CORRESPONDANCE - Année 1733 - Partie 4
Photo de KHALAH
à Monsieur de Formont
Juin
Rempli de goût, libre d’affaire,
Formont, vous savez sagement
Suivre en paix le sentier charmant
De Chapelle et de Sablière ;
Car vous m’envoyez galamment
Des vers écrits facilement,
Dont le plaisir seul est le père ;
Et, quoiqu’ils soient faits doctement,
C’est pour vous un amusement,
Vous rimez pour vous satisfaire,
Tandis que le pauvre Voltaire,
Esclave maudit du parterre,
Fait sa besogne tristement.
Il barbote dans l’élément
Du vieux Dauchet et de La Serre.
Il rimaille éternellement,
Corrige, efface assidûment,
Et le tout, messieurs, pour vous plaire.
Je vous soupçonne de philosopher, à Canteleu, avec mon cher, aimable et tendre Cideville. Vous savez combien j’ai toujours souhaité d’apporter mes folies dans le séjour de votre sagesse.
Atque utinam ex vobis unus, vestrique fuissem
Aut custos gregis, aut maturae vinitor uvae !
……………………………………………….
Hic gelidi fontes, hic mollia prata, lycori.
Hic nemus : hic ipso tecum consumere aevo
(Virg., Egl.X.)
Mais je suis entre Adelaïde du Guesclin, le seigneur Osiris et Newton. Je viens de relire ces Lettres Anglaises, moitié frivoles, moitié scientifiques. En vérité, ce qu’il y a de plus passable dans ce petit ouvrage est ce qui regarde la philosophie ; et c’est, je crois, ce qui sera le moins lu. On a beau dire, le siècle est philosophe : on n’a pourtant pas vendu deux cent exemplaires du petit livre (1) de M. de Maupertuis, où il est question de l’attraction ; et, si on montre si peu d’empressement pour un ouvrage écrit de main de maître, qu’arrivera-t-il aux faibles essais d’un écolier comme moi ? Heureusement j’ai tâché d’égayer la sécheresse de ces matières, et de les assaisonner au goût de la nation. Me conseilleriez-vous d’y ajouter quelques petites réflexions détachées sur les Pensées de Pascal ? Il y a déjà longtemps que j’ai envie de combattre ce géant.
Il n’y a guerrier si bien armé qu’on ne puisse percer au défaut de la cuirasse ; et je vous avoue que si, malgré ma faiblesse, je pouvais porter quelques coups à ce vainqueur de tant d’esprits, et secouer le joug dont il les a affublés, j’oserais presque dire avec Lucrèce :
Quare superstitio pedibus subjecta vicissim
Obteritur, nos exaequat victoria coelo. (Liv. I.)
Au reste, je m’y prendrai avec précaution, et je ne critiquerai que les endroits qui ne seront point tellement liés avec notre sainte religion, qu’on ne puisse déchirer la peau de Pascal sans faire saigner le christianisme. Adieu. Mandez-moi ce que vous pensez des Lettres imprimées, et du projet sur Pascal. En attendant je retourne à Osiris. J’oubliais de vous dire que le paresseux Linant échafaude son Sabinus.
1 – Commentaire sur les principes de Newton – 1732
à Monsieur de Cideville
Ce mercredi, 10 juin, à deux heures.
Voilà deux lettres que je reçois de vous, mon cher ami ; que je voudrais que les Lettres anglaises fussent écrites de ce style. Vous croyez que votre cœur parle seul, et vous ne vous apercevez pas combien votre cœur a d’esprit. J’interromps le quatrième acte de mon opéra, pour m’entretenir un moment avec vous.
Je vais corriger la Lettre sur Lockeet la renvoyer dans l’instant. Recommandez-lui (1) surtout, plus que jamais le secret le plus impénétrable et la plus vive diligence ; que jamais votre nom ni le mien ne soient prononcés, en quelque cas que ce puisse être ; que toutes les feuilles soient portées ou chez vous ou chez l’ami Formont, à qui je vous prie de dire combien je l’aime ; que l’on vous remette exactement les copies ; que l’on ne garde chez lui aucun billet de moi, aucun mot de mon écriture. S’il manque à un seul de ces points essentiels, il courra un très grand risque.
Je vous supplie aussi de tirer de lui ce billet :
« J’ai reçu de M. Sanderson le jeune deux mille cinq cents exemplaires des Lettres anglaises de M. de Voltaire à M.T. (2), lesquels exemplaires je promets ne débiter que quand j’aurai permission promettant donner d’abord au sieur Sanderson cent de ces exemplaires, et de partager ensuite avec lui le profit de la vente du reste, lui tenant compte de deux mille quatre cents exemplaires ; et promets compter avec celui qui me représentera ledit billet, le tenant suffisamment autorisé du sieur Sanderson ».
