CORRESPONDANCE - Année 1733 - Partie 5

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à Monsieur de Cideville

Ce vendredi 3 Juillet.

 

Je vous donne, mon cher ami, plus de soins que les plaisirs dont vous rapportez les affaires et je me flatte que vous ayez égard à mon bon droit contre M. Pascal. J’examine scrupuleusement mes petites Remarques, lorsque je relis les épreuves, et je me confirme de plus en plus dans l’opinion que les plus grands hommes sont aussi sujets à se tromper que les plus bornés. Je pense qu’il en est de la force de l’esprit comme de celle du corps ; les plus robustes la perdent quelquefois, et les hommes les plus faibles donnent la main aux plus forts quand ceux-ci sont malades. Voilà pourquoi j’ose attaquer Pascal.

 

Je renvoie à Jore la dernière épreuve, avec une petite addition. Je vous supplie de lui dire d’envoyer sur-le-champ au messager, à l’adresse de Demoulin, deux exemplaires complets, afin que je puisse faire l’errata, et marquer les endroits qui exigeront des cartons. Je prévois qu’il y en aura beaucoup. Je me souviens, entre autres, de cet endroit, à l’article BACON : Ses ennemis étaient à Londres ses admirateurs. Il y a, ou il devait y avoir, dans le manuscrit : Ses ennemis étaient à la cour de Londres ; ses admirateurs étaient dans toute l’Europe. De pareilles fautes, quand elles vont à deux lignes, demandent absolument des cartons.

 

De plus, en voyant le péril approcher, je commence un peu à trembler ; je commence à croire trop hardi ce qu’on ne trouvera à Londres que simple et ordinaire.

J’ai quelques scrupules sur deux ou trois Lettres que je veux communiquer à ceux qui savent mieux que moi à quel point il faut respecter ici les impertinences scolastiques ; et ce ne sera qu’après leur examen et leur décision que je hasarderai de faire paraître le livre. J’ai écrit déjà à Thieriot, à Londres, d’en suspendre la publication jusqu’à nouvel ordre. Il m’a envoyé la préface qu’il compte mettre au-devant de l’ouvrage ; il y aura beaucoup de choses à réformer dans la préface comme dans mon livre : ainsi nous avons, pour le moins, un bon mois devant nous.

 

Jore, pendant ce temps, peut fort bien imprimer le Charles XII. Je vais écrire à notre ami Formont, et le remercier de sa remarque. Je l’avais déjà faite, et je n’ai pas manqué d’envoyer il y a plus d’un mois, la correction à l’éditeur de Hollande.

Hier, étant à la campagne, n’ayant ni tragédie, ni opéra dans la tête, pendant que la bonne compagnie jouait aux cartes, je commençai une Epître en vers sur la calomnie dédiée à une femme très aimable et très calomniée (1). Je veux vous envoyer tout cela bientôt, en retour de votre Allégorie.

 

Adieu, mon cher ami, il est une heure ; je n’ai pas le temps d’écrire à notre cher Formont, cet ordinaire. Vous devriez bien relire avec lui tout l’ouvrage. Adieu.

 

…. Animæ dimidum meæ. (Hor., liv. I, od III)

 

 

1 – Madame du Châtelet. C’est la première fois que son nom se trouve dans la Correspondance.

 

 

 

 

à Madame la Duchesse de Saint-Pierre

 

 

Les lettres charmantes que vous écrivez, madame, et celles qu’on vous envoie tournent la tête aux gens qui les voient, et donnent une furieuse envie d’écrire. Mais je n’ose plus écrire en prose, depuis que je vois la vôtre et celle de votre amie (1).

 

 

Ce style aimable et gracieux,

Et cette prose si polie,

Me font voir que la poésie

N’est pas le langage des dieux.

 

 

Je suis réduit à ne vous parler qu’en vers par vanité ; car, si vous et votre amie vous vous avisiez jamais de faire des vers, je n’oserais plus en faire. Vous avez pris pour vous toutes les grâces de l’esprit et du sentiment ; il ne me reste plus que des rimes.

