CORRESPONDANCE - Année 1734 - Partie 3

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Monsieur Moncrif

A Monjeu (1) par Autun, ce 6 mai

 

 

Je compte sur votre amitié, mon cher et aimable Moncrif. Voici une belle occasion pour vous. On me calomnie, on m’accable, on me déchire. Jamais vous n’aurez plus de mérite à me défendre. Les dévots me damnent ; les sots me critiquent ; les politiques me parlent de lettres de cachet ; le tout pour avoir dit des vérités fort innocentes. Le juste est toujours persécuté, mon cher ami ; mais ces épreuves servent à faire valoir le zèle des vrais élus. Vous êtes de ces élus ; votre royaume, qui mieux-est, est de ce monde, et vous avez le don de plaire dans la société comme sur le Parnasse. Mettez en usage ce talent que vous avez de persuader, pour réfuter les lâches calomnies dont on m’affuble. On, ose dire que c’est moi-même  qui fait débiter ces Lettres anglaises, dans le temps qu’on sait que je n’épargne, depuis un an, ni soins ni argent pour les supprimer. Je pardonne à ces vils insectes, à ces misérables prétendus beaux esprits, qui déchirent tout haut des ouvrages qu’ils approuvent tout bas, et qui font semblant de mépriser ce qu’ils envient ; mais je ne puis pardonner à ces calomniateurs de profession, qui attaquent la personne encore plus cruellement que les ouvrages, et qui vont de maison en maison semer les rumeurs les plus calomnieuses. C’est contre le bourdonnement de ces frelons que je vous demande votre secours, ma gentille abeille du Parnasse. Mandez-moi, je vous en prie, des nouvelles de vous, des théâtres, de ces Lettres et des plaisirs. A-t-on joué Zaïre ? Qui ? … mademoiselle Gaussin ? Et vous, qui ?…ou pour aller plus galamment Qua cales ? Quoe te vinctumgrata comede detinet ?

 

Adieu ; je vous aime, vous estime, et voudrais passer ma vie avec vous.

 

1 – Caché à Cirey, Voltaire donne ici une fausse adresse.

 

 

 

 

 

 

Monsieur Berger

Ce 8 mai

 

 

Vous, monsieur, qui êtes le très digne secrétaire d’un prince (1) qui veut bien être à la tête de nos plaisirs, et qui avez par conséquent le plus joli département du monde, faites-moi, je vous prie, l’amitié de me mander quand il faudra lui envoyer les paroles de Samson. Je n’ai fait cet ouvrage par aucun autre motif que par celui de contribuer de fort loin à la gloire de M. Rameau et de servir à ses talents, comme celui qui fournit la toile et le chevalet contribue à la gloire du peintre.

 

Mais quoique je ne joue qu’un rôle fort subalterne dans cette affaire, cependant je voudrais bien n’avoir aucune difficulté à essuyer et pouvoir compter personnellement sur la protection de M. le prince de Carignan, soit pour la manière dont cet opéra sera exécuté, soit pour l’examen des paroles. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire un peu ma cour, et que ce sera à vous que j’aurai l’obligation de ses bontés.

 

On me mande ici que ces Lettres anglaises faisaient beaucoup plus de bruit qu’elles ne méritent ; que la plupart des ignorants qui parlent haut dans les cafés, devant des gens plus ignorants qu’eux, disaient que j’avais tort sur Newton dont ils ne connaissaient que le nom ; que les jansénistes m’appelaient moliniste ; que les dévots disaient que je suis un athée parce que je me suis moqué des quakers, et que les indignes ennemis qu’un peu de réputation m’a attirés, ne parlaient que de lettres de cachet pour se venger de ce que mon livre leur a peut-être fait trop de plaisir, et leur a appris quelque chose. Vous pouvez compter que mon seul embarras est de savoir pour qui de tous ces animaux raisonneurs j’ai le plus grand mépris ; mais je ne suis point embarrassé de vous dire que je suis beaucoup plus touché de votre amitié que de leurs criailleries. Je compte entretenir un commerce fort exact avec votre ami M. Sinetti, et être en France son correspondant, si pourtant je reste en France.

 

Mandez-moi, je vous prie, des nouvelles, et aimez un peu votre ami.

 

 

1 – Le prince de Carignan.

