CORRESPONDANCE - Année 1733 - Partie 3
Photo de KHALAH
à Monsieur Thieriot
A Londres
Paris, 1er Mai
J’ai donc achevé Adélaïde ; je refais Eriphyle, et j’assemble des matériaux pour ma grande histoire du Siècle de Louis XIV. Pendant tout ce temps, mon cher ami que je m’épuise, que je me tue pour amuser ma f…. patrie, je suis entouré d’ennemis, de persécutions et de malheurs. Ce Temple du Goût a soulevé tous ceux que je n’ai pas assez loués à leur gré, et encore plus ceux que je n’ai point loués du tout ; on m’a critiqué, on s’est déchaîné contre moi, on a tout envenimé. Joignez à cela le crime d’avoir fait imprimer cette bagatelle sans une permission scellée avec de la cire jaune, et la colère du ministère contre cet attentat ; ajoutez-y les criailleries de la cour, et la menace d’une lettre de cachet ; vous n’aurez, avec cela, qu’une faible idée de la douceur de mon état, et de la protection qu’on donne aux belles-lettres. Je suis donc dans la nécessité de rebâtir un second Temple ; et in triduo reœdificavi illud. J’ai tâché, dans ce second édifice, d’ôter tout ce qui pouvait servir de prétexte à la fureur des sots et à la malignité des mauvais plaisants et d’embellir le tout par de nouveaux vers sur Lucrèce, sur Corneille, Racine, Molière, Despréaux, La Fontaine, Quinault, gens qui méritent bien assurément que l’on ne parle pas d’eux en simple prose. J’y ai joint de nouvelles notes, qui seront plus instructives que les premières et qui serviront de preuves au texte.
Monsieur votre frère (1) qui me tient ici lieu de vous, qui devient de jour en jour plus homme de lettres, vous enverra le tout bien conditionné, et vous pourrez en régaler, si vous voulez, quelque libraire. Je crois que l’ouvrage sera utile, à la longue, et pourra mettre les étrangers au fait des bons auteurs. Jusqu’à présent il n’y a personne qui ait pris la peine de les avertir que Voiture est un petit esprit, et Saint-Evremond un homme bien médiocre, etc.
Cependant les Lettres en question peuvent paraître à Londres. Je vous fais tenir celle sur les Académies, qui est la dernière. J’en aurais ajouté de nouvelles ; mais je n’ai qu’une tête, encore est-elle petite et faible, et je ne peux faire, en vérité, tant de choses à la fois. Il ne convient pas que cet ouvrage paraisse donné par moi.
Ce sont des lettres familières que je vous ai écrites, et que vous faites imprimer ; par conséquent, c’est à vous seul à mettre à la tête un avertissement qui instruise le public que mon ami Thieriot, à qui j’ai écrit ces guenilles vers l’an 1723, les fait imprimer en 1733, et qu’il m’aime de tout son cœur.
Ecrit en anglais :
« Dites à mon ami Falkener qu’il devrait m’écrire un mot quand il aura envoyé sa flotte en Turquie. Dites bien des choses à toux ceux qui ont la bonté de se souvenir de moi. Gagnez quelque argent avec mes pauvres ouvrages ; aimez-moi et revenez bientôt après leur publication. Mais Salié vous accompagnera ; revenez au moins avec elle. Adieu mon très cher ami. »
1 – C’était un honnête marchand.
à Monsieur de Cideville
6 Mai
Je vous écris au milieu des horreurs d’un déménagement, que la lecture de vos vers m’adoucit. Je vais demeurer vis-à-vis le seul ami que le Temple du Goût m’ait fait, vis-à-vis le portail St-Gervais. C’est là que je vais mener une vie philosophique dont j’ai toujours eu le projet en tête, et que je n’ai jamais exécuté. Je ne renonce point du tout, mon cher ami, au projet non moins sage, et beaucoup plus agréable, d’aller passer quelques jours avec vous. Mais, avant de vous aller embrasser, il faut que j’accoutume un peu le monde à mon absence. Si on me voyait disparaître tout d’un coup, on croirait que je vais faire imprimer les livres de l’Antéchrist. Il est absolument nécessaire que je reste quelques semaines à Paris, et que je fasse une ou deux échappées, avant de m’en aller éclipser totalement avec mon cher Cideville. Le bonheur de vous voir m’est si précieux que je veux me l’assurer.
