu’on a eues de se mal conduire. Vous aviez grand tort, mon cher ange, de m’avoir condamné sans m’entendre. Et quel besoin même aviez-vous de ma justification ? Votre cœur ne devait-il pas deviner le mien ? Et n’est-ce pas au maître à répondre du disciple ? Je me flatte que vous me reverrez bientôt à l’ombre de vos ailes, que vous me rendiez plus de justice, et que vous apprendrez à votre amie à ne point obscurcir par des orages un ciel aussi serein que le nôtre. Mille tendres respects à tous les anges.
1 - Mot de Desbarreaux – Voyez tome IV, les Lettres à S.A.S. le prince de ***
2 - Madame du Châtelet.
Au même
Le 6 novembre
J’arrive à Bruxelles, où je joins du bonheur de voir votre amie en bien meilleure santé que moi ; je me croirai parfaitement heureux quand l’un et l’autre, nous aurons la consolation de vous embrasser.
Je sens ma joie toute troublée par la maladie de madame d’Argental. J’ai reçu ici une ancienne lettre de M. le commandeur de Solar. Je vais lui répondre. Je me flatte que l’un de mes deux anges l’assurera bien qu’il n’est pas fait pour être oublié. Tous ces ministres de Sardaigne sont aimables ; j’en ai vu dont je suis presque aussi content que de M. de Solar. Adieu, couple charmant ; adieu, divinités de la société et de mon cœur.
à Monsieur de Cideville
Auprès de Bruxelles, le 5 novembre
Je suis trop malade, mon très cher ami, pour répondre une seule rime à vos vers charmants ; mais j’ai du moins assez de force pour vous supplier, au nom de la tendre amitié que vous avez pour moi, de ne point prendre d’autre maison que la mienne, et de vouloir bien loger dans mon appartement. Demoulin et sa femme vous marqueront par leurs soins avec quel zèle je voudrais vous y recevoir moi. Je ne pourrai vraisemblablement être à Paris qu’à Noël. Mais vous, mon cher ami, pour combien de temps y êtes-vous ? Puis-je me flatter de vous y retrouver encore ? Vous me parlez en très jolis vers, de mes prétendus voyages, et plus de cas de mon esprit que de mon cœur ?
Ami, ne me conseillez pas
De parcourir ces beaux climats
Que jadis honora Virgile.
Mantoue est aujourd’hui l’asile
Des Allemands et des combats ;
Mais fût-elle toujours tranquille,
Je ne connais d’autre séjour
Que les lieux où règne l’Amour,
Et ceux qu’habite Cideville.
Je vous embrasse tendrement ; si vous m’aimez, logez chez moi.
Adieu ; quand vous viendra donc le temps où je vous accablerai, tout de jour, de prose et de vers. Ne sachant pas votre adresse, j’ai prié M. d’Argental de vous rendre ce chiffon. Ce d’Argental est bien digne de vous. Je lui envoie Samson pour vous être montré, en attendant mieux.
à Monsieur le comte d’Argental
Novembre
J’ai mené une vie un peu errante, mon adorable ami, depuis près d’un mois ; voilà ce qui m’a empêché de vous écrire. Je crois que je touche enfin à la paix que vos négociations et vos bontés m’ont procurée. Voilà madame de Richelieu qui va enfin être présentée. Elle ne quittera point votre garde des sceaux qu’elle n’ait obtenu la paix, et j’espère qu’en cette infâme persécution, pour un livre innocent cessera. Pour moi, je vous avoue qu’il faudra que je sois bien philosophe, pour oublier la manière indigne dont j’ai été traité dans ma patrie. Il n’y a que des amis tels que vous et tels que ceux qui m’ont si bien servi, qui puissent me faire rester en France.
Voulez-vous, si je ne reviens pas sitôt, que je vous envoie certaine tragédie, fort singulière (1) que j’ai achevée dans ma solitude ? C’est une pièce fort chrétienne, qui pourra me réconcilier avec quelques dévots ; j’en serai charmé, pourvu qu’elle ne me brouille pas avec le parterre. C’est un monde tout nouveau ; ce sont des mœurs toutes neuves. Je suis persuadé qu’elle réussirait fort à Panama et à Fernambouc. Dieu veuille qu’elle ne soit pas sifflée à Paris !
J’avais commencé cet ouvrage l’année passé, avant de donner Adélaïde, et j’en avais même lu la première scène au jeune Crébillon et à Dufresne. Je suis assez sût du secret de Dufresne ; mais je doute fort de Crébillon. En tout cas, je lui ferais demander le secret, sauf à lui à la garder, s’il veut. Vous pourriez –toujours faire donner la pièce à Dufresne, sans que Crébillon ni personne en sût rien. Le pis qui pourrait arriver serait d’être reconnu, après la première représentation; mais nous aurions toujours prévenu les cabales. Les examinateurs, ne sachant pas que l’ouvrage est de moi, le jugeraient avec moins de rigueur et passeraient une infinité de choses que mon nom seul leur rendrait suspectes. Est-il vrai que M. Pallu a passé de l’intendance de Moulins à celles de Besançon ? Peut-être est une fausse nouvelle (2) ; mais un pauvre reclus comme moi peut-il en avoir d’autres ? Est-il vrai qu’on parle de paix ? Mandez-moi, je vous prie, ce qu’on en dit. Il n’y a point de particulier qui ne doive s’y intéresser, en qualité d’âne à qui ont fait porter double charge pendant la guerre.
