CORRESPONDANCE : Année 1729-30 - Partie 17
Photo de PAPAPOUSS
à M. Thieriot
A l’Empereur, rue du Roulé, à Paris
1729.
Je pars samedi matin (1). Je vous demande la permission d’emporter le père Lelong (2), qui me sera très nécessaire pour m’indiquer à mesure les livres dont j’aurai besoin, et que je ferai venir de Paris. J’écris à M. Bernard, maître des requêtes, pour obtenir qu’on me prête les Généralités de M. Boulainvilliers. Mais je ne sais pas seulement s’il s’appelle Bernard, si on lui écrit sous ce nom ; ayez donc la bonté de mettre le dessus, et de m’obtenir une réponse très prompte et très favorable.
Souvenez-vous donc du catalogue que vous m’avez promis. Je vous demande au nom de l’amitié de m’écrire souvent, et de joindre à toutes les bonnes qualités qui m’ont attaché à vous celle d’un correspondant un peu exact. − Farewell, my friend.
1 – Voltaire, rentré en France, vivait caché à Saint-Germain, et venait de temps à autre passer quelques jours à Paris. (G.A.)
2 – Auteur de la Bibliothèque historique de France, en latin. (G.A.)
à M. Thieriot
Chez M. de Nocé, Cloître Saint-Germain-L’Auxerrois.
A huit heures du matin, 4 Avril 1729.
J’ai, mon cher Thieriot, quelque chose de conséquence à vous communiquer. Je vous attends chez Germain Cassegrain, dit du Breuil, rue et cloître Saint-Médéric, à moins que vous ne vouliez me donner un autre rendez-vous. Je mène la vie d’un rose-croix, toujours ambulant et toujours caché, mais ne prétendant point à sagesse. Quanquam ô (1) !
1 – On lit dans toutes les éditions à la suite de ce billet : Farewell, tell M. Nocei, thank him heartilly for his opera ; and whip the lady Liset for her foolish sauciness : in case she has a pretty arse, forgive her. C’est-à-dire : « Adieu, dites à M. Nocei que je lui fais beaucoup de remerciements de son opéra, et fouettez mademoiselle Lisette pour sa petite impertinence ; mais si le cul est joli, pardonnez-lui. (G.A.)
à M. Thieriot
Die Jovis, quem barbari Galli nuncupant jeudi, 7 Avril 1729.
Je ne peux pas résister davantage à vos remontrances, à celles de M. de Richelieu et de M. Pallu. Puis donc que vous voulez tous que je sois ici avec un warrant signé Louis, « go to Saint-Germain ; I write to the vizier Maurepas, in order to ghet leave to drag my chain in Paris (1) ».
1 – « Allez à Saint-Germain ; j’écris au vizir Maurepas pour qu’il me laisse traîner ma chaîne à Paris. » (G.A.)
à M. Thieriot
Avril 1729.
Mon cher Thieriot, vous me faites songer à mes intérêts, que j’ai trop négligés. J’avoue que j’ai eu tort de tout abandonner comme j’ai fait. Je me souviens que Marc-Tulle Cicéron, dans ses bavarderies éloquentes, dit quelque part : Turpe est rem suam deserere. Muni donc du sentiment d’un ancien, et rendu à la raison par vos remontrances, je vous envoie la patente de la pension que me fait la reine ; il est juste qu’elle m’en daigne faire payer quelques années, puisque monsieur son mari m’a ôté mes rentes, contre le droit des gens. La difficulté n’est plus que de faire présenter à la reine un placet ; je ne sais ni à qui il faut s’adresser, ni qui paie les pensions de cette nature. Je soupçonne seulement que M. Brossoré, secrétaire des commandements, a quelque voix au chapitre ; mais je lui suis inconnu. Je crois que M. Pallu est de ses amis, et pourrait lui parler.