Proprié hæc dî munera faxint.
Hom. , liv. II, sat VI.
Si je pouvais vous ramener à Paris, et que vous voulussiez accepter un lit auprès de ce beau portail, le rat de ville tâcherait de recevoir le rat des champs de son mieux.
Formont vous aura sans doute mandé que le Paresseux, de De Launay, a été reçu comme il le méritait. Ce pauvre diable se ruine à faire imprimer ses ouvrages, et n’a de ressource qu’à faire imprimer ceux des autres. Si l’abbé de Chaulieu n’avait pas fait quelques bons vers, il y a trente ou quarante ans, De Launay était à l’aumône.
La fureur d’imprimer est une maladie épidémique qui ne diminue point. Les infatigables et pesants bénédictins vont donner en dix volumes in-folio, que je ne lirai point, l’Histoire littéraire de la France. J’aime mieux trente vers de vous que tout ce que ces laborieux compilateurs ont jamais écrit.
Vous voyez souvent un homme qui me trompera bien s’il devient jamais compilateur ; il a deux talents qui s’opposent à cette lourde et accablante profession : de l’imagination et de la paresse.
Vous devez reconnaître, à ce petit portrait, le joufflu abbé de Linant, au teint fleuri et au cœur aimable. Je voudrai bien lui être bon à quelque chose, mais il ne paraît pas qu’il ait grande envie de vivre avec moi, et je suis persuadé qu’il ne songe à présent qu’à vous. Cela doit être ainsi, et je compte bien oublier avec vous le reste du monde.
à Monsieur l’abbé du Besnel
Je fus bien étonné, ces jours passés, mon très sage et très aimable abbé, lorsque M. Rouillé me renvoya Eriphyle chargée du nom de Danchet. Il m’avait promis que vous seriez mon approbateur et je n’avais demandé que vous. Comment est-ce que le nom de Danchet peut se trouver à la place du vôtre, et pourquoi M. Rouillé m’a t-il donné la mortification de mettre mon ouvrage en d’autres mains ?
Je vous envoie une copie du Temple du Goût, telle qu’elle a été approuvée, et telle qu’on la supprime aujourd’hui. Votre suffrage me tiendra lieu de celui du public.
J’ai réussi l’Essai de Pope sur l’homme ; je vous l’enverrai incessamment. Adieu, aimez-moi. V.
à Monsieur Thieriot
A Londres
Paris, 15 Mai 1733
Je quitte aujourd’hui les agréables pénates de la baronne et je vais me claquemurer vis-à-vis le portail St-Gervais, qui est presque le seul ami que m’ait fait le Temple du Goût.
Je ferais bien mieux, mon cher ami, d’aller chercher le pays de la liberté où vous êtes ; mais ma santé ne me permet plus de voyager, et je vais me contenter de penser librement à Paris, puisqu’il est défendu d’écrire. Je laisserai les jansénistes et les jésuites se damner mutuellement, le parlement et le conseil s’épuiser en arrêts, les gens de lettres se déchirer pour un grain de fumée, plus cruellement que des prêtres ne disputent un bénéfice.
Vous ne vous embarrasserez sûrement pas davantage des querelles sur l’accise ou excise (1), et Walpole et Fleury nous serons très indifférents ; mais nous cultiverons les lettres en paix, et cette douce et inaltérable passion fera le bonheur de notre vie.