 

Je vous rimerai donc que

 

 

Dans l’asile de ma retraite,

Je fuyais les chagrins, j’ai trouvé le bonheur ;

Occupé sans tumulte, amusé sans langueur,

Je méprise le monde, et je vous y regrette ;

L’étude et l’amitié me tiennent sous leur loi :

Sage, heureux à la fois, dans une paix profonde,

Je bénis mon destin d’être ignoré du monde ;

Mais il sera plus doux si vous pensez à moi.

 

 

Permettez, madame, que j’assure M. de Forcalquier (2) de mon tendre dévouement.

 

 

J’aime sa grâce enchanteresse,

Il parle avec esprit, et pense sagement :

Nos vieux barbons font cas de son discernement,

Et notre brillante jeunesse

Veut imiter son enjouement.

Avec tant d’agréments qui le suivent sans cesse,

N’obtiendra-t-il jamais celui d’un régiment ?

 

 

1 – Mme du Châtelet.

 

2 – Fils du maréchal de Brancas. Il a fait beaucoup de comédies de société.

 

 

 

 

à Monsieur Bainast

 

A Abbeville

Paris, 9 juillet.

 

 

J’ai senti assurément plus de joie, monsieur, en lisant votre lettre, que vous n’en avez eu en lisant le Temple du Goût. Votre approbation est bien flatteuse pour moi, et votre amitié m’est encore plus sensible. Je vois avec un plaisir extrême que le temps a augmenté encore toutes les lumières de votre esprit, sans rien diminuer des sentiments de votre cœur. Quel saut nous avons fait, mon cher monsieur, de chez madame Alain (1) dans le Temple du Goût ! Assurément cette dame Alain ne se doutait pas qu’il y eût pareille église au monde.

Vous me paraissez être très initié aux mystères de ce temps ; mais croiriez-vous bien, monsieur, qu’il y a des schismes dans notre église, et qu’on m’a regardé, à Paris et à Versailles, comme un hérésiarque dangereux, qui a eût l’insolence d’écrire contre les apôtres Voiture, Balzac, Pélisson ?

 

On m’a reproché d’avoir osé dire que la chapelle de Versailles est trop longue ou trop étroite ; et enfin on m’a empêché de faire imprimer à Paris la véritable édition de ce petit ouvrage qu’on vient de publier en Hollande.

 

Ce que vous avez vu n’est qu’une petite esquisse, assez mal croquée, du tableau que j’ai fait un peu plus en grand. Je voudrais vous envoyer un exemplaire de la véritable édition d’Amsterdam ; mais je n’ai pas encore eu le crédit d’en pouvoir faire venir pour moi. Dès qu’il m’en sera venu, je ne manquerai pas de vous en adresser un, avec un exemplaire d’une nouvelle édition de la Henriade, qui vient de paraître.

 

Je vous avoue que la Henriade est mon fils bien-aimé, et que, si vous avez quelques bontés pour lui, le père y sera bien sensible.

 

Adieu, mon cher camarade, mon ancien ami, je suis comblé de joie de ce que vous vous êtes souvenu de moi. Je vous embrasse de tout mon cœur, et suis bien véritablement, etc.

 

 

1 – Femme du procureur chez lequel Voltaire avait travaillé avec M. Bainast.

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

14 juillet.

 

Les vingt-quatre Lettres sont déjà imprimées à Londres, et j’attends, pour y envoyer la vingt-cinquième, que notre ami Jore, notre très incorrect Jore, ait achevée cette besogne. L’attention que vous me marquez sur cela est une des plus précieuses marques de votre amitié.

 

Le Pour et Contre, dont je vous ai parlé, n’est point de l’abbé Desfontaines ; il est réellement du bénédictin défroqué auteur de Clévelond et des Mémoires d’un homme de qualité. Je lui pardonne d’avoir dit un peu de mal de Zaïre, puisque vous en avez fait l’éloge.

 

 

Ne vous étonnez pas que je sache confondre

Un petit mal dans un grand bien.

