CORRESPONDANCE - Année 1733 - Partie 2

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Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

25 mars

 

Autre nouvelle ; le Temple du Goût devient d’une petite chapelle une cathédrale. Ce ne sont plus des corrections que je comptais envoyer pour en faire des cartons, c’est un Temple tout nouveau. Ainsi il faudrait que Jore bâtit tout à neuf. Qu’il fasse donc ce qu’il lui plaira ; mais, surtout, qu’il ne montre jamais de mes lettres à personne. Que je suis fâché de n’avoir pas deux têtes et deux mains droites et de ne vous point écrire tout ce que je fais, à mesure que je travaille ! Je suis toujours en mal d’enfant, et je voudrais vous avoir pour accoucheur. J’ai montré à Formont  le nouveau Temple ; il en est beaucoup plus content que du premier. Et in triduo illud reœdificabo. (1)

 

Adieu, mon tendre ami.

 

 

1 – Saint-Mathieu, ch. XXXVI, V. 61.

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

2 Avril

 

Je n’ai que le temps de vous dire que vous avez raison ; que in triduo illud reœdificabo ; que je me flatte que vous serez content ; que je ferai tout ce que Jore désire, et tout ce dont je serai le maître ; et qu’il brûle son édition. Vous aurez incessamment un gros volume, au lieu d’une épître laconique.

 

Je vous aime autant que je vous écris peu.

 

 

 

 

à Monsieur de Moncrif

10 Avril

 

Il m’est absolument impossible de sortir. Ma santé est dans un état qui ferait pitié, même à Marivaux le métaphysique, ou à Rousseau le cynique. Oserais-je vous supplier de demander à S.A.S monseigneur le comte de Clermont s’il permettra que son nom se trouve dans le Temple du Goût, en cas que l’on donne de mon aveu une édition de cette bagatelle ? Je n’ose prendre la liberté d’écrire à S.A.S sur une pièce qui a trouvé tant de contradicteurs ; mais si vous voulez bien me faire savoir ses intentions, j’attendrai ses ordres avant de rien faire. Son nom est déjà si cher aux beaux-arts qu’il ne lui appartient plus ; il est à nous, mais je n’oserais jamais en faire usage sans son aveu. Je vous supplie de lui faire la cour d’un pauvre malade.

 

Adieu ; je m’intéresse au succès du ballet comme vous-même ! Comptez que je vous aime de tout mon cœur.

 

 

 

 

à Monsieur de Moncrif

 

 

On a montré le Temple du Goût, tel qu’il est, à M. le Garde des Sceaux et on a jugé qu’on pouvait en avoir non seulement une permission tacite, mais un privilège, n’y ayant rien qui blesse l’Etat, la religion, ni les mœurs. M. l’abbé de Rothelin (1) qui a bien voulu me donner tous les jours ses conseils sur cet ouvrage, et qui le protège, a cru que M. de Crébillon, qui n’est pas maltraité dans le Temple, en serait un juge favorable. Je lui ai fait tenir le manuscrit par monsieur son fils.

 

Je vous prie, mon cher ami, de vouloir bien lire à monseigneur le comte de Clermont l’endroit qui le regarde. J’userai de la même précaution avec M. Le prince de Conti. Je vous prie aussi de vouloir bien parler à M. de Crébillon, afin qu’il est la bonté de rapporter promptement mon affaire. Si la petite drôlerie (2) réussit, comme je n’en doute nullement, permettez-moi d’en dire un petit mot.

 

 

1 – Membre de l’Académie Française, qui figure dans le Temple du Goût.

 

2 – Le ballet de Moncrif.

 

 

 

 

 

à Monsieur de Moncrif

11 Avril

 

Du dieu du Goût j’ai le temple poilu

Du dieu d’amour vous ornerez l’Empire,

Car vous avez mentule, plume et lyre ;

Vous savez f…, aimer, chanter, écrire.

Moi je n’ai rien qu’un talent mal voulu,

Honni des sots, et qu’on prend pour satire

Donc je verrai mon Temple vermoulu.