Mandez-moi si vous avez commencé l’édition en question. J’espérais vous envoyer le nouveau Temple du Goût, mais on s’oppose furieusement à mon Eglise naissante. En vérité, je crois que c’est dommage. Je vous envoie la chapelle de Racine, Corneille, La Fontaine et Despréaux. Je crois que ce n’est pas un des plus chétifs morceaux de mon architecture. Mandez-moi, si vous voulez que je vous envoie ma vieille Eriphyle vêtue à la grecque, corrigée avec soin, et dans laquelle j’ai mis des cœurs. Je la dédie à l’abbé Franchini (2). J’aime à dédier mes ouvrages à des étrangers, parce que c’est toujours une occasion toute naturelle de parler un peu des sottises de mes compatriotes. Je compte donner, l’année prochaine, ma tragédie nouvelle, dont l’héroïne est une nièce de Bertrand du Guesclin, dont le vrai héros est un gentilhomme français, et dont les principaux personnages sont deux princes du sang. Pour me délasser, je fais un opéra. A tout cela vous direz que je suis fou, et qu’il pourrait bien en être quelque chose ; mais je m’amuse, et qui s’amuse me paraît fort sage. Je me flatte même que mes amusements vous seront utiles, et c’est ce qui me les rend bien agréables. L’opéra du chevalier de Brassac, sifflé indignement le premier jour, revient sur l’eau, et a un très grand succès. Ceux qui l’ont condamné sont aussi honteux que ceux qui ont approuvé Gustave.
De Launai a donné son Paresseux ; mais il y a apparence que le public ne variera pas sur le compte du sieur de Launai. Quand on baille à une première représentation ; c’est un mal dont on ne guérit jamais. Je plains le pauvre auteur ; il va faire imprimer sa pièce ; et le voilà ruiné, s’il pouvait l’être. Il n’aura de ressource qu’à faire imprimer quelque petite brochure contre moi, ou à vendre les vers des autres. Vous savez qu’il a vendu à Jore, pour quinze cents livres, le manuscrit de l’abbé de Chaulieu, qui vous appartenait ; sans cela, le pauvre diable était à l’aumône, car il avait imprimé deux ou trois de ses ouvrages à ses dépens. Il est heureux que l’abbé de Chaulieu ait été, il y a vingt ou trente ans, un homme aimable.
Ce qui me serait cent fois plus important, et ce qui ferait le bonheur de ma vie, ce serait votre retour, dussiez-vous ne vivre à Paris que pour Mademoiselle Sallé. Adieu ; je vous embrasse tendrement.
Je viens de recevoir et de lire le poème de Pope sur les Richesses. Il m’a paru plein de choses admirables. Je l’ai prêté à l’abbé du Resnet (3) qui le traduirait s’il n’était pas actuellement aussi amoureux de la fortune qu’il l’était autrefois de la poésie.
Envoyez-moi, je vous en prie, les vers de milady Mary Montagne, et tout ce qui se fera de nouveau. Vous devriez m’écrire plus régulièrement.
1 – Le ministre anglais Walpole venait de présenter aux chambres son fameux bill, consistant à remplacer l’impôt foncier par l’impôt indirect.
2 – Franchini était le chargé d’affaires du grand-duc de Toscane à Paris.
3 – Traducteur de l’Essai sur la critique de Pope – 1730.
à Monsieur de Cideville
Ce 15 Mai
Mon cher ami, je suis enfin vis-à-vis ce beau portail, dans le plus vilain quartier de Paris, dans la plus vilaine maison, plus étourdi du bruit des cloches qu’un sacristain ; mais je ferai tant de bruit avec ma lyre, que le bruit des cloches ne sera plus rien pour moi. Je suis malade ; je me mets en ménage ; je souffre comme un damné. Je brocante, j’achète des magots (1) et des Titien, je fais mon opéra, je fais transcrire Eriphyle et Adélaïde, je les corrige, j’efface, j’ajoute, je barbouille, la tête me tourne. Il faut que je vienne goûter avec vous les plaisirs que donnent les belles-lettres, la tranquillité, et l’amitié. Formont est allé porter sa philosophique paresse chez madame Moras. Il y a mille ans que je ne l’ai vu ; il me consolait car il me parlait de vous. Adieu ; je souffre trop pour écrire.