 

 

J’ai grande envie de voir ce tome du Journal où vous avez mis un monument de votre amitié. Je regarde d’ailleurs ce petit écrit de vous comme une lettre de ma maîtresse, que l’on aurait fait imprimer.

 

Je viens de recevoir une lettre du philosophe Formont ; il n’est pas d’avis que j’argumente, cette fois-ci, contre Pascal. Mais le livre était trop court, et, d’ailleurs, si je déplais aux fous de janséniste, j’aurai pour moi ces bougres de révérends pères.

 

 

     Saepe, premente deo, fert deus alter opem

                                          Ovid., Trist., liv. I, él II, V.4.

 

Vale, et amantem tuî simper ama.

 

 

           On répète, à la Comédie Française, une Pélopée de l’abbé Pellegrin, et aux Italiens une comédie intitulée, le Temple du Goût (2), où votre serviteur est, dit-on, honnêtement drapé. Je veux faire une bibliothèque des petits ouvrages que l’on a faits contre moi ; mais la bibliothèque serait trop mauvaise.

 

           Il y a ici une haute-contre, nommé Jéliotte, qui est étonnante. Notre petit Tribon est enterré, de cette affaire-là. Pour mademoiselle Pélissier, elle se soutient encore, attendu que le chevalier de Brassac la f…. trois coups toutes les nuits. On dit que cela fait beaucoup de bien à la voix des femmes.

 

 

1 – Tragédie jouée en juillet 1733

 

2 – En un acte, en vers, par Romagnési et Nivan

 

 

 

 

à Monsieur Thiériot

A Londres

Paris, 14 juillet

 

 

           Je reçois, mon cher ami, votre lettre et votre Préface. Je vous parlerai d’abord du petit livre dont vous êtes l’éditeur. Il m’avait paru plus convenable d’y ajouter des réflexions sur les pensées de Monsieur Pascal, que d’y confondre une préface de tragédie. Je suis persuadé que ces critiques de M. Pascal, qui contiennent environ six feuilles d’impression, seront mieux reçues qu’une nouvelle édition du Temple du Goût. De plus, les libraires peuvent imprimer le Temple du Goût sans vous, au lieu qu’ils ne peuvent tenir que de vous la critique des pensées de Monsieur Pascal, petit ouvrage assez intéressant, et qui doit vous procurer encore du bénéfice, à proportion de la curiosité qu’une nation pensante doit avoir pour une entreprise aussi hardie que celle d’écrire contre un homme comme Pascal ? Que les petits esprits osent à peine examiner ; c’est donc uniquement dans cette idée que j’ai revu cette petite critique, que je l’ai corrigée, et que je la fais imprimer. J’en attends actuellement les deux dernières feuilles, et je vous enverrai le tout à l’instant que je l’aurai reçu. Je vous supplie donc de tout suspendre jusqu’à la réception de ce paquet ; alors vous conformerez votre préface aux choses que contiendra votre volume, et, si vous m’en croyez, vous garderez l’édition du Temple du Goût, pour le joindre à mes petites pièces fugitives dans un an ou deux.

 

           Je ne peux réserver l’impression de mon petit anti-Pascal pour une seconde édition, parce que si l’on doit crier, j’aime bien mieux qu’on crie contre moi une fois que deux, et qu’après avoir parlé si hardiment dans mes Lettres anglaises, venir attaquer le défenseur de la religion, et renouveler les plaintes des bigots, ce serait s’exposer à deux persécutions dont la dernière pourrait être d’autant plus dangereuse que la première ne sera pas sans doute sans une défense expresse d’écrire sur ces matières, comme on défendit à la comtesse de Pimbêche de plaider sur sa vie.

 

           Ma seconde raison est que ceux qui auraient acheté la première édition, qui se vendra assez cher, seraient très fâchés d’être obligés de l’acheter une seconde fois, pour une petite augmentation ; et que les misérables insectes du Parnasse ne manqueraient pas de dire que c’est une artifice pour faire acheter deux fois le même livre bien cher.