Vous voyez, mon cher Cideville, de quels soins et de quels embarras je vous charge ; j’en serais bien honteux avec tout autre.
J’ai pris d’abord l’abbé Linant pour vous seul, et bientôt je l’aimerai pour lui-même.
Je récitai hier Adélaïde chez moi, et je fis verser bien des larmes. Renvoyez-moi Eriphyle, et je vous enverrai Adélaïde ; mais à quand votre Allégorie ? J’en ai une grande opinion ! Adieu, il faut corriger pour Jore.
1 – A Jore
2 – Thieriot
à Monsieur de Cideville
Ce vendredi, 19 Juin
J’ai été, tous ces jours-ci, auprès d’un ami malade ; c’est un devoir qui m’a empêché de remplir celui de vous écrire. J’ai prié l’abbé Linant de vaincre sa paresse, pour vous dire des choses bien tendres, en son nom et au mien. S’il vous a écrit, je n’ai plus rien à ajouter ; car personne ne connaît mieux que lui combien je vous aime, et n’est plus capable de le dire comme il faut.
Je ne change rien du tout à mes dispositions avec Jore, et j’insiste plus que jamais pour avoir les cent exemplaires dont il faut que je donne, qui seront répandus à propos. Je lui répète encore qu’il faut qu’il ne fasse rien sans un consentement précis de ma part, que, s’il précipite la vente, lui et sa famille seront indubitablement à la Bastille, que, s’il ne garde pas le secret le plus profond, il est perdu sans ressource. Encore une fois, il faut supprimer tous les vestiges de cette affaire. Il faut que mon nom ne soit jamais prononcé, et que tous les livres soient en séquestre, jusqu’au moment où je dirai : partez.
Je vous supplie même de vous servir de la supériorité que vous avez sur lui, pour l’engager à m’écrire cette lettre sans date :
« Monsieur, j’ai reçu la vôtre, par laquelle vous me priez de ne point imprimer et d’empêcher qu’on imprime à Rouen, les Lettres qui courent à Londres sous votre nom. Je vous promets de faire sur cela ce que vous désirez. Il y a longtemps que j’ai pris la résolution de ne rien imprimer sans permission, et je ne voudrais pas commencer à manquer à mon devoir pour vous désobliger. Je suis, etc. »
Vous jugez bien, mon cher ami, qu’il faut, outre cette lettre, le billet du sieur Sanderson ; lequel je remettrai dans les mains d’un Anglais, pour le représenter, en cas que Jore pût être accusé d’avoir reçu ces Lettres de moi ou de quelqu’un de mes amis.
Toutes ces démarches me paraissent entièrement nécessaires, et empêcheront que vous puissiez jamais avoir rien à craindre. Vous sentez bien que, dans le cas le plus rigoureux qu’on puisse imaginer, la moindre éclaboussure ne pourrait aller jusqu’à vous : mais je veux en être encore plus sûr ; et il me semble que Jore, ayant donné sa déclaration qu’il a reçu ces Lettres d’un Anglais, ne pourra jamais dire dans aucun cas : c’est M. de Cideville qui m’a encouragé.
Je suis en train de vous parler d’affaires ; mon amitié ne craint rien avec vous. Me voici tenant maison, me meublant, et m’arrangeant, non seulement pour mener une vie douce, mais pour en partager les petits agréments avec quelques gens de lettres, qui voudront bien s’accommoder de ma personne et de la médiocrité de ma fortune. Dans ces idées, j’ai besoin de rassembler toutes mes petites pacotilles. Savez-vous bien que j’ai donné 18,000 francs au sieur marquis de Lezeau, sur la parole d’honneur qu’il m’a donnée, avec un contrat, que je serais payé tous les six mois avec régularité ? Il s’est tant vanté à moi de ses richesses, de son grand mariage, de ses fiefs, de ses baronnies, et de sa probité, que je ne doute pas qu’un grand seigneur comme lui ne m’envoie 900 livres à la Saint-Jean. Si pourtant la multiplicité de ses occupations lui faisait oublier cette bagatelle, je vous supplierais instamment de daigner l’en faire souvenir.
Mais j’aimerais bien mieux quelqu’un qui vous fît ressouvenir d’achever votre opéra et votre Allégorie.
Te vero dulces teneant ante omnis Musae. (Georg. II.)
Voilà des colonels et des capitaines de gendarmerie qui nous donnent des pièces de théâtre. Si vous achevez jamais votre ballet, je dirai : cedan arma togoe.
A propos, Jore vous a-t-il donné, et à M. Formont, des Henriades de son édition ? Qu’il ne manque pas, je vous prie, à ce devoir sacré. Adieu. Que fait Formont dans sa philosophique paresse ? Excitez un peu son esprit juste et délicat à m’écrire. Il devrait rougir d’aimer si peu, lorsque vous aimez si bien. Vale.
