CORRESPONDANCE - Année 1733 - Partie 6

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à Monsieur Thieriot

A Londres

Paris, 24 juillet

 

 

           Je ne suis pas encore tout à fait logé ; j’achevais mon nid, et j’ai bien peur d’en être chassé pour jamais. Je sens de jour en jour, et par mes réflexions et par mes malheurs, que je ne suis pas fait pour habiter en France. Croiriez-vous bien que monsieur le garde des sceaux (1) me persécute pour ce malheureux Temple du Goût, comme on aurait poursuivit Calvin pour avoir abattu une partie du trône du pape ?  Je vois heureusement qu’on verse en Angleterre un peu de baume sur les blessures que me fait la France. Remerciez, je vous en prie, de ma part, l’auteur du Pour et Contre des éloges dont il m’a honoré. Je suis bien aise qu’il  flatte ma vanité, après avoir si souvent excité ma sensibilité par ses ouvrages. Cet homme-là était fait pour me faire éprouver tous les sentiments.

 

           Vous me ferez le plus sensible plaisir du monde de retarder, autant que vous pourrez, la publication des Lettres anglaises. Je crains bien que, dans les circonstances présentes, elles ne me portent un fatal contre-coup. Il y a des temps où l’on fait tout impunément ; il y en a d’autres où rien n’est innocent. Je suis actuellement dans le cas d’éprouver les rigueurs les plus injustes, sur les sujets les plus frivoles ; peut-être dans deux mois d’ici je pourrai faire imprimer l’Alcoran. Je voudrais que toutes les criailleries, d’autant plus aigres qu’elles sont injustes, sur le Temple du Goût, fussent un peu calmées avant que les Lettres anglaises parussent. Donnez-moi le temps de me guérir pour me rebattre contre le public.

 

A la bonne heure qu’elles soient imprimées en anglais ; nous aurons le temps de recueillir les sentiments du public anglais avant d’avoir fait paraître l’ouvrage en français. En ce cas, nous serons à temps de faire des cartons, s’il est besoin, pour le bien de l’ouvrage, et de faire agir ici mes amis pour le bien de l'auteur. Surtout, mon cher Thieriot, ne manquez pas de mettre expressément dans la préface que ces Lettres vous ont été écrites, pour la plupart, en 1728. Vous ne direz que la vérité. La plupart furent en effet écrites vers ce temps-là, dans la maison de notre cher et vertueux ami Falkener. Vous pourrez ajouter que le manuscrit ayant couru et ayant été traduit ayant même été imprimé en anglais, et étant près de l’être en français, vous avez été indispensablement obligé de faire imprimer l’original, dont on avait déjà la copie anglaise.

 

           Si cela ne me disculpe pas auprès de ceux qui veulent me faire du mal, j’en serai quitte pour prévenir leur injustice et leur mauvaise volonté par un exil volontaire, et je bénirai le jour qui me rapprochera de vous. Plût au ciel que je pusse vivre avec mon cher Thieriot, dans un pays libre ! Ma santé seule m’a retenu jusqu’ici à Paris.

 

           Je vais transcrire pour vous l’opéra (2), Eriphyle, Adélaïde ; je vous enverrai aussi une Epître sur la Calomnie, adressée à Madame du Châtelet. A propos d’Epîtres, dites à M. Pope que je l’ai très bien reconnu « in his Essay on Man….

 

 

Traduction en français

 

 

   « Dans son Essai sur l’Homme, c’est certainement son style. Il y a quelquefois une certaine obscurité, mais l’ensemble est charmant. »

 

   Je crois que vous verrez, dans quelques mois, le marquis Maffei, qui est le Varron et le Sophocle de Vérone. Vous serez bien content de son esprit et de la simplicité de ses mœurs. J’attends de vos nouvelles.

 

 

1 – Louis Chauvelin

 

2 – Tanis et Zélide

 

 

 

 

 

 

 

à Monsieur de Forcalquier

1733

 

           Je vous obéis, monsieur, trop heureux que vous daigniez employer quelques-uns de vos moments à lire ces bagatelles.

 

           Il y a des superstitieux qui se plaindront peut-être de la liberté avec laquelle cela est écrit (1) ; mais j’aurai le bonheur de vous plaire par le même endroit qui les révoltera. Je crains bien, en récompense, que ce qui plaira à un négociant anglais ou hollandais, ne déplaise un peu à un homme d’une ancienne maison comme vous. Mais, heureusement pour moi, vous êtes si au-dessus de votre naissance que je suis tout rassuré.

 

           Je vous demande en grâce de me renvoyer incessamment ce seul volume qui me reste et que je mets entre vos mains, comme dans celles de mon juge et de mon protecteur.