Adieu ; je vous aime comme vous méritez d’être aimé.
1 - Alzire
2 - lle l’était (fausse)
à Madame de Champbonin
Cirey
Madame du Châtelet est ici, de retour de Paris d’hier au soir. Elle est venue dans le moment que je recevais une lettre d’elle, par laquelle elle me mandait qu’elle ne viendrait pas sitôt. Elle est entourée de deux cents ballots, qui ont débarqué ici le même jour qu’elle. On a des lits sans rideaux, des chambres sans fenêtres, des cabinets de la Chine et point de fauteuils, des phaétons charmants et point de chevaux qui puissent les mener.
Madame du Châtelet, au milieu de ce désordre, rit et est charmante. Elle est arrivé dans une espèce de tombereau à deux, secouée et meurtrie, sans avoir dormi, mais se portant fort bien. Elle me charge de vous faire mille compliments de sa part. Nous faisons rapiécer de vieilles tapisseries. Nous cherchons des rideaux, nous faisons faire des portes, le tout pour vous recevoir. Je vous jure, raillerie à part, que vous y serez très commodément. Adieu, madame ; je vous suis tendrement et respectueusement attaché pour la vie.
à Madame la comtesse de Champbonin
Cirey
Mon aimable Champenoise, pourquoi tout ce qui est à Cirey n’est-il pas à La Neuville, ou chez vous ? Ou pourquoi tout chez vous et La Neuville n’est-il pas à Cirey ? Faut-il que la malheureuse nécessité d’avoir des rideaux de lit et des vitres sépare des personnes si aimables ? Il me semble que le plaisir de vivre avec madame du Châtelet redoublerait en le partageant avec vous. On ne regrette personne avec elle, et on n’a besoin d’aucune autre société, quand on jouit de la vôtre. ; mais réunir tout cela ensemble, ce serait une vie charmante. Elle compte bien passer son temps avec vous et madame de La Neuville ; car il n’est pas permis que trois personnes de si bonne compagnie demeurent chacune chez elles. Quand vous serez toutes trois ensemble, la compagnie sera le paradis terrestre.
à la même
Cirey
Que mon aimable Champenoise entend-elle, quand elle me dit qu’elle n’est pas si champenoise que je le crois ? Entend-elle qu’elle n’a pas l’esprit aussi vrai et aussi naturel, et le cœur aussi bon et les mœurs aussi aimables que je le lui dis tous les jours ? En ce cas, ma Champenoise se trompe fort. Qu’elle vienne donc expliquer , au plus tôt, ce qu’elle entend ; qu’elle vienne chez la maîtresse la plus aimable du plus délabré château qu’il y ait au monde, où elle est attendue avec impatience, et où l’on ne peut être tout à fait bien sans elle ! Il y a quelque temps que madame du Châtelet voulait vous enlever au Champbonin ; tenez-lui compte de sa bonne volonté, et n’oubliez pas l’empressement que j’ai de vous faire ma cour.
à Monsieur le marquis d’Ussé
Monsieur, la fille d’un de vos meilleurs amis, beaucoup plus aimable encore que son père, a été également touchée de votre souvenir et de la manière dont vous l’exprimez. Elle a cru d’abord que l’épître était de monsieur votre fils, au feu brillant qui règne dans vos vers ; mais, sachant que votre imagination a toujours la grâce et la vigueur de la jeunesse, elle a bien vu que l’ouvrage est de vous. Quoique vous m’ayez adressé la lettre, monsieur, je sens que ce n’était qu’un fidéicommis pour madame du Châtelet.
Je ne suis rien qu’un prête-nom ;
Votre épître a paru si belle
Et si neuve, et d’un si bon ton,
Que sans doute elle était pour elle.
Je ne sais pas comment vous pouvez vous défier de votre raison, quand vous la faites parler d’une manière si charmante.
Si d’Horace le doux langage,
Et la prose de Cicéron,
La vérité, le badinage,
Si tout cela n’est pas raison,
Apprenez-nous quel autre nom
Il faut qu’on donne à votre ouvrage.
Cette raison, je l’avouerai
N’est pas le don le plus sacré.
Que l’homme reçut en partage.
Il en est un autre à mon gré,
Au-dessus de l’esprit du sage,
Un don plus beau, plus précieux,
Par qui la raison embellie
Plaît en tout temps comme en tout lieux.
Quel est ce don ? C’est le génie.
On a vu ce génie heureux
Vous inspirez dès votre enfance.
En vain de l’âge qui s’avance
La main vient blanchir vos cheveux ;
Votre esprit ferme et vigoureux
Ne connaît point la décadence.