à un premier Commis (1)
20 Juin 1733
Puisque vous êtes, monsieur, à portée de rendre service aux belles-lettres, ne rognez pas de si près les ailes à nos écrivains, et ne faites pas des volailles de basse-cour de ceux qui, en prenant l’essor, pourraient devenir des aigles ; une liberté honnête élève l’esprit, et l’esclavage le fait ramper. S’il y avait une inquisition littéraire à Rome, nous n’aurions aujourd’hui ni Horace, ni Juvénal, ni les œuvres philosophiques de Cicéron. Si Milton, Dryden, Pope et Locke n’avaient pas été libres, l’Angleterre n’aurait eu ni des poètes, ni des philosophes : il y a je ne sais quoi de turc à proscrire l’imprimerie, et c’est la proscrire que la trop gêner. Contentez-vous de réprimer sévèrement les libelles diffamatoires, parce que ce sont des crimes ; mais tandis qu’on débite hardiment des recueils de ces infâmes Calottes (2), et tant d’autres productions qui méritent l’horreur et le mépris, souffrez au moins que Bayle entre en France, et que celui qui fait tant d’honneur à sa patrie n’y soit pas de contrebande.
Vous me dites que les magistrats qui régissent la douane de la littérature se plaignent qu’il y a trop de livres. C’est comme si le prévôt des marchands se plaignait qu’il y eût à Paris trop de denrées : en achète qui veut. Une immense bibliothèque ressemble à la ville de Paris, dans laquelle il y a près de huit cent mille hommes : vous ne vivez pas avec tout ce chaos : vous y choisissez quelque société, et vous en changez. On traite les livres de même ; on prend quelques amis dans la foule. Il y aura sept ou huit mille controversistes, quinze ou seize mille romans, que vous ne lirez point, une foule de feuilles périodiques que vous jetterez au feu après les avoir lues. L’homme de goût ne lit que le bon, mais l’homme d’Etat permet le bon et le mauvais.
Les pensées des hommes sont devenues un objet important de commerce. Les libraires hollandais gagnent un million par an, parce que les Français ont eut de l’esprit. Un roman médiocre, est, je le sais bien, parmi les livres, ce qu’est dans le monde un sot qui veut avoir de l’imagination. On s’en moque, mais on le souffre. Ce roman fait vivre et l’auteur qui l’a composé, et le libraire qui le débite, et le fondeur, et l’imprimeur, et le papetier, et le relieur, et le colporteur, et le marchand de mauvais vin, à qui tous ceux-là portent leur argent. L’ouvrage amuse encore deux ou trois heures quelques femmes avec lesquelles il faut de la nouveauté en livres, comme en tout le reste. Ainsi, tout méprisable qu’il est, il a produit deux choses importantes : du profit et du plaisir.
Les spectacles méritent encore plus d’attention. Je ne les considère pas comme une occupation qui retire les jeunes gens de la débauche ; cette idée serait celle d’un curé ignorant. Il y a assez de temps, avant et après les spectacles, pour faire usage de ce peu de moments qu’on donne à des plaisirs de passage, immédiatement suivis du dégoût. D’ailleurs on ne va pas aux spectacles tous les jours, et dans la multitude de nos citoyens, il n’y a pas quatre mille hommes qui les fréquentent avec quelque assiduité.
Je regarde la tragédie et la comédie comme des leçons de vertu, de raison et de bienséance. Corneille, ancien Romain parmi les Français, a établi une école de grandeur d’âme ; et Molière a fondé celle de la vie civile. Les génies français formés par eux appellent du fond de l’Europe les étrangers qui viennent s’instruire chez nous, et qui contribuent à l’abondance de Paris. Nos pauvres sont nourris du produit de ces ouvrages, qui nous soumettent jusqu’aux nations qui nous haïssent. Tout bien pesé, il faut être ennemi de sa patrie pour condamner nos spectacles. Un magistrat qui, parce qu’il a acheté cher un office de judicature, ose penser qu’il ne lui convient pas de voir Cinna, montre beaucoup de gravité et bien peu de goût.
Il y aura toujours dans notre nation polie de ces âmes qui tiendront du Goth et du Vandale ; je ne connais pour vrais Français que ceux qui aiment les arts et les encouragent. Ce goût commence, il est vrai, à languir parmi nous ; nous sommes des sybarites lassés des faveurs de nos maîtresses. Nous jouissons des veilles des grands hommes qui ont travaillé pour nos plaisirs et pour ceux des siècles à venir, comme nous recevons les productions de la nature ; on dirait qu’elles nous sont dues. Il n’y a que cent ans que nous mangions du gland ; les Triptolèmes qui nous ont donné le froment le plus pur nous sont indifférents ; rien ne réveille cet esprit de nonchalance pour les grandes choses, qui se mêle toujours avec notre vivacité pour les petites.
