CORRESPONDANCE - Année 1734 - Partie 4
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Madame la marquise du Deffand
A Bâle, le 23 Mai
Vraiment, madame, quand j’eus l’honneur de vous écrire et de vous prier d’engager vos amis à parler à M. de Maurepas, ce n’était pas de peur qu’il me fît du mal, c’était afin qu’il me fît du bien. Je le priais comme mon bon ange ; mais mon mauvais ange, par malheur, est beaucoup plus puissant que lui.
N’admirez-vous pas, madame, tous les beaux discours qu’on tient à l’égard de ces scandaleuses Lettres ? Madame la duchesse du Maine est-elle bien fâchée que j’aie mis Newton au-dessus de Descartes ? Et comment madame la duchesse de Villars, qui aime tant les idées innées, trouvera-t-elle la hardiesse que j’ai eue de traiter ses idées innées de chimères ? Mais, si vous voulez vous réjouir, parlez un peu de mon brûlable livre à quelques jansénistes. Si j’avais écrit qu’il n’y a point de Dieu, ces messieurs auraient beaucoup espéré de ma conversion ; mais, depuis que j’ai dit que Pascal s’était trompé quelquefois ; que fatal laurier, bel astre, merveille de nos jours, ne sont pas des beautés poétiques, comme Pascal l’a cru ; qu’il n’est pas absolument démontré qu’il faut croire la religion, parce qu’elle est obscure ; qu’il ne faut point jouer l’existence de Dieu à croix ou pile ; enfin, depuis que j’ai dit ces absurdités impies, il n’y a point d’honnêtes jansénistes qui ne voulût me brûler dans ce monde-ci et dans l’autre.
De vous dire, madame, qui sont les plus fous des jansénistes, des molinistes, ou des anglicans, des quakers, cela est bien difficile ; mais il est certain que je suis beaucoup plus fou qu’eux de leur avoir dit des vérités qui ne leur feront nul bien, et qui me feront grand tort. J’étais à Londres quand j’écrivis tout cela ; et les Anglais qui voyaient mon manuscrit me trouvaient bien modéré. Je comptais sortir de France pour jamais, quand je donnai la malheureuse permission, il y a deux ans, à Thieriot d’imprimer ces bagatelles. J’ai bien changé d’avis depuis ce temps-là ; et malheureusement ces Lettres paraissent en France lorsque j’ai le plus envie d’y rester.
Si je ne reviens point, madame, soyez sure que vous serez à la tête des personnes que je regretterai. Si vous voyez M. le Président Hénault, dites-lui bien, je vous prie, qu’il parle, et souvent, à monsieur Rouillé. Quand il ne serait point à portée de me rendre service, votre suffrage et le mien me suffiraient contre la fureur des dévots et contre les lettres de cachet. Si vous voulez m’honorez de votre souvenir, écrivez-moi à Paris, vis-à-vis saint-Gervais ; les lettres me seront rendues. Ayez la bonté de me mettre une petite marque comme deux DD, par exemple, afin que je reconnaisse vos lettres. Je ne devrais pas me méprendre au style, mais quelquefois on fait des quiproquos.
à Monsieur de Cideville
Le 1er juin
La dernière lettre que je vous écrivis, mon cher ami, sur le compte de Jore, était fondée sur ceci :
Lorsqu’il me tomba entre les mains, il y a quelques années, des feuilles et des épreuves de cette édition supprimée dont il a été soupçonné, il y avait des fautes considérables dont je me souviens, et j’ai retrouvé ces mêmes fautes dans les exemplaires qu’on a débités à Paris.