Mais, mon cher Thieriot, les obligations que j’ai à M. Pallu me rendent timide avec lui. Irai-je encore importuner, pour des grâces nouvelles, un homme qui ne devrait recevoir de moi que des remerciements ? La vivacité avec laquelle il s’intéresse à ma malheureuse affaire (1) ne sortira jamais de mon cœur. Cependant j’ai été trois ans sans lui écrire, comme à tout le reste du monde. On n’a pu arracher de moi que des lettres pour des affaires indispensables. Je me suis condamné moi-même à me priver de la plus douce consolation que je puisse recevoir, c’est-à-dire du commerce de ceux qui avaient quelque amitié pour moi.
Ma misère m’aigrit, et me rend plus farouche. Irai-je donc, après trois ans de silence, importuner, pour une pension, des personnes à qui je suis déjà si redevable ?
C’est à vous, mon cher enfant, à conduire cette affaire comme vous le jugerez convenable. Je vous remets entre les mains des intérêts que j’aurais entièrement oubliés sans vous.
Si vous savez des nouvelles de M. de Maisons, de M. de Pont de Veyle, de M. Berthier, de M. de Brancas, mandez-moi comment ils se portent. C’est toujours une consolation pour moi de savoir que les personnes que j’honore le plus sont en bonne santé.
Surtout, quand vous verrez M. Pallu, assurez-le que ma reconnaissance n’en est pas moins vive pour être muette.
Vos Mémoires de Mademoiselle (2) ne font pas d’honneur au style des princesses. Adieu.
1 – Avec le chevalier de Rohan-Chabot. (K.)
2 – Les Mémoires de mademoiselle de Montpensier avaient paru en 1728. (G.A.)
à M. Thieriot
Chez M. de Nocé, Cloître Saint-Germain-L’Auxerrois.
Dimanche 8 Mai 1729.
Mon cher Thieriot, je vous renvoie Quinte-Curce et les Diètes de Pologne ; je demande les deux autres tomes de la Géographie (1). Si vous pouviez me dénicher quelques bons mémoires touchant la topographie de l’Ukraine et de la petite Tartarie, ce serait une bonne affaire.
Je vous ai manqué ces jours-ci. Je suis obligé d’aller ce soir, à cinq heures, chez madame la duchesse du Maine. Voyez si vous pouvez me donner un rendez-vous au sortir de chez elle.
1 – Voltaire travaillait à son Charles XII. (G.A.)
à M. Thieriot
A … 15 Mai 1729.
Mon cher Thieriot, en vous remerciant de vos cartes, non cartes de piquet, mais bien de Tartarie. Si vous pouvez joindre à cela une très ample, très détaillée et très correcte mappemonde, vous m’obligerez beaucoup. Vous m’avez parlé aussi d’une histoire de Pierre-le-Grand ; si vous me dénichez cela, vous serez plus que jamais animœ dimidium meœ. Adieu, Caillette, suivant opéra et bégueule (1), je vous aime de tout mon cœur.
1 – Thieriot était alors l’amant de mademoiselle Sallé. (G.A.)
à M. Thieriot
Voltaire est homme d’honneur et de parole, s’il n’est pas homme de plaisir. Il ne pourra pas se mettre à table, mais il arrivera sur la fin de votre orgie, lui deuxième avec ce fou de Charles XII. Vale, amice, omnium leporum judex exquisite. Sunday morning.
à M. Thieriot
Décembre.
Vous êtes prié, demain jeudi, de venir dîner dans mon trou (1). Je fais demain le rôle de Ragolin. Je donne à dîner aux comédiens, et je récite mes vers. Vous trouverez des choses nouvelles dans Brutus, qu’il faut que vous entendiez. D’ailleurs il n’est pas mal que vous buviez, with those who gave you your entrance free.
M. de La Faye, que je rencontrai ces jours passés à la comédie, me dit qu’il voulait bien en être. J’ai donné une lettre au porteur pour lui ; mais je ne sais pas son adresse : je vous prie de l’écrire.
1 – Rue Traversière-Saint-Honoré, dans une maison appartenant au conseiller M. de Mayenville. (G.A.)
à M. Thieriot
Fin Décembre 1729.
