CORRESPONDANCE - Année 1734 - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

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à Monsieur Rameau

… 1734

 

 

Le mariage de M. le duc de Richelieu a fait du tort à Samson ; mais comptez, mon très cher Orphée, que dès que j’aurai fini cette comédie, je serai tout entier à l’opéra. Mon mariage avec vous m’est bien aussi cher que celui que je viens de faire ; nos enfants ne sont pas ducs et pairs, mais grâce à vos soins et à votre talent, ils seront immortels. Les applaudissements du public valent mieux qu’un rang à la Cour.

 

Je me flatte que madame Rameau est à présent debout et qu’elle chante à votre clavecin. Adieu, vous avez deux femmes, elle et moi ; mais il ne faut plus faire d’enfants avec madame Rameau ; j’en ferai avec vous jusqu’à ce que je devienne stérile ; pour vous, vous ne le serez jamais.

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

A Monjeu, par Autun, le 24 avril

 

 

J’étais ici tranquille, mon cher ami, et je jouissais paisiblement du fruit de ma petite négociation entre M. de Richelieu et mademoiselle de Guise. Je n’ai pas trop l’air du blond Hyménée ; mais je faisais les fonctions de ce dieu charitable, et je me mêlais d’unir des cœurs par-devant notaire, lorsque les nouvelles les plus affligeantes sont venues troubler mon repos. Ces maudites Lettres anglaises se débitent enfin sans qu’on m’ait consulté, sans qu’on m’en dit donné le moindre avis (1). On a l’insolence de mettre mon nom à la tête et de donner l’ouvrage avec la Lettre sur les Pensées de Pascal, que j’avais le plus à cœur de supprimer.

 

Je ne veux pas soupçonner Jore de m’avoir joué ce tour, parce que, sur le moindre soupçon, il serait mis sûrement à la Bastille, pour le reste de sa vie. Mais je vous supplie de me mandez ce que vous en savez. En un mot si l’on pouvait ôter mon nom, du moins ce serait une impertinence de sauvée. Je ne sais où est ce misérable.

 

Adieu ; j’ai le cœur serré de douleur. Ecrivez-moi pour me consoler, et faites mille tendres compliments pour moi à mon ami Formont. L’abbé du Resnel est-il à Rouen ? En êtes-vous bien content ? Adieu ; écrivez-moi à Monjeu.

 

 

1 – Voyez sur toute cette affaire le Voltaire à Cirey, de Monsieur Gustave Desnoiresterres.

 

 

 

 

 

 

à Monsieur de Formont

A Monjeu, par Autun, ce 25 avril

 

 

On ne peut, mon cher Formont, vous écrire plus rarement que je fais, et vous aimer plus tendrement. Je passe la moitié de mes jours à souffrir, et l’autre à étudier ou à rimailler ; et il se trouve que la journée se passe sans que j’aie le temps d’écrire ma lettre. Vous serez peut-être étonné de la date de celle-ci. Moi, au fond de la Bourgogne ! Moi, qui n’aurais voulu quitter Paris que pour Rouen ; mais c’est que je me suis mêlé de marier M. de Richelieu, avec mademoiselle de Guise, et qu’il a fallu dans les règles être de la noce. J’ai donc fait quatre-vingt lieues pour voir un homme coucher avec une femme. C’était bien la peine d’aller si loin !

 

Mais voici une autre besogne. On vend mes Lettres, que vous connaissez, sans qu’on m’en ait averti, sans qu’on m’ait donné le moindre signe de vie. On a l’insolence de mettre mon nom à la tête ; et, malgré mes prières réitérées de supprimer au moins ce qui regarde les Pensées de Pascal, on à joint cette Lettre aux autres. Les dévots me damnent ; mes ennemis crient, et on me fait craindre une lettre de cachet, lettre beaucoup plus dangereuse que les miennes. Je vous demande en grâce de me mandez ce que vous pourrez savoir. Jore est-il dans votre ville ? Est-il à Paris ? Pourrait-on, au moins, faire savoir mes intentions à ceux qui ont eut l’indiscrétion de débiter cet ouvrage sans mon consentement ? Pourrait-on, au moins, supprimer mon nom ? Adieu, mon sage et aimable ami. Je suis bien fou de me faire des affaires pour un livre.

 

 

 

 

à Monsieur l’abbé d’Olivet

A Monjeu, par Autun, ce 25 avril

 

 

Je compte toujours sur votre amitié, mon très cher abbé et mon maître, et je vous mets à l’épreuve. Ecrivez-moi si vous m’aimez, tout ce qu’on dit de ces Lettres anglaises qui paraissent depuis peu.