 

           Ma troisième raison est que la chose est faite, et qu’il faut en passer par là.

 

           A l’égard de la petite pièce de vers à mademoiselle Sallé (1), je pense qu’il la faut sacrifier aussi dans un ouvrage tel que celui-ci, où les choses philosophiques l’emportent de beaucoup sur celles d’agrément, et où la littérature n’est traitée que comme un objet d’érudition. De plus, la petite Epître à mademoiselle Sallé ayant déjà été imprimée, pourquoi la donner encore dans un ouvrage qui n’est pas fait pour elle ? Tenez-vous en donc, je vous en supplie, aux Lettres et à l’anti-Pascal. Cela fera un livre d’une grosseur raisonnable, sans qu’il y ait rien de hors d’œuvre. Je vous prierai aussi, lorsque votre édition antipascalienne sera faite, ce qui est l’affaire de huit jours, d’en dire un petit mot dans votre préface. Je crois qu’il faudra que vous accourcissiez le commencement, et que vous ne disiez pas que mon ouvrage sera content de sa fortune si , etc. Je voudrais aussi moins d’affection à louer les Anglais. Surtout ne dites pas que j’écrivis ces Lettres pour tout le monde, après avoir dit, quatre lignes plus haut, que je les ai faites pour vous. D’ailleurs je suis très content de votre manière d’écrire, et aussi satisfait de votre style que honteux de mériter si peu vos éloges.

 

On joue à la Comédie-Italienne, le Temple du Goût. La malignité y fera aller le monde quelques jours, et la médiocrité de l’ouvrage le fera ensuite tomber de lui-même. Il est d’un auteur inconnu, et corrigé par Romagnési, auteur connu, et qui écrit comme il joue. Si Aristophane a joué Socrate, je ne vois pas pourquoi je m’offenserais d’être barbouillé par Romagnési. Les dérangements que nos préparatifs pour une guerre prétendue font dans les fortunes des particuliers, ne feront plus de tort que les Romagnési et les Lélio (2) ne me feront de mal ; mais un peu de philosophie et votre amitié me font mépriser mes ennemis et mes pertes.

 

 

1 – Cette épître à mademoiselle Sallé étant attribuée à Gentil-Bernard, nous ne l’avons pas reproduite dans les poésies

 

2 – Louis Roccoboni, connu sous le nom de Lélio.

 

 

 

 

 

à Monsieur le Comte de Caylus

Juillet.

 

 

           Je vais vous obéir avec exactitude, monsieur ; et, si l’on peut mettre un carton à l’édition d’Amsterdam, il sera mis, n’en doutez pas (1). Je préfère le plaisir de vous obéir à celui que j’avais de vous louer. Je n’ai pas cru qu’une louange si juste pût vous offenser.

 

Vos ouvrages sont publiés ; ils honorent les cabinets des curieux ; mes portefeuilles en sont pleins ; votre nom est à chacune de vos estampes ; je ne pouvais deviner que vous fussiez fâché que des ouvrages publics, dont vous vous honorez, fussent loués publiquement.

 

           Les noirceurs que j’ai essuyées sont aussi publiques et aussi incontestables que le reste ; mais il est incontestable aussi que je ne les ai pas méritées, que je dois plaindre celui (2) qui s’y abandonné, et lui pardonner, puisqu’il a su s’honorer de vos bontés, et vous cacher les scélératesses dont il est coupable. C’est pour la dernière fois que je parlerai de sa personne : pour ses ouvrages, je n’en ai jamais parlé. Je souhaite qu’il devienne digne de votre bienveillance. Il me semble qu’il n’y a que des hommes vertueux qui doivent être admis dans votre commerce. Pour moi, j’oublierai les horreurs dont cet homme m’accable tous les jours si je peux obtenir votre indulgence. J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments respectueux que j’ai toujours eu pour vous, etc.

 

 

1 – Ce comte se plaignit d’être loué comme artiste dans le Temple du Goût.

 

 

2 – L’abbé Desfontaines.

 

CORRESPONDANCE - 1733 - Partie 5

 

 

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