Mon cher ami, je vous dis d’abord que j’ai retiré Brutus. On m’a assuré de tant de côtés que M. de Crébillon avait été trouver M. de Chabot, et avait fait le complot de faire tomber Brutus, que je ne veux pas leur en donner le plaisir. D’ailleurs je ne crois pas la pièce digne du public ; ainsi, mon ami, si vous avez retenu des loges, envoyez chercher votre argent.
M. Josse, qui vous rendra ce billet, imprime actuellement le Bélier, de feu M. Hamilton. Il voudrait avoir quelques pièces fugitives du même auteur. Si vous en avez quelques-unes, vous me ferez plaisir de les communiquer.
J’ai montré vos papiers à M. de Maisons ; il dit qu’il faut qu’il vous parle. Je ne sais point de pays où les bagatelles soient si importantes qu’en France. Adieu, mon cher enfant, Vale.
à M. le président Hénault (1)
1729.
O vous ! l’un des meilleurs suppôts
Du dieu que le buveur adore,
Vous qu’Amour doit compter encore
Au rang de ses zélés dévots ;
Hénault, convive infatigable,
Que j’aime ta vivacité,
Et ce tour d’esprit agréable,
Qui font goûter la volupté ;
Lorsque versant à pleines tasses,
Vous répétez le soir à tous vos auditeurs
Ces contes, ces chansons, ces discours enchanteurs,
Dictés le matin par les Grâces !
Depuis mon départ de Paris, que je fis assez solennellement en buvant à votre santé, j’ai cru qu’il était inutile de vous écrire que je m’ennuie beaucoup en ce séjour, et que j’y étais arrivé en assez mauvais état. Deux amis m’emballèrent à minuit, sans avoir soupé, dans une chaise de poste ; et après avoir couru pendant deux nuits pour aller prendre des actions, nous entrâmes dans la Lorraine (2), par la route de Metz, qui est un pays d’un très petit commerce, fort ingrat, et très peu peuplé :
Car, après de fort longues plaines,
L’on atteint des petits hameaux,
Et quelques huttes fort vilaines,
Faites de planches de bateaux.
Là de modernes Diogènes,
Dans leurs futailles de tonneaux,
Vivant de pain d’orge et de faînes,
Se croient exempts de tous maux
Quand ils sont exempts de travaux.
Jugez, mon cher monsieur, de la bonne chère avec laquelle nous fûmes régalés par ces coquins, qui préfèrent leur oiseuse stupidité aux commodités qu’un peu de peine et d’industrie fournit à nous autres Français. Une pareille misère ne me fit pas augurer en faveur des actions ; et comme j’étais fort mal en arrivant à Nancy, je remis à deux ou trois jours pour souscrire. Nous trouvâmes à l’hôtel de la compagnie du commerce plusieurs bourgeois et quelques docteurs qui nous dirent que son altesse royale (3) avait défendu très expressément de donner des actions à tous les étrangers, et nous raillèrent en disant dans leur patois lorrain :
Vous voulez être nos confrères,
Messieurs, soyez les bien venus ;
Vous êtes des actionnaires
Dépouillés de vos revenus :
Sans doute avec quelques pistoles,
Que vous avez pour tout débris,
Vous venez exprès de Paris
Pour emporter nos léopoles.
En effet, ils disaient la vérité, et malgré leur turlupinade, après de pressentes sollicitations, ils me laissèrent souscrire pour cinquante actions, qui me furent délivrées huit jours après, à cause de l’heureuse conformité de mon nom avec celui d’un gentilhomme de son altesse royale (4) ; car aucun étranger n’en a pu avoir. J’ai profité de la demande de ce papier assez promptement ; j’ai triplé mon or, et dans peu j’espère jouir de mes doublons avec gens comme vous. Faites-en part à ceux que vous croyez s’intéresser à ce qui me regarde.