 

 

 

 

 

 

Monsieur de Cideville

Ce 8 mai

 

 

Votre protégé Jore m’a perdu. Il n’y avait pas encore un mois qu’il m’avait juré que rien ne paraîtrait, qu’il ne ferait jamais rien que de mon consentement ; je lui avais prêté 1500 francs dans cette espérance ; cependant à peine suis-je à quatre-vingt lieues de Paris, que j’apprends qu’on débite publiquement une édition de cet ouvrage, avec mon nom à la tête, et avec la Lettre sur Pascal. J’écris à Paris, je fais chercher mon homme, point de nouvelles. Enfin il vient chez moi et parle à Demoulin, mais d’une façon à se faire croire coupable. Dans cet intervalle on me mande que si je ne veux pas être perdu, il faut remettre sur-le-champ l’édition à M. Rouillé. Que faire dans cette circonstance ? Irai-je être le délateur de quelqu’un ? Et puis-je remettre un dépôt que je n’ai pas ?

 

Je prends le parti d’écrire à Jore, le 2 mai, que je ne veux être ni son délateur, ni son complice ; que, s’il veut se sauver et moi aussi, il faut qu’il remette entre les mains de Demoulin ce qu’il pourra trouver d’exemplaires, et apaiser au plus vite le garde des sceaux par ce sacrifice.

Cependant il part une lettre de cachet le 4 mai ; je suis bien obligé de me cacher et de fuir ; je tombe malade en chemin ; voilà mon état : voici le remède.

 

Ce remède est dans votre amitié. Vous pouvez engager la femme de Jore à sacrifier cinq cents exemplaires, ils ont assez gagné sur le reste, suppose que ce soient eux qui aient vendu l’édition. Ne pourriez-vous point alors écrire en droiture à M. Rouillé, lui dire qu’étant de vos amis depuis longtemps, je vous ai prié de faire chercher à Rouen l’édition de ces Lettres ; que vous avez engagé ceux qui s’en étaient chargés à la remettre, etc. ? Ou bien, voudriez-vous faire écrire le premier président (1) ? il s’en ferait honneur, et il ferait voir son zèle pour l’inquisition littéraire qu’on établit. Soit que ce fût vous, soit que ce fût le premier président, je crois que cela me ferait grand bien, si le garde des sceaux pouvait savoir par ce canal et par une lettre écrite à M. Rouillé, que j’ai écrit à Rouen, le 2 mai, pour faire chercher l’édition, à quelque prix que ce pût être.

  

Je remets tout cela à votre prudence et à votre tendre amitié. Votre esprit et votre cœur sont faits pour ajouter au bonheur de ma vie quand je suis heureux, et pour être ma consolation, dans mes traverses.

 

A présent que je vais être tranquille dans une retraite ignorée de tout le monde, nous vous enverrons sûrement des Samson et des pièces fugitives en quantité. Laissez faire, vous ne manquerez de rien, vous aurez des vers.

 

J’embrasse tendrement mon ami Formont et notre cher du Bourg-Theroulde. Adieu, mon aimable ami, adieu. Ecrivez-moi sous l’enveloppe de l’abbé Moussinot, cloître Saint-Merri.

 

 

1 – Pont carré

 

 

 

 

 

 

Monsieur de Cideville

Ce 11 mai, en passant

 

 

Je n’ai que le temps de vous écrire, mon cher ami, de ne faire nul usage du billet de treize cent soixante-huit livres qu’on vous a envoyé sans ma participation. Il vaut beaucoup mieux que le fils (1) du vieux bonhomme fasse ce dont il était  convenu avec moi en cas qu’il voie que cette démarche puisse être utile. Peut-être en a-t-il déjà vendu ; et, en ce cas, il serait puni tout aussi sévèrement, et on lui répondrait comme Dieu aux Juifs : Sacrifia tua non volo. C’est à lui à voir s’il est coupable, et jusqu’à quel point il peut compter sur l’indulgence des gens à qui il a affaire. Il faut qu’il commence par m’instruire de ses démarches, afin que je sache, de mon côté, sur quoi  compter. Je ne veux ni ne dois rien faire aveuglément. Je commence à croire que l’édition avec mon nom à la tête est une édition de Hollande. En ce cas, votre protégé n’aurait rien à craindre, ni même rien à faire à présent qu’à se tenir tranquille. Je lui demande pardon de l’avoir soupçonné ; mais il fallait qu’il m’écrivît pour prendre des mesures.

 

Adieu ; je vous embrasse tendrement. V.