 

C’est bien assurément malgré moi que l’on débite cet ouvrage. Il y a plus d’un an que je prenais les plus grandes et les plus inutiles précautions pour le supprimer. Il m’en a coûté 1.500 francs (1) pour espérer, pendant quelque mois, qu’il ne paraîtrait point. Mais enfin j’ai perdu mon argent, mes peines et mes espérances.

 

Non seulement on m’a trahi, et l’on débite l’ouvrage, mais, grâce à la bonté qu’on a toujours de juger favorablement son prochain, j’apprends qu’on me soupçonne de faire vendre moi-même l’ouvrage. Je me flatte que vous me défendrez avec vos amis, ou, plutôt, que ceux qui ont l’honneur d’être vos amis, ne m’imputeront point de telles bassesses.

 

Mais vous, mon cher abbé, mandez-moi ce que c’était que l’affaire qu’on voulait vous susciter au sujet des rêveries de ce fou de P. Hardouin. Faudra-t-il que les gens de lettres, en France, soient toujours traitées comme les mathématiciens l’étaient du temps de Domitien ! Ecrivez-moi, je vous en prie, au plus vite à Monjeu. J’y étais paisiblement occupé à marier M. le duc de Richelieu à mademoiselle de Guise. L’aventure de ces Lettres a rabattu ma joie, et votre souvenir me la rendra.

 

1 – Somme prêtée à Jore

 

 

 

 

 

 

à Monsieur de Maupertuis

A Monjeu, par Autun, ce 29 avril

 

 

Votre géomètre (1) monsieur, vient de me montrer votre lettre. Je vous plains de son absence ; mais je suis beaucoup plus à plaindre que vous, s’il faut que j’aille à Londres ou à Bâle, tandis que vous serez à Paris avec madame du Châtelet.

 

Ce sont donc ces Lettres anglaises qui vont m’exiler ! En vérité, je crois qu’on sera un jour bien honteux de m’avoir persécuté pour un ouvrage que vous avez corrigé.

 

Je commence à soupçonner que ce sont les partisans des tourbillons et des idées innées qui me suscitent la persécution. Cartésiens, malebranchistes, jansénistes, tout se déchaîne contre moi ; mais j’espère en votre appui : il faut, s’il vous plaît, que vous deveniez chef de secte. Vous êtes l’apôtre de Locke et de Newton ; et un apôtre de votre trempe, avec une disciple comme madame du Châtelet, rendrait la vue aux aveugles. Je crains encore plus le garde des sceaux que les raisonneurs ; il ne prend point du tout cette affaire-ci en philosophe ; il se fâche en ministre, et, qui pis est, en ministre prévenu et trompé. On lui a fait entendre que c’est moi qui débite cette édition, tandis que je n’ai épargné, depuis un an, ni soins ni argent pour la supprimer. J’étais bien loin assurément de la vouloir donner au public, il me suffisait de votre approbation. Madame du Châtelet et vous, ne me valez-vous pas le public ? D’ailleurs, aurais-je eu, je vous prie, l’impertinence de mettre mon nom à la tête de l’ouvrage ? y aurais-je ajouté la Lettre sur Pascal, que j’avais fait supprimer même à Londres ?

 

Savez-vous bien que j’ai fait prodigieusement grâce à ce Pascal ? De toutes les  prophéties qu’il rapporte, il n’y en a pas une qui puisse s’expliquer honnêtement de Jésus-Christ. Son chapitre sur les Miracles est un persiflage. Cependant je n’en ai rien dit, et l’on crie. Mais laissez-moi faire ; quand je serai une fois à Bâle, je ne serai pas si prudent. En attendant, je vous prie de faire connaître la vérité à vos amis. Il me sera plus glorieux d’être défendu par vous, qu’il n’est triste d’être persécuté par les sots.

 

Je vous demande pardon d’avoir mis tant de paroles dans ma lettre ; mais, quand on écrit en présence de madame du Châtelet, on ne peut pas recueillir son esprit fort aisément.

 

Adieu ; vous savez le respect que mon esprit a pour le vôtre. Ecrivez-moi, ou pour m’apprendre quelques nouvelles de ces Lettres, ou pour me consoler. Je vous suis tendrement attaché pour la vie, comme si j’étais digne de votre commerce.

 

 

1 – Madame du Châtelet, à qui M. de Maupertuis avait donné quelques leçons de géométrie.