Salut au bon père Finot,
A qui vous lirez ma légende,
A Faucheur, Douville, en un mot,
A toute la bachique bande :
Pour l’aimable et galant de Trois,
Qui me réduit presque aux abois,
Quand il exerce sa critique,
Dites-lui donc, quand quelquefois,
Après réplique sur réplique,
Sans savoir bonnement pourquoi,
Je m’emporte et je me lutine,
Pour Dieu, qu’il ait pitié de moi
Et de ma petite poitrine.
A l’égard de l’illustre papa Gueton, avec qui l’esprit et la santé ont fait un traité de société inaltérable, on peut fort bien lui appliquer, sans que la comparaison cloche,
Ce qu’on disait de Desbarreaux,
Que les anciens ni les nouveaux
N’ont encore jamais vu naître
Homme qui sût si bien connaître
La nature des bons morceaux.
Vous pouvez lui dire, comme une chose de son ressort et à laquelle il s’intéresse, que de Bourgogne et des autres pays vignobles
Nouvelle nous est arrivée
Que nous avons pleine vinée ;
Mais que Bacchus, dans ces beaux lieux,
Par de trop fréquentes rosées,
Avait ses tonnes épuisées ;
Qu’ainsi je crois que pour le mieux
Il faut se préparer sans peine,
En ménageant votre vin vieux,
A goûter celui de Surêne.
1 – Cette lettre est de 1729, mais nous ne savons de quel mois. (G.A.)
2 – La Lorraine n’était pas encore française. (G.A.)
3 – Léopold, duc de Lorraine, ou son fils François qui lui succéda cette même année. (G.A.)
4 – M. Desnoiresterres suppose qu’il s’appelait Haroué, nom d’un marquisat lorrain. (G.A.)
Au Père Porée (1)
Paris, 7 Janvier 1730.
Je vous envoie, mon cher Père, la nouvelle édition qu’on vient de faire de la tragédie d’Œdipe. J’ai eu soin d’effacer, autant que je l’ai pu, les couleurs fades d’un amour déplacé, que j’avais mêlées malgré moi aux traits mâles et terribles que ce sujet exige.
Je veux d’abord que vous sachiez, pour ma justification, que, tout jeune que j’étais quand je fis l’Œdipe, je le composai à peu près tel que vous le voyez aujourd’hui : j’étais plein de la lecture des anciens et de vos leçons, et je connaissais fort peu le théâtre de Paris ; je travaillai à peu près comme si j’avais été à Athènes. Je consultai M. Dacier (2), qui était du pays ; il me conseilla de mettre un chœur dans toutes les scènes, à la manière des Grecs : c’était me conseiller de me promener dans Paris avec la robe de Platon. J’eus bien de la peine seulement à obtenir que les comédiens de Paris voulussent exécuter les chœurs qui paraissent trois ou quatre fois dans la pièce ; j’en eus bien davantage à faire recevoir une tragédie presque sans amour. Les comédiennes se moquèrent de moi quand elles virent qu’il n’y avait point de rôle pour l’amoureuse. On trouva la scène de la double confidence entre Œdipe et Jocaste, tirée en partie de Sophocle, tout à fait insipide. En un mot, les acteurs, qui étaient dans ce temps-là petits-maîtres et grands seigneurs, refusèrent de représenter l’ouvrage.
J’étais extrêmement jeune ; je crus qu’ils avaient raison : je gâtai ma pièce, pour leur plaire, en affadissant par des sentiments de tendresse un sujet qui le comporte si peu. Quand on vit un peu d’amour, on fut moins mécontent de moi ; mais on ne voulut point du tout de cette grande scène entre Jocaste et Œdipe : on se moqua de Sophocle et de son imitateur. Je tins bon ; je dis mes raisons, j’employai des amis ; enfin ce ne fut qu’à force de protections que j’obtins qu’on jouerait Œdipe.