1 – C’est-à-dire des tableaux, de l’école flamande
à Monsieur de Cideville
De Paris, ce 19 Mai
Je voudrais bien, mon cher ami, pouvoir vous présenter moi-même M. Richey, qui vous rendra cette lettre. C’est un étranger qui croit voyager pour s’instruire, et qui m’a instruit beaucoup. Il me paraît de tous les pays. Il y a donc dans le monde une nation d’honnêtes gens et de gens d’esprit, qui sont tous compatriotes. M. Richey est assurément un des premiers de cette nation-là et fait, par conséquent pour connaître les Cideville. Je vous demande en grâce de lui procurer dans votre ville tous les agréments qui dépendront de vous. Celui de vous voir sera celui dont il sera le plus touché. Je crois qu’il y trouvera aussi M. de Formont, qui est sur son départ. Je ne vois pas qu’après cela il y ait bien des choses à voir à Rouen. Je suis plus malade que jamais, mon cher ami.
Durum ! sed levius fit patientia.
Quidquid corrigere est nefas. (Hor., liv. I, ode XXIV)
Je vais écrire à l’abbé Linant. Vous aurez Jore dans un jour ou deux.
Adieu, vous m’écrivez toujours des vers charmants, et je ne vous réponds qu’en prose ; preuve que je suis bien malade.
à Monsieur de Cideville
Ce jeudi au soir, 21 Mai
Vous avez vu sans doute, mon cher Cideville, l’honnête et naïf Hambourgeois que je vous ai adressé. Le philosophe Formont part demain : mon Dieu, pourquoi ne m’est-il pas permis de le suivre : Calla (1) calla senior Cideville. J’aurai peut-être huit ou dix jours de santé ; et Dieu sait si alors Rouen me verra, et si je viendrai philosopher avec vous. Je ne vous mande aucune nouvelle ; l’aimable Formont vous les dira toutes ; il vous parlera des spectacles qu’il a vus, et des plaisirs qu’il a goûtés. Je voulais le voir aujourd’hui. Je ne suis sorti qu’un quart d’heure, et c’est précisément dans ce quart d’heure qu’il est venu ; il partira sans que je l’aie embrassé. Croiriez-vous bien que je ne l’ai pas vu à mon aise, pendant tout mon séjour ? je ne crois pas avoir eu le temps de lui montrer plus d’un acte d’Adélaïde. Ah ! Quelle ville que Paris, pour ne point voir les gens que l’on aime ! Quand je serai à Rouen, je jouirai de vous tous les jours ; mais si vous étiez à Paris, nous nous rencontrerions peut-être une fois toutes les semaines, tout au plus. Il ne faut pas que nos amis viennent ici ; il faut que nous allions les chercher. Jore est (aujourd’hui jeudi) à présent auprès de vous ; je vous prie de lui recommander secret, diligence, et exactitude, et surtout de ne laisser entre les mains d’une famille si exposée aux lettres de cachet, aucun vestige, aucun mot d’écriture ni de vous, ni de moi ; qu’il vous rende exactement tous les manuscrits. Je vais lui envoyer dans peu une édition de Charles XII, corrigée et augmentée, avec les Réponses au sieur de La Motraye.
Il aura aussi Eriphyle ; mais pour celle-là, j’espère la porter moi-même ; je passe ma vie à espérer, comme vous voyez. L’abbé Linant me mande qu’il reviendra bientôt à Paris. Il m’a envoyé de beaux vers alexandrins ; il a
Ingenium………..atque os
Magna sonaturum………… (Hor., liv. I, sat. IV.)
mais, avec ses talents, je le crois paresseux ; je le lui ai dit, je le lui écris ; mais il faudra que je l’aime de tout mon cœur, comme il est.