Y-a-t-il une apparence plus forte, et n’étais-je pas bien en droit de le soupçonner ? Cependant, j’apprends qu’on ne le croie pas coupable, et qu’il est en liberté. J’apprends, en même temps, qu’il a eu avec moi un procédé bien contraire au mien. Dans le temps qu’il était en prison, je ne cessais d’écrire aux magistrats et aux ministres pour les assurer de son innocence ; et lui, au contraire, a dit au lieutenant de police que c’était moi-même qui avait fait cette édition qu’on a débitée. Sur sa déposition, on a été tout renverser dans ma maison à Paris ; on a saisi une petite armoire où étaient mes papiers et toute ma fortune ; on l’a portée chez le lieutenant de police ; elle s’est ouverte en chemin, et tout a été au pillage.
Je pardonne à Jore de tout mon cœur tout ce qu’il a pu dire, et ce qui m’a attiré cette cruelle visite. Je crois qu’étant bien persuadé, comme il l’était, que je n’avais nulle part à cette édition, il a prévu que la visite qu’on ferait chez moi ne servirait qu’à ma justification ; et c’est ce qui est arrivé.
Pour lui, s’il est vrai qu’il soit associé avec quelque personne des pays étrangers, et qu’ils aient en effet une édition de ce livre, laquelle n’ait point encore paru, je l’en félicite de tout mon cœur, car il est sûr que son édition sera la meilleure et que, tôt ou tard, il trouvera bien le moyen de s’en défaire avec avantage.
On vient de saisir à Paris une presse à laquelle on travaillait à réimprimer cet ouvrage ; cette presse était chez un particulier. Le libraire qui devait débiter cette édition nouvelle est connu (1), et, je crois, arrêté. Cette découverte fera deux biens : elle servira, en premier lieu, à justifier Jore, et pourra même faire découvrir l’imprimeur de l’édition débitée dans Paris ; en second lieu, elle intimidera les autres libraires, qui n’oseront pas se charger d’imprimer le livre : et, alors, s’il arrivait que Jore eût des exemplaires des pays étrangers ou autrement, il y gagnerait considérablement ; ainsi de façon ou d’autre ; il ne peut se plaindre ; car, s’il a une édition, il l’a débitera ; s’il n’en a point, il ne perd rien.
J’ai assuré qu’il n’en a point, et je l’assure encore tous les jours. C’est un principe dont il ne faut plus s’écarter. Dans les commencements de l’orage, je lui écrivis des choses assez ambiguës : s’il m’avait fait un mot de réponse, il m’aurait rassuré, au lieu qu’il m’a laissé toujours dans l’inquiétude ; et j’ai été incertain de ce qu’il ferait et de ce que je devais faire. Sa grande faute est de ne m’avoir point écrit. Que lui coûtait-il de dire : « Je n’ai jamais vu ni connu cette édition » et c’est ainsi que je parlerai toujours.
Heureusement il a tenu aux magistrats ce discours, dont il aurait d’abord dû m’instruire. Il n’y a donc plus à s’en dédire. Il n’a jamais eu la moindre part à aucune édition de ce livre : c’est ce que je crois, et ce que je soutiens fermement ; mais cependant le ministère prétend qu’il faut que je lui remette cette prétendue édition, que j’avais, dit-on, fait faire par Jore. A cela je n’ai autre chose à répondre, sinon que je ne peux changer de langage, que je ne connais pas cette édition plus que Jore, que je l’ai toujours dit et le dirai toujours. Il est bien vrai qu’il y a eu, pendant plus d’un an, des exemplaires imprimés des Lettres philosophiques, entre les mains de quelques particuliers de Paris ; mais ces exemplaires étaient d’une édition faite en Angleterre, de laquelle je ne suis pas le maître.
Je ne peux pas, pour contenter le ministère, trouver une édition qui n’existe point, et je peux encore moins me déshonorer, en trouvant une édition que j’ai toujours assuré que je ne connaissais pas. Le résultat de tout ceci est qu’il est absolument nécessaire que Jore m’instruise de tout ce qui s’est passé ; que, de mon côté, je demeure convaincu qu’il n’a jamais pensé à faire une édition ; que, du sien, il demeure tranquille ; mais, surtout, que je sache ce qu’il a dit à M. Hérault, afin que je m’y conforme, en cas de besoin.