Il y avait un acteur, nommé Quinault (Dufresne), qui dit tout haut que, pour me punir de mon opiniâtreté, il fallait jouer la pièce telle qu’elle était, avec ce mauvais quatrième acte tiré du grec. On me regardait d’ailleurs comme un téméraire d’oser traiter un sujet où Pierre Corneille avait si bien réussi. On trouvait alors l’Œdipe de Corneille excellent : je le trouvais un fort mauvais ouvrage, et je n’osais le dire ; je ne le dis enfin qu’au bout de dix ans, quand tout le monde est de mon avis.
Il faut souvent bien du temps pour que justice soit rendue : on l’a fait un peu plus tôt aux deux Œdipes (3) de M. de La Motte. Le révérend Père de Tournemine a dû vous communiquer la petite préface dans laquelle je lui livre bataille. M. de la Motte a bien de l’esprit : il est un peu comme cet athlète grec qui, quand il était terrassé, prouvait qu’il avait le dessus.
Je ne suis de son avis sur rien : mais vous m’avez appris à faire une guerre d’honnête homme. J’écris avec tant de civilité contre lui, que je l’ai demandé lui-même pour examinateur de cette préface, où je tâche de lui prouver son tort à chaque ligne ; et il a lui-même approuvé ma petite dissertation polémique. Voilà comme les gens de lettres devraient se combattre ; voilà comme ils en useraient s’ils avaient été à votre école ; mais ils sont d’ordinaire plus mordants que des avocats, et plus emportés que des jansénistes. Les lettres humaines sont devenues très inhumaines ; on injurie, on cabale, on calomnie, on fait des couplets. Il est plaisant qu’il soit permis de dire aux gens par écrit ce qu’on n’oserait pas leur dire en face ! Vous m’avez appris, mon cher Père, à fuir ces bassesses, et à savoir vivre comme à savoir écrire,
Les Muses, filles du Ciel,
Sont des sœurs sans jalousie :
Elles vivent d’ambroisie,
Et non d’absinthe et de fiel ;
Et quand Jupiter appelle
Leur assemblée immortelle
Aux fêtes qu’il donne aux dieux,
Il défend que le Satyre
Trouble les sons de leur lyre
Par ses sons audacieux.
Adieu, mon cher et révérend Père : je suis pour jamais à vous et aux vôtres, avec la tendre reconnaissance que je vous dois, et que ceux qui ont été élevés par vous ne conservent pas toujours, etc.
1 – Cette lettre est ordinairement imprimée en tête d’Œdipe. Elle parut en 1748 dans l’édition de Dresde. (G.A.)
2 – Ce savant helléniste était de la société de la duchesse du Maine. (G.A.)
3 – L’un était en prose et l’autre en vers. (G.A.)
à M. Thieriot
Novembre 1730.
. . . . . . . Lectori me credere malim,
Quam spectatoris fastidia ferre superbi.
(HOR., lib. II, epist. I.)
Je vous envoie la Henriade, mon cher ami, avec plus de confiance que je ne vais donner Brutus. Je suis bien malade ; je crois que c’est de peur.
Je vous envoie aussi une cargaison de lettres, dont je prie mademoiselle Sallé (1) de vouloir bien se charger. Toutes les autres qu’elle a eues sont des lettres de recommandation ; mais, pour moi, je la prie de me recommander, et je n’ai point trouvé de meilleur expédient, pour faire ressouvenir les Anglais de moi, que de supplier mademoiselle Sallé de leur rendre mes lettres. Je vous prie cependant de lui dire qu’elle ne manque pas de voix M. Gay (2), dont M. Kich lui apprendra sans doute la demeure. Il faut que M. Gay la présente à la duchesse de Queensbury, qui est sans contredit la personne de Londres la plus capable de leur ameuter une faction considérable. Madame la duchesse de Queensbury n’est pas trop bien à la cour ; mais mademoiselle Sallé est faite pour réunir tous les partis. Madame de Bolingbrock pourra aussi la servir vivement, et surtout auprès de madame de Queensbury. Que ne puis-je être à Londres cet hiver ! Je n’aurais d’autre occupation que d’y servir les grâces et la vertu.
Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Danseuse de l’Opéra, maîtresse de Thieriot. Elle partait pour l’Angleterre. (G.A.)