Si vous voyez Jore, ayez la bonté, je vous prie, de lui dire de m’envoyer les épreuves (2) par la poste, surtout celles où il est question de philosophie et de calcul ; il n’a qu’à les adresser à M. Dubreuil, cloître Saint-Merri, sans mettre mon nom et sans écrire. Adieu, je vous suis attaché, hasta la muerte.
1 – Taisez-vous
2 – Des Lettres Anglaises
à MM. de Sade
Mai
Trio charmant, que je remarque
Parmi ceux qui sont mon appui,
Trio par qui Laure, aujourd’hui,
Revient de la fatale barque,
Vous qui b….. mieux que Pétrarque,
Et rimez aussi bien que lui,
Je ne peux quitter mon étui
Pour le souper où l’on m’embarque ;
Car la cousine de la Parque,
La fièvre au minois catarrheux
A la marche vive, inégale,
A l’œil hagard, au cerveau creux,
De mes jours, compagne infernale,
Me réduit, pauvre, vaporeux,
A la nécessité fatale
D’avaler les juleps affreux
Dont Monsieur Geoffroi me régale,
Tandis que, d’un gosier heureux,
Vous humez la liqueur vitale
D’un vin brillant et savoureux.
Pardonnez-moi, messieurs de la trinité. Pardonnez-moi, et plaignez-moi. Vous voulez bien aussi que je vous confie combien je suis fâché de manquer une partie avec M. De Surgères (1), que j’ai chanté fort mal, mais à qui je suis attaché, comme si j’avais fait pour lui les plus beaux vers du monde.
Si M. de Formont, avant de partir, ne vient point me parler un peu de sa douce et charmante philosophie, je vise au transport et je suis un homme perdu.
Buvez, messieurs, soyez gais et bien aimables, car il faut que chacun fasse son métier. Le mien est de vous regretter, de vous être tendrement dévoué, et d’enrager.
1 – La Rochefoucault, marquis de Surgères
à Monsieur Thieriot
1733
J’ai donné aujourd’hui un petit paquet à M. votre frère, qui m’a, au même instant payé avec usure par une de vos lettres (1). Je vois que nous pensons à peu près aux mêmes choses, sans nous être donné le mot. En vérité, cela prouve que nous sommes faits pour vivre ensemble.
Vous devriez venir passer l’hiver prochain à Paris. Je ne m’accoutume pas à une si longue absence. Je vais dire à Formont que vous songez à lui, et que vous l’aimez, quoique vous soyez dans le pays de l’indifférence.
Je crois que vous verrez dans peu le duc de Richelieu, qui va porter ses grâces et ses séductions à Londres. Vous me paraissez trop Anglais pour lui faire votre cour, et de trop bon goût pour être de son avis sur les beaux-arts qu’il entend très mal ; mais il entend à merveille celui de plaire. C’est de tous les arts celui qu’en général les Anglais cultivent le moins, et que M. de Richelieu connaît le plus. Pour vous, vous me plairez infiniment, si vous revenez après m’avoir imprimé. Ecrivez-moi souvent et longuement, si vous m’aimez.
1 – Thieriot était alors à Londres
à Monsieur de Cideville
Ce vendredi, 29 Mai
Mille remerciements, mon cher ami, de vos attentions pour mon Hambourgeois. Il n’y a que ceux qui ont une fortune médiocre qui exercent bien l’hospitalité. Cet étranger doit être bien content de son voyage, s’il vous a vu ; et je vous avoue que je vous l’ai adressé afin qu’il pût dire du bien des Français à Hambourg. Je prie notre ami Formont de lui donner à souper ; il s’en ira charmé.
Ah ! qu’à cet honnête Hambourgeois,
Candide et gauchement courtois
Je porte une secrète envie !
Que je voudrais passer ma vie,
Comme il a passé quelques jours,
Ignoré dans un sûr asile,
Entre Formont et Cideville,
C’est-à-dire avec mes amours !