Nous mettons tous les ans plus d’industrie et plus d’invention dans nos tabatières et dans nos autres colifichets, que les Anglais n’en ont mis à se rendre les maîtres des mers, à faire monter l’eau par le moyen du feu, et à calculer l’aberration de la lumière. Les anciens Romains élevaient des prodiges d’architecture pour faire combattre des bêtes ; et nous n’avons pas su depuis un siècle bâtir seulement une salle passable, pour y faire représenter les chefs d’œuvre de l’esprit humain.
Le centième de l’argent des contes suffirait pour avoir des salles de spectacles plus belles que le théâtre de Pompée ; mais quel homme dans Paris est animé de l’amour du bien public ? On joue, on soupe, on médit, on fait de mauvaises chansons, et on s’endort dans la stupidité, pour recommencer le lendemain son cercle de légèreté et d’indifférence. Vous, monsieur, qui avez au moins une petite place dans laquelle vous êtes à portée de donner de bons conseils, tâchez de réveiller cette léthargie barbare, et faites, si vous pouvez, du bien aux lettres, qui en ont tant fait à la France.
1 – Voir, tome IV, le Mémoire sur la satire.
à Monsieur de Cideville
Ce mercredi, 1er Juillet
Je viens, mon cher ami, d’envoyer au très diligent mais très fautif Jore, une vingt-cinquième Lettre (1), qui contient une petite dispute que je prends la liberté d’avoir contre Pascal. Le projet est hardi ; mais ce misanthrope chrétien, tout sublime qu’il est, n’est pour moi qu’un homme comme un autre quand il a tort ; et je crois qu’il a tort très souvent. Ce n’est pas contre l’auteur des Provinciales que j’écris ; c’est contre l’auteur des Pensées, où il me paraît qu’il attaque l’humanité beaucoup plus cruellement qu’il n’a attaqué les jésuites. Si tous les hommes vous ressemblaient, mon cher Cideville, M. Pascal n’eût point dit tant de mal de la nature humaine. Vous me la rendez respectable et aimable, autant qu’il veut me la rendre odieuse. Je suis bien fâché contre ce dévot satirique de ce qu’il m’a empêché de retouché mademoiselle Du Guesclin, et d’achever mon opéra. Je ne sais s’il ne vaut pas mieux faire un bon opéra, bien mis en musique, que d’avoir raison contre Pascal. Je vous enverrai et tragédie et opéra, dès que tout cela sera au net. Vous aurez ensuite les pièces fugitives, delicta juventutis meœ, que vous avez demandées ; mais il faudra auparavant les retoucher un peu,
……. Quæ multa litura cœrcuit ; (Hor., Art.poet.)
car lorsque c’est pour vous qu’on travaille, il faut de bonne besogne.
Mais vous qui parlez, vous me devez une belle épître, et vous ne me l’envoyez point.
…… Cum publicas..
Res ordinaris………
Cecropio repetes cothurno. (Hor., liv. II, od I.)
Je vous plains bien de n’avoir pas encore de bonnes lettres de vétérance, de n’avoir pas vendu votre robe, et de n’être pas à Paris. La dernière lettre que je vous écrivis était toute faite pour un homme comme vous, qui se lève à quatre heures du matin pour les affaires des autres. Je ne vous y parlais que d’affaires et de précautions à prendre.
Si Jore vient chez vous, recommandez-lui bien de faire tout ce que je propose, attendu que c’est pour son bien. Ordonnez-lui de vous remettre tout généralement ce qui sera de mon écriture, lettres, épreuves, etc.
Avez-vous entendu parler d’une nouvelle brochure périodique (2) que l’abbé Desfontaines donne sous le nom de l’auteur des Mémoires d’un homme de qualité ? Il y dit du mal de Zaïre. Il a cru qu’il lui était permis de me maltraiter, et d’en user avec moi avec un peu d’ingratitude, en ne donnant pas les choses sous son nom. Je suis fâché qu’un homme qui m’a tant d’obligations me convinque tous les jours que j’ai eu tort de le servir et de l’aimer. J’espère que le petit Linant, qui m’est bien moins obligé, sera plus reconnaissant, et que nous en ferons un très honnête homme. Il lui manque des agréments, de la vivacité, et de la lecture ; mais tout cela peut s’acquérir par l’usage. Il a tout le reste, qui ne s’acquiert point, jugement, esprit, et talent. Mais il y a encore bien loin de tout ce qu’il a à une bonne tragédie. Je me flatte que ce sera un excellent fruit qui mûrira à la longue.
Adieu ; je vous embrasse ; la poste va partir.
1 – Ce sont les Remarques sur Pascal.
2 – Le Pour et Contre, par l’abbé Prévost.