J’apprends, dans le moment, que mes affaires vont très bien ; que la découverte de cet imprimeur, qui faisait une nouvelle édition, a beaucoup servi à ma justification ; que tous les incrédules de la ville et de la cour se sont déchaînés contre les dévots.
Sape, premente deo, fert deux alter, opem.
Ovin. I, Trust I, Clef. II.
Ecrivez-moi hardiment sous le couvert de l’abbé Moussinot, cloître Saint-Merry, à Paris. Mille compliments à nos amis.
1 – C’était René Josse, cousin de J. Fr. Josse.
à Monsieur de Formont
Ce 5 juin
J’ai reçu votre lettre, mon cher ami. Je ne vous parlerai pas, cette fois-ci, de philosophie, je ne vous dirai pas combien je me repens de n’avoir pas montré plus au long tous les faux raisonnements et les suppositions plus fausses encore dont les Pensées de Pascal sont remplies. Je veux vous entretenir de ma situation présente, au sujet de cette malheureuse édition qu’on m’a si indignement imputée.
Demoulin m’est venu trouver dans ma retraite, et m’a confirmé qu’il croyait l’homme que vous savez, coupable de cette trahison.
Il n’a jamais osé vous écrire, me disait-il, et il l’aurait fait, s’il n’avait craint de donner quelques armes contre lui. Par tous les discours qu’il m’a tenus, ajouta-t-il, je suis certain qu’il a fait de cette édition dont il aura tiré peu d’exemplaire, et qui, n’étant pas tout à fait conforme à l’autre, devait servir à sa justification , en cas de soupçon. Il voulait, par là, se mettre à l’abri de vos justes plaintes et de la sévérité du ministère. Il ne vous écrit point ; il a même eu l’insolence de dire à M. Hérault que c’était chez vous qu’était cette édition qu’on débite dans Paris, et c’est sur cette infâme calomnie d’un scélérat d’imprimeur, ingrat, à toutes vos bontés, qu’on est venu visiter chez vous.
Voilà les discours que me tient Demoulin ; et, quand je songe que j’ai trouvé dans les exemplaires qu’on vend à Paris, les mêmes fautes qui s’étaient glissées dans les premières feuilles imprimées autrefois, et depuis supprimées, je suis bien tenté d’être de l’avis de Demoulin.
D’un autre côté, j’apprends qu’un nommé René Josse faisait encore une édition de ce livre, laquelle a été découverte. Ce René Josse a été dénoncé à Demoulin par François Josse son parent. Ce François Josse a bien l’air d’avoir fait lui-même, de concert avec son cousin René, l’édition qui a fait tant de vacarme. Il y a grande apparence que ce François Josse, qui a eu entre les mains un des trois exemplaires que j’avais et qui me l’a fait relier, il y a deux mois et demi, en aura abusé, l’aura fait copier, et l’aura imprimé, avec René ; que, depuis la jalousie qu’il aura eue de la deuxième édition de René, l’aura porté à la dénoncer. Voilà ce que je conjecture, voilà ce que je prie de penser avec M. de Cideville. Vous pouvez, après cela, avoir la bonté d’en parler à Jore. S’il n’est pas coupable, il doit être charmé d’avoir cette ouverture pour se justifier. Mais, coupable ou non, il doit m’écrire ou me faire instruire des démarches qu’il a faites : et, s’il ne le fait pas, je suis dans la ferme résolution de le dénoncer au garde des sceaux, et je le perdrai assurément. Il est trop horrible d’être sa victime et sa dupe, et d’avoir soutenu et attesté son innocence, lorsqu’il en use avec tant d’indignité. C’est une des choses qui ont ajouté un poids plus insupportable à mon malheur. Je vous demande en grâce d’en conférer avec votre ami, et de me mander tous deux votre sentiment. J’attends vos réponses avec une extrême impatience, et je vous embrasse tendrement.