Vous, vous serez baisé, fredonné, lu,

Claqué surtout, heureux comme un élu ;

Et moi sifflé ; mais je ne fais qu’en rire.

 

            Du milieu de votre Empire rendez-moi un bon office, s’il vous plaît. Ce grand lévrier de Crébillon fils a envoyé à son singulier père ce misérable Temple pour être lu et approuvé. On prétend qu’on l’a remis ès mains d’une vieille muse, qui est la gouvernante de M. de Crébillon ; et cette vieille a dit qu’elle ferait tenir le paquet à Bercy. Mais, si vous ne daignez vous en faire informer par vos gens, le Temple du Goût ira à tous les diables. Ce n’est pas encore tout, car ils disent que M. de Crébillon laissera manger mon Temple par ses chats (1) et qu’il sera longtemps sans le lire ; et il fera bien, car il vaut mieux qu’il achève Catilina, que de perdre son temps à lire mes guenilles. Cependant, si vous vouliez un peu le presser, il aurait du temps pour lire mon Temple et pour achever son divin Catilina. Ecrivez-lui donc un petit mot, mon aimable Quin-Mon. Je vous souhaite, et à Lulli-Brasse (2), tout le plaisir que nous aurons mardi. Je ne sortirai que ce jour-là, et je serai à midi au parterre. I love you with all my heart.

 

 

1 – On sait le goût de Crébillon pour les chats, et l’on sait aussi que Moncrif est l’auteur d’une Histoire des chats.

 

 

2 – C’est-à-dire Quinault-Moncrif, et Lulli-Brassac. Brassac est l’auteur de la musique du Ballet.

 

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

12 Avril

 

            Ce Temple du Goût, cet amas de pierres de scandale, est tellement devenu un nouvel édifice, qu’il n’y a pas deux pans de muraille de l’ancien. Ceux qui l’ont pris sous leur protection veulent qu’on l’imprime avec privilège, et qu’il soit affiché dans Paris, afin de fermer la bouche aux malins faiseurs d’interprétation. Il est accompagné d’une Lettre en forme de préface ; on y pourrait joindre le Temple de l’Amitié, avec quelques pièces fugitives ; et Jore pourrait s’en charger.

 

            A l’égard des Lettres Anglaises, je vous prie, mon cher ami, de me mander si Jore y travaille. On a fait marché, à Londres, avec ce pauvre Thieriot, à condition que les Lettres ne paraîtraient pas en France, pendant la première chaleur du débit à Londres et à Amsterdam. Il a même été obligé de donner caution. Ainsi quelle honte pour lui et pour moi, si le malheur voulait qu’on en pût voir une feuille en ce pays-ci avant le temps ! Je crois vous avoir mandé qu’Adélaïde du Guesclin est dans son cadre. Il ne s’agit plus que de la transcrire pour vous l’envoyer. Voici bien de la besogne. Nous avons encore l’Histoire de Charles XII, que Jore veut réimprimer. J’ai écrit en Hollande qu’on m’envoyât un exemplaire par la poste ; mais je ne l’ai pas encore reçu. Si Jore avait quelques correspondants plus exacts, il pourrait en faire venir un en droiture ; sinon je lui ferai tenir les corrections et additions, avec les Réponses à La Motraye.

 

            J’ai bien envie de venir faire un petit tour à Rouen, et de raisonner de tout cela avec vous. Voici le temps

 

Où les zéphirs de leurs chaudes haleines

Ont fondu l’écorce des eaux.

                                                     (J.-B. Rousseau, liv. III.)

 

            Quel plaisir de vous lire Adélaïde et même Eriphylle, revue et corrigée ! J’entends quel plaisir pour moi, car, de votre côté, ce sera complaisance.

 

            Je n’ai encore montré qu’un acte à Formont. Il m’a parlé de votre idée anacréontique (1). Vous savez que l’exécution seule décide du mérite du sujet. On peut bien conseiller sur la manière de traiter une pièce, mais non pas sur le fond de la chose. C’est à l’auteur à se sentir.