 

1 – Il doit s’agir ici des Lettres anglaises, édition de Londres.

 

 

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

Ce dimanche, 26 Juillet.

 

           J’aurais dû répondre plus tôt, mon cher ami, à votre charmante lettre, dans laquelle vous me parlez avec tant de prudence, d’amitié, et d’esprit. J’attendais de jour en jour le paquet que ………………………………………………………………………………… et j’espère que j’aurai du moins deux mois pour prendre mon parti. Il y a des temps où l’on peut impunément faire les choses les plus hardies ; il y en a d’autres où ce qu’il y a de plus simple et de plus innocent devient dangereux et criminel. Y a-t-il rien de plus fort que les Lettres persanes (1) ? Y a-t-il un livre où l’on ait traité le gouvernement et la religion, avec moins de ménagement ? Ce livre cependant, n’a produit autre chose que de faire entrer son auteur dans la troupe nommée Académie française. Saint-Evremond a passé sa vie dans l’exil pour une lettre qui n’était qu’une simple plaisanterie (2). La Fontaine a vécu paisiblement sous un gouvernement cagot. Il est mort à la vérité, comme un sot, mais, au moins, dans les bras de ses amis. Ovide a été exilé et est mort chez les Scythes. Il n’y a qu’heur et malheur, en ce monde. Je tâcherai de vivre à Paris comme La Fontaine, de mourir moins sottement que lui, et de n’être point exilé comme Ovide.

 

           Je ne veux pas assurément, pour trois ou quatre feuillets d’impression, me mettre hors de portée de vivre avec mon cher Cideville. Je sacrifierais tous mes ouvrages pour passer mes jours avec lui. La réputation est une fumée, l’amitié est le seul plaisir solide.

 

           Je n’ai pas un moment, mon cher ami. Je suis circonvenu d’affaires, d’ouvrier, d’embarras, et de maladies. Je ne suis pas encore fixé dans mon petit ménage ; c’est ce qui fait que je vous écris en courant. J’embrasse notre philosophe Formont. Je n’ai pas encore eu le temps de lui écrire.

 

           Adieu. Je ne sais pas encore si Linant sera un grand poète ; mais je crois qu’il sera un très honnête et très aimable homme.

 

 

1 – Par Montesquieu

 

2 – Lettre au maréchal de Créqui sur le traité des pyrénées.

 

 

 

 

à Monsieur de Formont

A Paris, vis-à-vis Saint-Gervais

Ce 26 juillet.

 

           Je compte, mon cher Formont, envoyer par Jore, à mes deux amis et à mes deux juges de Rouen, de gros ballots de vers de toute espèce ; mais il faut en attendant que je prenne quelques leçons de prose avec vous. Je ne crois pas que nos Lettres anglaises effraient sitôt les cagots. Je suis bien aise de les tenir prêtes, pour les lâcher quand cela sera indispensables ; mais j’attendrai que les esprits soient préparés à les recevoir, et je prendrai avec le public

 

          faciles aditus et dollia farrdi

          Tempora                                    (Virg., Eneid., liv. IV)

 

           Je vous prierai cependant de les relire. Je crois qu’après un mûr examen de votre part, vous taillerez bien de la besogne à Jore, et qu’il nous faudra bien des cartons. Nous serons à peu près du même avis sur le fond des choses. Il n’y aura que la forme à corriger : car, en vérité, mon cher métaphysicien, y a-t-il un être raisonnable qui, pour peu que son esprit n’ait pas été corrompu dans ces révérendes Petites-Maisons de théologie, puisse sérieusement s’élever contre M. Locke ? Qui osera dire qu’il est impossible que la matière puisse penser ?

 

           Quoi ! Malebranche, ce sublime fou, dira que nous ne sommes pas sûrs de l’existence des substances, pures et spirituelles que par la foi. Ce qui a trompé Descartes, Malebranche, et tous les autres sur ce point, c’est une chose réellement très vraie ; c’est que nous sommes beaucoup plus sûrs de la vérité de nos sentiments et de nos pensées, que de l’existence des objets extérieurs ; mais, parce que nous sommes sûrs que nous pensons, sommes-nous sûrs, pour cela, que nous sommes autre chose que matière pensante ?