à Madame de Champbonin
Je ne me porte pas trop bien, madame ; mais j’irai vous faire ma cour demain, dans quelque état que je sois. Si je me porte bien, je serai extrêmement gai ; si je suis malade, votre conversation me guérira bien vite.
Que m’importe le vain murmure
De cette canaille à tonsure
Qui n’entend rien de mes écrits ?
Tous les maudissons qu’ils me donnent,
Et les Oremus qu’ils entonnent.
Sont tous pour moi du même prix.
Je consens qu’on m’excommunie.
Pourvu qu’un jour au Champbonin
Avec toi je passe ma vie
Je consens que dans ton jardin
On m’enterre comme un impie,
Honnête homme et mauvais chrétien,
Philosophe non sans folie,
Avec une cœur digne du tien.
Si tu m’aimes, il faudra bien
Et qu’on m’estime, et qu’on m’envie.
Allez vous promener, madame, avec votre très humble servante ; comptez que je vous suis respectueusement attaché pour la vie.
à Monsieur de Cideville
Ce 22 juin
Je reçois, mon cher et judicieux et très constant ami, trois lettres de vous à la fois, qui auraient dû me parvenir, il y a près de trois semaines. D’abord je vais vous mettre au fait de ma situation avec Jore.
Dès le 3 mai, je fus averti que le livre paraissait, et qu’il y avait une lettre de cachet. Mes amis de Paris me mandèrent qu’ils croyaient que j’apaiserais tout, si je livrais l’édition que le garde des sceaux supposait entre mes mains. Je fis réponse que je n’avais point d’édition, et je me mis en retraite.
Je fus extrêmement surpris que Jore ne m’eût point écrit pour m’instruire de ce qui se passait. Il devait bien s’attendre que la publication du livre et son silence le rendraient coupable dans mon esprit. Ne sachant s'il était libre ou à la Bastille, je lui écrivis ces propres paroles par Demoulin « ‘il est vrai que vous avez une édition de ce livre (ce que je ne crois pas), ou si vous en pouvez trouver une, porte-la chez M. Rouillé, et je la paierai au prix qu’il taxera ».
C’était lui faire entendre que je ne l’accusais pas, et que je lui donnais un moyen de se sauver et de ne rien perdre, s’il était coupable. J’ai fait plus : quand je su qu’il était à la Bastille, j’écrivis à M. Rouillé et à M. Hérault les lettres les plus fortes par lesquelles je leur attestais l’innocence du prisonnier. Je ne sais pas quels indignes mensonges ont employés les interrogateurs, mais je sais que l’interrogé m’a chargé contre toute raison, contre la vérité, contre son honneur, et contre son intérêt, en un mot, en vrai libraire. Vous en verrez la preuve dans la lettre ci-jointe, que je vous prie de brûler ; elle est d’un conseiller au parlement, intime ami de M. Hérault et de M. Rouillé.
Sur la déposition de ce misérable, M. Hérault assura M. le cardinal de Fleury et M. le garde des sceaux que c’était moi-même qui étais l’auteur de l’édition débitée ; et M. le cardinal écrivit, le 28 mai, à un de mes amis, qui m’a renvoyé la lettre du cardinal .
Cependant madame d’Aiguillon et plusieurs autres personnes avaient parlé vivement en ma faveur au garde des sceaux ; et ma liberté et la fin de mon affaire ne tenaient plus qu’à une lettre de désaveu que l’on exigeait de moi. Tout le monde m’en écrivit, mais toutes les lettres allèrent à un endroit où je n’étais pas. Je n’en reçus aucune dans la retraite où j’étais. Cette erreur fut causée par Desmoulin, qui fait mes affaires, mais qui est un peu inattentif. Mon silence fit croire au garde des sceaux que je ne voulais pas plier ; et son opiniâtreté se fâchant contre la mienne, il a fait rendre ce bel arrêt (1), qui déshonore la grand-chambre, et qui ne rend pas les Lettres philosophiques plus mauvaises. Cependant j’étais prêt à obéir à M. le garde des sceaux, et il n’en savait rien.