 

………. Cui lecta potenter érit res,

Nec facundia deseret hune, nec lucidus ordo.

 

            Vale ; je vous aime de tout mon cœur.

 

 

1 – Anacréon, pièce lyrique de Cideville.

 

 

 

 

 

à Monsieur de Moncrif

 

            Mon cher ami, le père de Rhadamiste m’a rogné un peu les ongles ; mais il m’en reste encore assez. Voici un petit billet que je vous prie de lui faire tenir, pour le remercier. Pour vous, je ne vous remercie plus. Je compte vous voir demain à la répétition. Il sera bon que nous ayons des amis dans le parterre pour faire taire les malins, et pour éclairer les sots qui ne verraient que l’air de ressemblance d’Issé, et qui fermeraient les yeux sur la manière différente et nécessaire dont cela est amené. Si nous passons heureusement cet écueil, je compte sur un très grand succès.

 

Je crois que vous songerez à faire habiller différemment M. le génie quand il redeviendra Alcidon.

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

12 Avril

 

            Mon cher ami, si Jore croit que le retardement de l’impression (1) lui porterait préjudice, qu’il imprime donc ; mais qu’il songe que, s’il en paraissait un seul exemplaire avant l’édition de Londres, Thieriot, à qui je veux faire plaisir, n’aurait que des sujets de se plaindre ; et le bienfait deviendrait une injure. La honte m’en demeurerait tout entière, et je ne m’en consolerais jamais.

 

Je viens de faire des additions au Temple du Goût, avec une petite dissertation qu’on imprime ici, pour la seconde édition. J’enverrai demain le tout à Jore, qu’il se hâte de l’imprimer. Ayez donc la bonté de lui dire qu’il mettre troisième édition à la tête de ce petit livre. S’il n’en a pas tiré une trop grande quantité, il en trouvera le débit promptement, surtout dans les provinces.

 

J’aimerais mieux :

Vrai, solide, heureux dans son tout.

Que

Solide, élégant . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

            Je voudrais mériter vos vers aimables ; et, si vous avez la bonté d’en orner la troisième édition.

 

Sublimi feriam sidera vertice.

Vale et Ama

1 – Des Lettres Anglaises

 

 

 

 

à Monsieur de Moncrif

Paris, 15 Avril 1733

 

            Il n’y a que vous au monde qui soyez capable de penser aux affaires des autres, au milieu de tant d’occupations ; comptez que j’en suis pénétré de reconnaissance. Hier l’opéra alla fort bien. J’allai sur la fin savoir comment les choses s’étaient passées, et j’appris de fort bonnes nouvelles. Le public s’attend aux changements du troisième acte. Mais il faudra une musique bien vive et bien saillante. Je ne dois avoir de crédit sur l’esprit de M. le Chevalier de B*** (1) que par mon tendre dévouement pour lui. Je ne suis point connaisseur en musique. J’oserai prier notre aimable chevalier, au nom de ce même public, de joindre un peu de vivacité et de fracas à la douceur, aux grâces, à la galanterie de sa musique. Si le troisième acte fait l’effet brillant qu’il doit faire, j’espère cinquante représentations. Ah ! Quel plaisir, quand nous aurons confondu les sots et les malins. Je suis dans cette espérance, le plus zélé et le plus tendre de vos serviteurs.

 

 

1 – Brassac, le musicien

 

 

 

 

à Monsieur de Moncrif

1733

 

            Je suppose, mon cher ami, que M. de Crébillon a montré à son altesse sérénissime l’endroit qui le regarde dans ce maudit Temple du Goût. Vous m’avez écrit que votre adorable maître permettait que le dieu du Goût le remerciât, en un petit quatrain, de la protection qu’il donne aux beaux arts. Ce sont précisément les mêmes vers qui étaient dans le premier Temple. Ayez la bonté, je vous prie, de présenter ma très humble requête à votre charmant prince. Je n’ose lui demander en face la permission de le louer. Je le respecte trop pour cela. Vale.

 

L’opéra va à merveille. Vous aurez, je crois, un très grand succès. Je m’y intéresse comme si j’en étais l’auteur.