 

A M. l’abbé Moussinot ; et, sous l’enveloppe, à l’ami de l’abbé Moussinot ; voilà mon adresse.

 

 

1 – Jore, associé à son père, comme libraire du clergé.

 

 

 

 

 

 

Monsieur de Cideville

Ce 20 mai

 

 

Par des lettres que je viens de recevoir, mon cher Cideville, on vient de m’assurer que c’est l’édition de votre protégé qui a paru, et qui a fait tout le malheur. Je n’en serai certain par moi-même que lorsque j’aurai vu les exemplaires que j’ai donné ordre qu’on m’envoyât incessamment. Il y a près d’un mois que je l’ai fait chercher dans Paris, et que je l’ai fait prier de m’écrire ce qu’il savait de cette affaire : point de nouvelles ; je ne sais où il est. Il y a apparence qu’il m’eût écrit s’il avait été innocent. Vous jugez bien que, dans l’incertitude, je ne puis rien faire. Acheter ce que vous savez est absolument inutile, et même très dangereux. Le mieux est de se tenir tranquille quelque temps. Je lui conseille d’aller voyager en Hollande. Je ne sais si je n’irai pas y faire un tour.

 

J’ignore encore si on vous a fait toucher treize cent-soixante-huit livres ; si vous les avez, je vous prie de les renvoyer à M. Pasquier, agent de change, rue Quincampoix, à Paris. Cet argent ne m’appartient pas ; il est à une personne à qui je le devais, qui en a un très grand besoin, et qui s’en dessaisissait en ma faveur, s’imaginant que c’était un moyen sûr d’apaiser l’affaire ; il ne faut pas qu’elle soit la victime de l’amitié.

 

A l’égard de Jore, je ne vous en parlerai que quand j’aurai de ses nouvelles. Conservez-moi votre tendre amitié ; je vous écrirai quand je serai fixé en quelque endroit. Jusqu’à présent je ne vous ai écrit que comme un homme d’affaires ; mon cœur sera plus bavard la prochaine fois. Adieu ; mille amitiés à Formont et à l’abbé du Resnel.

 

 

 

 

Monsieur de Cideville

Mai

 

 

Eh bien ! Est-il possible que vous vous soyez laissé surprendre aux larmes et aux cris de ces gens-là ? Où il vous trompent bien indignement, ou ils sont bien trompés eux-mêmes.

 

J’ai découvert enfin, à n’en pouvoir douter, que ce misérable à tout fait, et qu’il m’a trahi cruellement. Je m’en doutais bien à son silence. Le scélérat m’avait juré, en partant, que rien ne paraîtrait jamais.

 

Il avait, depuis un mois, le supplément de la fin, il s'en est servi;  il a pris le temps de mon absence pour trahir les promesses qu’il m’avait faites, et les obligations qu’il m’avait. On m’a enfin envoyé la preuve incontestable de son crime. J’ai tout confronté ; sa perfidie n’est que trop réelle. Il triomphe ; il en vend deux mille cinq cents, à 6, à 8, à 10 livres pièces ; et moi, je suis proscrit. Lettre de cachet, dénonciation au Parlement, requête des curés, la crainte d’un jugement rigoureux ; voilà tout ce qu’il m’attire ; tandis que, sur la foi de vos lettres, j’ai hasardé de me perdre pour le sauver et que j’ai tellement assuré son innocence aux ministres, que je me suis fait croire coupable.

 

Au nom de Dieu, parlez à ces gens-là, quand vous les verrez : dites-leur qu’ils avertissent leur fils de faire ce que je lui marquerai dans un billet, sans quoi il sera perdu. Il n’est pas juste, après tout, que je sois malheureux toute ma vie pour contenter l’avidité de ce misérable. Surtout qu’on vous remette jusqu’au moindre chiffon d’écriture qu’on peut avoir de moi.

 

Les hommes sont bien méchants ! Quoi ! Dans le temps qu’il m’a mille obligations ! O hommes ! Vous êtes ou trompeurs, ou indignement superstitieux, ou calomniateurs. Vous êtes des monstres ; mais il y a des Cideville, il y a des Emilie ; cela fait qu’on tient à l’humanité, et qu’on pardonne au genre humain. L’amitié que j’ai éprouvée dans cette occasion passe tout l’excès des persécutions qu’on peut me faire essuyer. La balance n’est pas égale, et je suis trop heureux.