Que conclure de tout ceci, et que faire ? Premièrement, je conclu qu’il y a des événements dans la vie qu’il faut souffrir sans murmure, comme la fièvre ; que la publication de ces Lettres est une infidélité cruelle qu’on m’a faite, sans que j’en sache précisément l’auteur ; que le grand tort de Jore est de ne m’avoir point écrit, de ne m’avoir point informé de ses démarches, et surtout de m’avoir accusé si mal à propos, si lâchement, et avec si peu de bon sens. Vous lui ferez entendre raison quand vous le verrez, et vous saurez de lui ses malheurs et ses fautes.
Je joins ici la copie d’une lettre à un de mes amis (2), au lieu de vous ennuyer de nouvelles réflexions. Je viens de recevoir une lettre de notre ami Formont. J’allais lui répondre ; mais voici des nouvelles si affreuses qui me viennent, touchant M. de Richelieu, que la plume me tombe des mains. Je mourrais de douleur si elles étaient vraie. Mon Dieu ! Quel funeste mariage j’aurais fait (3). V.
Adieu, mon tendre ami ; mes compliments à tous nos amis.
1 – Voyez tome VI, cet arrêt en tête des Lettres Anglaises.
2 – Monsieur de La Condamine.
3 – Plusieurs des princes de la maison de Lorraine avaient été mécontents de ce mariage ; l’un d’eux (le prince de Lixen) le fit sentir durement à M ; de Richelieu, au camp de Philisbourg ; ils se battirent sur le revers de la tranchée, et M. de Lixen fut tué
à Monsieur de La Condamine
Le 22 juin
Si la grand-chambre était composée, monsieur, d’excellents philosophes, je serais très fâché d’y avoir été condamné, mais je crois que ces vénérables magistrats n’entendent que très médiocrement Newton et Locke. Ils n’en sont pas moins respectables pour moi, quoiqu’ils aient donné autrefois un arrêt de faveur de la physique d’Aristote, qu’ils aient défendu de donner l’émétique, etc. ; leur intention est toujours très bonne. Ils croyaient que l’émétique était un poison ; mais depuis que plusieurs conseillers de grand-chambre furent guéris par l’émétique, ils changèrent d’avis, sans pourtant réformer leur jugement ; de sorte qu’encore aujourd’hui l’émétique demeure proscrit par un arrêt et que M. Silva ne laisse pas d’en ordonner à messieurs, quand messieurs sont tombés en apoplexie. Il pourrait peut-être arriver à peu près la même chose à mon livre ; peut-être quelque conseiller pensant lira les Lettres philosophiques avec plaisir, quoiqu’elles soient prescrites par arrêt. Je les aies relues hier avec attention, pour voir ce qui a pû choquer si vivement les idées reçues. Je crois que la manière plaisante dont certaines choses y sont tournées aura fait généralement penser qu’un homme qui traite si gaiement les quakers et les anglicans ne peut faire son salut cum timore et tremore, et est un très mauvais chrétien. Ce sont les termes et non les choses qui révoltent l’esprit humain. Si M. Newton ne s’était pas servi du mot d’attraction, dans son admirable philosophie, toute votre Académie aurait ouvert les yeux à la lumière ; mais il a eu le malheur de se servir à Londres d’un mot auquel on avait attaché une idée ridicule à Paris ; et, sur cela seul, on lui a fait ici son procès avec une témérité qui fera un jour peu d’honneur à ses ennemis.
S’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, j’ose dire qu’on a jugé mes idées sur des mots. Si je n’avais pas égayé la matière, personne n’eût été scandalisé ; mais aussi personne ne m’aurait lu.