 

 

 

 

à Monsieur le comte d’Argental

Avril

 

 

On dit qu’après avoir été mon patron, vous allez être mon juge (1) et qu’on dénonce à votre sénat ces Lettres anglaises, comme un mandement du cardinal de Bissy, ou de l’évêque de Laon. Messieurs tenant la cour du parlement, de grâce, souvenez-vous de ces vers :

 

 

Il est dans ce saint temple un Sénat vénérable,

Propice à l’innocence, au crime redoutable

Qui des lois de son prince et l’organe et l’appui,

Marche d’un pas égal entre son peuple et lui, etc

Henr., ch IV.

 

 

Je me flatte qu’en ce cas les présidents Hénault et Roujault, les Berthier, se joindront à vous, et que vous donnerez un bel arrêt, par lequel il sera dit que Rabelais, Montaigne, l’auteur des Lettres persanes, Bayle, Locke, et moi chétif, seront réputés gens de biens, et mis hors de cour et de procès.

 

Qu’est devenu M. de Pont de Veyle(2) ? d’où vient que je n’entends plus parler de lui ? N’est-il point à Pont de Veyle, avec madame votre mère ?

 

Si vous voyez M. Hérault, sachez, je vous en prie, ce qu’aura dit le libraire qui est à la Bastille ; et encouragez ledit M. Hérault à me faire, auprès du bon cardinal (3) et de l’opiniâtre Chauvelin, tout le bien qu’il pourra humainement me faire.

 

Je vais vous parler avec la confiance que je vous dois, et qu’on ne peut s’empêcher d’avoir pour un cœur comme le votre. Quand je donnai permission, il y a deux ans, à Thieriot d’imprimer ces maudites Lettres, je m’étais arrangé pour sortir de France, et aller jouir, dans un pays libre, du plus grand avantage que je connaisse, et du plus beau droit de l’humanité, qui est de ne dépendre que des lois, et non du caprice des hommes. J’étais très déterminé à cette idée ; l’amitié seule m’a fait entièrement changer de résolution, et m’a rendu ce pays-ci plus cher que je ne l’espérais. Vous êtes assurément à la tête des personnes que j’aime, et ce que vous avez bien voulu faire pour moi dans cette occasion, m’attache à vous bien davantage, et me fait souhaiter plus que jamais d’habiter le pays où vous êtes. Vous savez tout ce que je dois à la généreuse amitié de madame du Châtelet qui avait laissé un domestique à Paris, pour m’apporter en poste les premières nouvelles. Vous eûtes la bonté de m’écrire ce que j’avais à craindre ; et c’est à vous et à elle que je dois la liberté dont je jouis.

 

Tout ce qui me trouble à présent, c’est que ceux qui peuvent savoir la vivacité des démarches de madame du Châtelet, et qui n’ont pas un cœur aussi tendre et aussi vertueux que vous, ne rendent pas à l'extrême amitié et aux sentiments respectables dont elle m’honore toute la justice que sa conduite mérite. Cela me désespérerait, et c’est en ce cas surtout que j’attends de votre générosité que vous fermiez la bouche à ceux qui pourraient devant vous calomnier une amitié si vraie et si peu commune.

 

Faites-moi la grâce, je vous en prie, de m’écrire où en sont les choses, si M. de Chauvelin s’adoucit, si M. Rouillé peut me servir auprès de lui, si M. l’abbé de Rothelin peut m’être utile. Je crois que je ne dois pas trop me remuer dans ces commencements, et que je dois attendre du temps l’adoucissement qu’il met à toutes les affaires ; mais aussi il est bon de ne pas m’endormir entièrement sur l’espérance que le temps seul me servira.

 

Je n’ai point suivi les conseils que vous me donniez de me rendre en diligence à Auxonne ; tout ce qui était à Monjeu m’a envoyé vite en Lorraine (4). J’ai, de plus, une aversion mortelle pour la prison ; je suis malade ; un air enfermé m’aurait tué ; on m’aurait peut-être fourré dans un cachot. Ce qui m’a fait croire que les ordres étaient durs, c’est que la maréchaussée était en campagne.

 

Ne pourriez-vous point savoir si le garde des sceaux a toujours la rage de vouloir faire périr, à Auxonne, un homme qui a la fièvre et la dysenterie, et qui est dans un désert ? Qu’il m’y laisse, c’est tout ce que je lui demande, et qu’il ne m’envie pas l’air de la campagne. Adieu ; je serai toute ma vie pénétré de la plus tendre reconnaissance. Je vous serai attaché comme vous méritez qu’on vous aime.

 

 

1 – D’Argental était alors conseiller au Parlement

 

2 – Frère de d’Argental

 

 

3 – Fleury

 

 

4 – Il n’était pas en Lorraine, mais en Champagne, au château de Cirey.

 

 

 

CORRESPONDANCE - 1734 - Partie 2

 

 

 

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