Que fait cependant le joufflu abbé de Linant ? j’avais adressé mon citadin de Hambourg chez la mère de notre abbé. Ce n’est pas que je regarde le b…… de la ville de Mantes comme une bonne hôtellerie ; il y a longtemps que j’ai dit peu chrétiennement ce que j’en pensais ; mais je voulais qu’il fût mal logé, mal nourri, et qu’il vit l’abbé Linant, que je crois aussi candide que lui, et qui lui aurait tenu bonne compagnie. Quand l’abbé voudra revenir à Paris, je lui louerai un trou près de chez moi, et il sera d’ailleurs le maître de dîner et de souper tous les jours dans ma retraite.
Quand, par hasard, je n’y serai point, il trouvera d’honnêtes gens qui lui feront bonne chère, en mon absence, mais qui ne lui parleront pas tant de vers que moi. J’ai d’ailleurs une espèce d’homme de lettres (1) qui me lit Virgile et Horace tous les soirs, sans trop les entendre, et qui me copie très mal mes vers ; d’ailleurs bon garçon, mais indigne de parler à l’abbé Linant. Je voudrais avoir un autre amanuensis (2) ; mais je n’ose pas renvoyer un homme qui lit du latin.
J’ai fait partir aujourd’hui, à votre adresse, un petit paquet contenant Charles XII, revu, corrigé , et augmenté, avec les Réponses à La Motraye. Vous y trouverez aussi la tragédie d’Eriphyle, que j’ai retravaillée avec beaucoup de soin. Lisez-là, jugez-là, et renvoyez-là par le coche, ou plutôt par l’abbé Linant.
Au lieu de m’envoyer les épreuves sous le nom de Dubreuil, il vaut mieux me les envoyer sous le nom de Demoulin rue du Longèpont, près de la Grève. Je les recevrai plus tôt et plus sûrement.
Je vous demande en grâce que toutes les feuilles des Lettres soient remises en dépôt chez vous ou chez Formont, et qu’aucun exemplaire ne paraisse dans le public que quand je croirai le temps favorable.
Il faudra que Jore m’en fasse d’abord tenir cinquante exemplaires. A l’égard de Charles XII, il peut en tirer sept cent cinquante, et m’en donner deux cent cinquante pour ma peine.
Il m’avait promis de m’envoyer la Henriade ; il n’y en a plus chez les libraires : ayez la bonté, je vous prie, de lui mander qu’il la fasse partir sans délai.
Je vous demanderais bien pardon de tant d’importunités, si je ne vous aimais pas autant que je vous aime. V.
1 – Nommé Céran
2 – Secrétaire
à Monsieur de Mairan
Ce mardi… Mai 1733
Le goût extrême que vous avez pour la vérité, monsieur, est bien sensible à un homme qui l’aime autant que moi. Je vous remercie de tout mon cœur des peines que vous voulez bien prendre pour me la faire trouver. Je me flatte que vous voudrez bien quelque jour m’aider à la chercher, lorsque je me serai rendu à ma chère physique, que j’abandonne lâchement pour la poésie.
Je suis assez embarrassé entre Perrault et Levau (1). J’ai consulté Mariette, qui est aussi indécis que moi, malgré l’inscription de son estampe. Je prendrai le parti de ne point décider. (2) MM. Perrault et Levau ne sont pas les seuls qui se disputent de belles inventions : les Leibnitz et les Newton, les Leuwenhoek et les Hartsocker, les Roberval et les Torricelli, et tant d’autres ont eu des procès qu’on été bien longtemps à juger. Il me semble qu’il n’y a guère de gloire qu’on ne se dispute ; et moi je dispute à tous ceux qui ont le bonheur de vous connaître, le plaisir et la justice de vous aimer et de vous estimer davantage.
C’est avec ces sentiments que je compte être toute ma vie, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Premier architecte de Louis XIV. Les ennemis de Perrault lui attribuèrent les dessins du Louvre.
2 – Voltaire, en effet, ne se prononça pas pour l’un des deux dans son Temple du Goût.