On a cru qu’un Français qui plaisantait les quakers, qui prenait le parti de Locke, et qui trouvait de mauvais raisonnements dans Pascal, était un athée. Remarquez, je vous prie, si l’existence d’un Dieu, dont je suis réellement très convaincu, n’est pas clairement admise dans tout mon livre. Cependant les hommes, qui abusent toujours des mots, appelleront également athée celui qui niera un Dieu, et celui qui disputera sur la nécessité du péché originel. Les esprits ainsi prévenus ont crié contre les Lettres sur M. Locke et sur les Pensées de M. Pascal.
Ma Lettre sur Locke se réduit uniquement à ceci : « La raison humaine ne saurait démontrer qu’il soit impossible à Dieu d’ajouter la pensée à la matière. » Cette proposition est, je crois, aussi vraie que celle-ci : les triangles qui ont même base et même hauteur sont égaux.
A l’égard de Pascal, le grand point de la question roule visiblement sur ceci, savoir, si la raison humaine suffit pour prouver deux natures dans l’homme. Je sais que Platon a eu cette idée, et qu’elle est très ingénieuse ; mais il s’en faut bien qu’elle soit philosophique. Je crois le péché originel, quand la religion me l’a révélé ; mais je ne crois point les androgynes, quand Platon a parlé. Les misères de la vie, philosophiquement parlant, ne prouvent pas plus la chute de l’homme, que les misères d’un cheval de fiacre ne prouvent que les chevaux étaient tous autrefois gros et gras, et ne recevaient jamais de coups de fouet, et que, depuis que l’un d’eux s’avisa de manger trop d’avoine, tous les descendants furent condamner à traîner des fiacres. Si la sainte Ecriture me disait ce dernier fait, je le croirais ; mais il faudrait du moins m’avouer que j’aurais eu besoin de la sainte Ecriture pour le croire, et que ma raison ne suffisait pas.
Qu’ai-je donc fait autre chose, que de mettre la sainte Ecriture au-dessus de la raison ? Je défie, encore une fois, qu’on me montre une proposition répréhensible dans mes réponses à Pascal. Je vous prie de conférer sur cela avec vos amis, et de vouloir bien me mander si je m’aveugle.
Vous verrez bientôt madame du Châtelet. L’amitié dont elle m’honore ne s’est point démentie dans cette occasion. Son esprit est digne de vous et de M. de Maupertuis, et son cœur est digne de son esprit. Elle rend de bons offices à ses amis, avec la même vivacité qu’elle a appris les langues et la géométrie, et quand elle a rendu tous les services imaginables, elle croît n’avoir rien fait ; comme avec son esprit et ses lumières, elle croit ne savoir rien, et ignore si elle a de l’esprit. Soyez-lui bien attachés, vous et M. de Maupertuis, et soyons toute notre vie ses admirateurs et ses amis. La cour n’est pas trop digne d’elle ; il lui faut des courtisans qui pensent comme vous. Je vous prie de lui dire à quel point je suis touché de ses bontés. Il y a quelque temps que je ne lui ait écrit (1), et que je n’ai reçu de ses nouvelles ; mais je n’en suis pas moins pénétré d’attachement et de reconnaissance.
Embrassez pour moi, je vous prie, l’électrique M. Dufaï (2) et,, si vous embrassiez ma petite sœur (3), feriez-vous si mal ? Mandez-moi, je vous prie, comment elle se porte. Mille respects à Madame Dufaï et à ces dames.
Vous m’aviez parlé d’une lettre de Stamboul, etc.
1 – Les lettres de Voltaire à Madame du Châtelet n’ont pas été publiées. On croit qu’elles n’existent plus. L’abbé Voisenon dit en avoir vu 8 volumes chez la marquise.
2 – Ch. Fr. de Cisternay-Dufay – né en 1698, mort en 1739, membre de l’Académie des sciences et intendant du Jardin du roi.
3 – Nous ne savons quelle personne Voltaire surnomme ainsi.