 

           Je ne crois pas que le petit nombre de vrais philosophes qui, après tout, font seuls, à la longue, la réputation des ouvrages, me reprochent beaucoup d’avoir contredit Pascal. Ils verront, au contraire, combien je l’ai ménagé ; et que les gens circonspects me sauront gré d’avoir passé sous silence le chapitre des Miracles, et celui des prophéties, deux chapitres qui démontrent bien à quel point de faiblesse les plus grands génies peuvent arriver, quant la superstition a corrompu leur jugement. Quelle belle lumière que Pascal, éclipsé par l’obscurité des choses qu’il avait embrassées ! En vérité les prophéties qu’il cite ressemble à Jésus Christ comme au grand Thomas ; et cependant, à la faveur de la vaine apparence d’un sens forcé, un génie tel que lui prend toutes ces vessies pour des lanternes.

 

 

             O meutes hominum ! O quantum est un rebus inane !

                               Pers. St. I.

 

 

           Et moi, plus inanis cent fois que tout cela, d’avoir hasardé le repos de ma vie pour la frivole satisfaction de dire des vérités à des hommes qui n’en sont pas dignes : Que vous êtes sage, mon cher Formont ! Vous cultivez en paix vos connaissances. Accoutumé à vos richesses, vous ne vous embarrassez pas de les faire remarquer ; et moi je suis comme un enfant qui va montrer à tout le monde les hochets qu’on lui a donnés. Il serait bien plus sage, sans doute, de réprimer la démangeaison d’écrire, qu’il n’est même honorable d’écrire bien.  Heureux qui ne vit que pour ses amis ! Malheureux qui ne vit que pour le public ! Après toutes ces belles et inutiles réflexions, je vous prie, ou vous, ou notre ami Cideville, de serrer sous vingt clefs ce magasin de scandale que Jore vient d’imprimer, et qu’il n’en soit pas fait mention jusqu’à ce qu’on puisse scandaliser les gens impunément.

 

           Voilà une pélopée, de l’abbé Pellegrin, qui réussit. O tempora ! ô mores ! et cependant les bénédictins impriment toujours de gros in-folio (1) avec les preuves. Nous sommes inondés de mauvais vers et de gros livres inutiles. Mon cher Formont, croyez-moi, j’aime mieux deux ou trois conversations avec vous, que la bibliothèque de Sainte-Geneviève. Adieu ; aimez-moi ; écrivez-moi souvent ; vous n’avez rien à faire.

 

 

1 – La France littéraire.

 

 

 

 

à Monsieur Thieriot

Ce 28 juillet

 

           Je reçois, ce mardi 28 juillet, votre lettre du 23. Premièrement, je me brouille avec vous à jamais, et vous m’outragez cruellement, si vous me cachez ceux qui vous ont pu mander l’impertinente calomnie dont vous parlez. Je ne veux pas assurément leur faire de reproches ; je veux seulement les désabuser. Il y va de mon honneur, et il est du vôtre de me dire à qui je dois m’adresser pour détruire ces lâches et infâmes faussetés (1).

 

           Je n’ai point vu le garde des sceaux ; mais j’apprends, dans l’instant, qu’il a écrit au premier président de Rouen, dans la fausse supposition que les Lettres anglaises s’impriment à Rouen. Je suis menacé cruellement de tous les côtés. Si vous m’aimez, mon cher Thieriot, vous reculerez tant que vous pourrez l’édition française. Je suis perdu si elle paraît à présent. Ne rompez pas pour cela vos marchés ; au contraire, faites-les meilleurs, et tirez quelque profit de mon ouvrage. Je vous jure que c’en est pour moi la plus flatteuse récompense. A l’égard du Temple du Goût, dites de ma part, mon cher ami, au tendre et passionné auteur de Manon Lescaut, que je suis de vos avis et du sien sur les retranchements faits au Temple du Goût.

 

Ah ! Mon ami, mériterais-je votre estime, si j’avais de gaieté de cœur, retranché mademoiselle Lecouvreur et mon cher Maisons ? Non, ce n’est assurément que malgré moi que j’avais sacrifié des sentiments qui me seront toujours aussi chers. Ce n’était que pour obéir aux ordres du ministère ; et, après avoir obéi, après avoir gâté en cela mon ouvrage, on en a suspendu l’édition à Paris ; et, pour comble d’ignominie, on a permis, dans le même temps, que l’on jouât chez les farceurs italiens une critique de mon ouvrage que le public a vue, par malignité, et qu’il a méprisée par justice.

 

Ce n’est pas tout ; je ne suis pas sûr de ma liberté ; on me persécute ; on me fait tout craindre, et pourquoi ? Pour un ouvrage innocent qui, un jour, sera regardé assurément d’un œil bien différent. On me rendra un jour justice, mais je serai mort ; et j’aurai été accablé, pendant ma vie, dans un pays où je suis peut-être, de tous les gens de lettres qui paraissent depuis quelques années, le seul qui mette quelque prescription à la barbarie.