 

            Je vous en prie, mandez à votre ami les intentions de son altesse sérinissime.

 

 

 

 

à Monsieur de Moncrif

 

 

D’un prince aimable aimable secrétaire,

Vous qui savez parler, écrire et plaire,

 

 

tâchez de venir demain à notre grand dimanche (1) et que le protecteur des arts, et des muses, et des plaisirs, honore cette orgie de sa présence. De plus, nous avons élu M. le Comte de Lassay à la place de M. de Morville (2).

 

Il faudrait qu’il vînt prendre séance demain, et que son altesse royale l’amenât. Voilà la négociation qu’on vous propose. Il s’agit que son altesse le mande à M. de Lassay. Mais surtout, venez ; car vous êtes désiré comme votre prince.

 

 

1 – Jour de Mme de Fontaine-Martel

 

2 – Ministre et académicien, mort en 1732

 

 

 

 

 

à Monsieur de Cideville

Ce mardi 21 Avril

 

 

            Voici au net et en bref, ma situation, mon très cher ami. On a tant clabaudé contre le Temple du Goût, que ceux qui s’y intéresse ont pris le parti de le faire imprimer, avec approbation et privilège, sous les yeux de M. Rouillé, qui verra les feuilles ; ainsi, Jore ne peut être chargé de cette impression.

 

            Mais voici de quoi il peut se charger : 1° des Lettres Anglaises qu’on a commencé à imprimer à Londres, à trois mille exemplaires, et dont il faut qu’il tire ici deux mille cinq cents ; car nous ne pouvons aller en rien aussi loin que les Anglais.

 

2° d’Eriphyle, que j’ai retravaillé, et dont on demande à force une édition.

3° du Roi de Suède, revu, corrigé, et augmenté, avec la réponse au Sieur de La Motraye.

 

Il faudrait aussi qu’il me donnât une réponse positive au sujet de la Henriade ; car il n’y en a plus du tout à Paris. M. Rouillé ferme les yeux sur l’entrée et le débit de la Henriade, mais il ne peut, à ce qu’il dit, en permettre juridiquement l’entrée. C’est donc à Jore à voir s’il veut s’en charger pour son compte, ou me la faire tenir incessamment chez moi comme il me l’avait promis. Je vous prie de lui lire tous ces articles, et de vouloir bien me mander sa réponse positive sur tout cela. Voilà pour tout ce qui regarde notre féal ami Jore.

 

Vous avez perdu votre archevêque (1), mon cher ami ; vous en êtes sans doute bien fâché pour son neveu, qui va être réduit à faire sa fortune tout seul. Vous n’aurez un archevêque de plus de dix mois, le très sage cardinal de Fleury voudra que ce roi jouisse de l’anate aussi longtemps que faire se pourra. Mais, quoique votre ville soit privée si longtemps d’un pasteur, cela ne m’empêcherait point du tout de venir y philosopher et poétiser avec vous une partie de l’été. Je vais m’arranger pour cela. Ma santé est affreuse ; mais un petit voyage ne l’altèrera pas davantage, et je souffrirai moins auprès de vous. Je vous jure, mon cher ami, si je ne peux exécuter cette charmante idée, c’est que la chose sera impossible. Savez-vous bien que j’ai en tête un opéra (2) et que nous nous y amuserions ensemble, pendant qu’on imprimerait Charles XII et Eriphyle.

 

Notre ami Formont ne serait peut-être pas des nôtres ; il a bien l’air de rester longtemps à Paris, car il y est reçu et fêté à peu près comme vous le serez, quand vous y viendrez. J’ai peur qu’il ne vous ait mandé bien du mal de l’opéra du chevalier de Brassac ; nous le raccommodons à force, et j’espère vous en dire beaucoup de bien au premier jour. J’ai toujours grande opinion du vôtre, et je compte que vous l’achèverez, quand nous nous verrons à Rouen. Vale.

 

 

1 – Lavergne de Tressan, oncle du comte de Tressan

 

2 – Tanis et Zélide

 

 

 

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