 

J’embrasse tendrement le philosophe Formont, le tendre et charmant du Bourg-Théroulde, le judicieux et élégant du Resnel. Si vous voyez M. le marquis (1), dites lui qu’avec sa permission je pourrais bien aller passer un mois dans ses terres pour dépayser les alguazils. N’y viendriez-vous pas ? Adieu, tout cela ne m’empêche ni ne m’empêchera d’achever mon quatrième acte (2). Vale, te amo.

 

 

1 – M. le marquis de Lezeau

 

2 – Il travaillait à Alzire

 

 

 

 

 

 

Monsieur le comte d’Argental

Mai

 

 

Encore une importunité, encore une lettre. Avouez que je suis un persécuteur encore plus qu’un persécuté. La lettre de cachet m’en fait écrire mille.

 

Nardi parus onyx elici cadum.

(Hor., lib. IV, Od. XII)

 

 

Je vous supplie de faire rendre cette lettre à madame la duchesse d’Aiguillon. Je vous l’envoie ouverte ; ayez la bonté d’y voir ma justification, et de la cacheter. Mille pardons. Vraiment, puisqu’on crie tant sur ces fichues Lettres, je me repens bien de n’en avoir pas dit davantage. Va, va, Pascal, laisse-moi faire ! Tu as un chapitre sur les prophéties, où il n’y a pas l’ombre du bon sens ; attends, attends !

 

Où en sommes-nous, je vous prie ? De grâce, un petit mot touchant cet excommunié. Mon livre sera-t-il brûlé, ou moi ? Veut-on que je me rétracte, comme saint Augustin ? Veut-on que j’aille au diable ? Ecrivez ou chez Demoulin, où cher l’abbé Moussinot, où plutôt à M. Pallu, et dites-lui qu’il me garde un profond secret.

 

 

 

 

Madame la duchesse d’Aiguillon

Mai

 

 

Si vous êtes encore à Paris, madame, permettez-moi d’avoir recours à la langue française dont vous vous servez si bien, plutôt qu’au vieux Gascon, qui me serait à présent peu utile, je crois, auprès de M. le garde des sceaux. Je suis pénétré de reconnaissance, et je vous remercie, au nom de tous les partisans de Locke et de Newton, de la bonté que vous avez eue de mettre madame la princesse de Conti dans les intérêts des philosophes, malgré les criailleries des dévots. On me mande, dans ma retraite, que le parlement veut me faire condamner, et me traiter comme un mandement d’évêque. Pourquoi non ? Il y a bien eu des arrêts contre l’antimoine et, en faveur des formes substantielles d’Aristote.

 

On dit qu’il faut que je me rétracte ; très volontiers : je déclarerai que Pascal a toujours raison ; que fatal laurier, bel astre, sont de la belle poésie ; que si saint Luc et saint Marc se contredisent, c’est une preuve de la vérité de la religion à ceux qui savent bien prendre les choses, qu’une des belles preuves encore de la religion, c’est qu’elle est inintelligible. J’avouerai que tous les prêtres sont doux et désintéressés ; que les jésuites sont d’honnêtes gens ; que les moines ne sont ni orgueilleux, ni intrigants, ni puants ; que la sainte inquisition est le triomphe de l’humanité et de la tolérance ; enfin, je dirai tout ce qu’on voudra pourvu qu’on me laisse en repos et qu’on ne s’acharne point à persécuter un homme qui n’a jamais fait de mal à personne, qui vit dans la retraite, et qui ne connaissait d’autre ambition que celle de vous faire sa cour.   

 

Il est très certain, de plus, que l’édition est faite malgré moi, qu’on y a ajouté beaucoup de choses, et que j’ai fait humainement ce que j’ai pu pour en découvrir l’auteur.

 

Permettez-moi, madame, de vous renouveler ma reconnaissance et mes prières. La grâce que je demande au ministre, c’est qu’il ne me prive pas de l’honneur de vous voir ; c’est une grâce pour laquelle on ne saurait trop importuner.

 

J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, VOLTAIRE.

 

M’est-il permis de saluer M. le duc d’Aiguillon, de lui présenter mon respect, de le remercier, et de l’exhorter à lire les Lettres philosophiques sans scandale ? Elles sont imprimées à faire peur, et remplies de fautes absurdes ; c’est là ce qui me désespère.

CORRESPONDANCE - 1734 - Partie 3

 

 

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