 

           Adieu, mon cher ami. C’est bien à présent que je dois dire :

 

 

Frange, miser, calamos, vigilataque carmina dele.

Jew, Sat VII.

 

 

 

1 – Voyez plus loin la lettre du 5 août.

 

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

Ce mardi au soir, 28 juillet.

 

           Je reçois votre lettre, charmant ami ; j’avais déjà pris mes précautions pour l’Angleterre, où tout doit être retardé. Je comptais que l’édition de Rouen était tout entière entre vos mains et en celles de Formont. Il y a deux jours que j’attends Jore à tous moments ; il est à Paris, à ce que je viens d’apprendre ; mais il n’a point couché cette nuit chez lui, et je ne l’ai point vu. J’ai bien peur qu’il n’ai couché

 

 

Dans cet affreux château, palais de la vengeance,

Qui renferme souvent le crime et l’innocence

 

                                             Henriade, Ch. IV.

 

 

Cela est très vraisemblable. Cet étourdi-là devait bien au moins débarquer chez moi ; je lui aurais dit de quoi il est question. S’il est où vous savez, il faudra que je déguerpisse attendu que je n’aime pas les confrontations, et que j’ai de l’aversion pour les châteaux.

 

Mandez-moi, mon cher ami, ce qu’est devenu le scandaleux magasin, et si vous savez quelques nouvelles du premier président et de Desforges (1). Ecrivez toujours à l’adresse ordinaire.

 

Je vais gronder notre Linant, mais, en vérité, c’est l’homme du monde le moins propre à se mêler de faire raccommoder un éventail. Dieu veuille qu’il se tire heureusement du très beau sujet (2) que je lui ai donné ! J’ai eu beaucoup de peine à le détacher de son Sabinus, qui sortait de sa grotte pour venir se faire pendre à Rome. J’ai imaginé une fable bien plus intéressante, à mon gré, et bien plus théâtrale, en ce qu’elle ouvre un champ bien plus vaste aux combats des passions. Je crois qu’il vous aura envoyé le plan du moins il m’a dit qu’il n’y manquerait pas. Il vous doit, comme moi, un compte exact de ses pensées, et nous disputons tous deux à qui pense le plus tendrement pour vous.

 

 

1 – Pont-Carré et son secrétaire.

 

2 – Ramesses.

 

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

Ce dimanche, 2 août.

 

           Vous m’avez cru peut-être embastillé, mon cher ami. J’étais bien pris : j’étais malade, et je le suis encore. Il n’y a que vous dans le monde à qui je puisse écrire dans l’état où je suis.

 

           Je vais me rendre tout entier à Adélaïde, dès que j’aurai un rayon de santé. Je n’ose vous envoyer mon Epître à Emilie sur la calomnie, parque qu’Emilie me l’a défendue, et que, si vous m’aviez défendu quelque chose, je vous obéirais assurément. Je lui demanderai la permission de faire une exception pour vous. Si elle vous connaissait, elle vous enverrait l’épître écrite de sa main ; elle verrait bien que vous n’êtes pas fait pour être compris dans les règles générales ; elle penserait sur vous comme moi.

 

           Vous savez qu’on a imprimé le en Hollande, de la nouvelle fabrique. Il y a quelques pierres du premier édifice que je regrette beaucoup : et, un jour, je compte bien faire de ces deux bâtiments un Temple régulier, qu’on imprimera à la tête de mes petites pièces fugitives, lesquelles, par parenthèse, je fais actuellement transcrire pour vous et pour Formont. Je les corrige à mesure ; mais je regrette de mettre moins de temps à les corriger que mon copiste à les écrire.

 

           Paris est inondé d’ouvrages pour et contre le Temple ; mais il n’y a rien de passable. Notre abbé fait sur cela un petit ouvrage qui vaudra mieux que tout le reste, et qui, je crois, fera beaucoup d’honneur à son cœur et à son esprit.

 

Nous allons le faire copier pour vous l’envoyer ; car l’abbé et moi nous vous devons, mon cher Cideville, les prémices de tout ce que nous faisons. Il est bien mal logé chez moi ; mais d’ailleurs, je me flatte qu’il ne s’en repentira pas de m’avoir préféré au collège. Il va incessamment vous faire une tragédie ; il bégaie comme l’abbé Pellegrin ; il n’a guère plus de culottes, et il est abbé comme lui ; mais il faut croire qu’il sera meilleur poète.

 

Dites donc à notre philosophe Formont qu’il m’envoie quelque leçon de philosophie de sa main. Et votre Allégorie ? Adieu ; je vous embrasse.

 

 

 

CORRESPONDANCE - 1733 - Partie 6 

 

 

 

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