Vous n’êtes point tel que Rousseau
Dont l’ennuyeuse hypocrisie
Change son or en oripeau
Et ses chansons en homélie.
Vos vers sont dignes des premiers
Que votre beau printemps fait naître ;
Vous fûtes, vous serez mon maître,
Vivez, rimez ; puissiez-vous être
Immortel comme vos lauriers.
Voilà, monsieur, une partie des choses que je pense de vous. Je respecterai, j’aimerai en vous, toute ma vie, le véritable philosophe qui a quitté la cour depuis longtemps, qui vit pour soi, pour sa famille, et pour ses amis ; l’homme de lettres et de génie qui n’est point de l’Académie, qui aime les arts pour eux-mêmes, qui a toujours écouté ses goûts et jamais la vanité ; l’ami dont la société est toujours égale, qui n’exige rien, et qu’on retrouve toujours. Malgré mon éloignement, malgré mon silence, comptes, monsieur, que je suis tendrement attaché à toute votre famille, et que si jamais je quittais l’heureuse solitude que j’habite, pour le tumulte de Paris, je ne pourrais m’en consoler qu’en venant chercher la solitude auprès de vous.
Recevez, monsieur, aussi bien que madame d’Ussé et monsieur votre fils, les assurances de mon tendre et respectueux dévouement.
à Madame de Champbonin
De Cirey
Ma charmante champenoise, il y a un lutin qui nous sépare. Je suis persuadé que vous serez bien fâchée de ne point voir arriver cette personne adorable que vous aimez tant, et que je devais avoir l’honneur d’accompagner. Consolez-vous, n’y comptez-plus. Elle est comme l’Amour, qui ne vient pas quand on veut. D’ailleurs, elle n’aurait pu vous enlever pour vous emmener à Cirey, parce que, autre chose est d’avoir de la laine cardée, et autre chose est d’avoir des tours de lit. Cirey n’est point encore en état de recevoir personne. Tout ce qui m’étonne, c’est que la dame du lieu puisse l’habiter. Elle y a été, jusqu’à présent, par le goût de bâtir ; elle y reste aujourd’hui par nécessité. Elle souffre beaucoup des dents et encore plus de votre absence. C’est un sentiment que je partage avec elle. Vous savez, combien elle vous aime, et combien je vous suis dévoué. Si j’étais avec tout autre qu’avec elle, je vous prierais de me plaindre.
Adieu ; aimez-moi un peu, vous me l’avez promis, et j’y compte, car je vous aime de tout mon cœur.
A la même
De Cirey
Ce n’est pas seulement moi qui vous écris, mon aimable Champbonin, c’est madame de Cirey, dont j’ai l’honneur d’être le très humble secrétaire. Cette dame de Cirey est très fâchée du peu de foi que vous avez. Elle est occupée, tout le jour, à faire carder les laines de vos matelas, et à vous faire placer de grands carreaux de vitre à travers. Vous passerez toute brandie, malgré l’embonpoint que je vous ai toujours reproché.
Préparez-vous à vous laissez enlever dans deux ou trois jours, et soyez inexorable avec M. de Champbonin. Retenez bien que madame de Cirey vous aime de tout son cœur, autant en fait Voltaire.
à Madame la Comtesse de La Neuville
Je maudis, madame, tous tapissiers, tous maçons, tous couvreurs qui empêchent madame du Châtelet d’aller vous voir ! C’est donc de lundi en huit que son petite phaéton et ses grands chevaux la conduiront dans la cour de La Neuville. Figurez-vous madame, que nous n’avons joué que trois parties d’échecs, depuis huit jours, et pas une partie de piquet. En récompense, on fait des plans, on lit des philosophes et des poètes. On parle beaucoup de vous, on vous regrette, on vous désire, on s’entretient de toutes vos bonnes qualités qui font le charme de la société. Si je m’en croyais, madame, je ne finirais pas, et je vous dirais longuement les choses du monde les plus tendres ; mais le véritable attachement n’est point bavard.
à Madame de Champbonin
De Cirey
Faisons ici trois tentes. Que madame de Champbonin vienne dans le dépenaillement de Cirey, et que Voltaire ait le bonheur de vous y voir. Est-il possible qu’il faille absolument trois lits, parce qu’on est trois personnes ? Madame du Châtelet compte aller, dans trois jours, à La Neuville ; mais savez-vous bien ce que vous devriez faire. Il serait charmant que vous vinssiez incessamment dîner à Cirey. Vous vous en retourneriez le même jour si vous vouliez, et même on vous prêterait des chevaux pour courir au plus vite. Vous verriez cette madame du Châtelet que vous aimez. Vous verriez son établissement. Nous passerions sept ou huit heures ensemble ; et puis, dès qu’il y aurait des rideaux dans la maison, pour le coup on irait vous enlever. Elle a, entre autres, un petit phaéton léger comme une plume, traîné par des chevaux gros comme des éléphants. C’est ici le pays des contrastes ; mais je suis réuni avec la maîtresse de la maison dans l’attachement que j’aurai toujours pour vous.