2 – Fabuliste anglais. Il allait tous les soirs, avec Pope et Swift, chez la duchesse de Queensbury, femme d’une beauté remarquable, dont l’hôtel était à Londres le centre des whigs courtisans, du monde élégant et des beaux esprits. (G.A.)
à Mademoiselle Dangeville (1)
10 Décembre 1730.
Prodige, je vous présente une Henriade ; c’est un ouvrage bien sérieux pour votre âge ; mais qui joue Tullie est capable de lire, et il est bien juste que j’offre mes ouvrages à celle qui les embellit. J’ai pensé mourir cette nuit, et je suis dans un bien triste état ; sans cela, je serais à vos pieds, pour vous remercier de l’honneur que vous me faites aujourd’hui. La pièce est indigne de vous ; mais comptez que vous allez acquérir bien de la gloire en répandant vos grâces sur mon rôle de Tullie. Ce sera à vous qu’on aura l’obligation du succès. Mais pour cela souvenez-vous de ne rien précipiter, d’animer tout, de mêler des soupirs à votre déclamation, de mettre de grands temps. Surtout jouez avec beaucoup d’âme et de force la fin du couplet de votre premier acte. Mettez de la terreur, des sanglots, et de grands temps dans le dernier morceau. Paraissez-y désespérée, et vous allez désespérer vos rivales. Adieu, prodige.
Ne vous découragez pas ; songez que vous avez joué à merveille aux répétitions, qu’il ne vous a manqué hier que d’être hardie. Votre timidité même vous fait honneur. Il faut prendre demain votre revanche. J’ai vu tomber Mariamne, et je l’ai vue se relever.
Au nom de Dieu ! soyez tranquille. Quand même cela n’irait pas bien, qu’importe ? Vous n’avez que quinze ans ; et tout ce qu’on pourra dire, c’est que vous n’êtes pas ce que vous serez un jour. Pour moi, je n’ai que des remerciements à vous faire ; mais, si vous n’avez pas quelque sensibilité pour ma tendre et respectueuse amitié, vous ne jouerez jamais le tragique. Commencez par avoir de l’amitié pour moi, qui vous aime en père, et vous jouerez mon rôle d’une manière intéressante.
Adieu ; il ne tient qu’à vous d’être divine demain (2).
1 – Toutes les éditions donnent cette lettre comme ayant été adressée à mademoiselle Gaussin. C’est une erreur. (G.A.)
2 – On joua Brutus le 11. (G.A.)
à M. de Cideville
A Paris, rue de Vaugirard, ce 12 Décembre 1730.
M. de Voltaire présente ses très humbles respects à M. de Cideville. . . . . . . . . . . et à M.. de Formont. Il leur envoie ces exemplaires de la Henriade. Il aurait l’honneur de leur écrire ; mais il est malade au lit, depuis longtemps.
à M. Thieriot
A Tullie (1), imité de Catulle La Faye.
1730.
Que le public veuille ou non veuille ;
De tous les charmes qu’il accueille
Les tiens sont les plus ravissants.
Mais tu n’es encor que la feuille
Des fruits que promet ton printemps.
O ma Tullie ! avant le temps
Garde-toi bien qu’on ne te cueille.
Je me meurs, mon cher Thieriot ; mais, avant de mourir dans mon lit comme un sot, je viens de changer la dernière scène de Tullie. Recommandez bien à Titus d’en avertir nos seigneurs du parterre.
Mon valet de chambre arrive dans le moment, qui me dit que Tullie a joué comme un ange. Si cela est :
Ma Tullie, il est déjà temps,
Allons, vite que l’on te cueille.
Venez, mon cher ami, me dire des nouvelles.
1 – Mademoiselle Dangeville. (G.A.)
à M. de Cideville
A Paris, ce 10 Janvier 1731.
Je ne l’ai plus, aimable Cideville,
Ce don charmant, ce feu sacré, ce dieu
Qui donne aux vers ce tour tendre et facile
Et qui dictait à la Faye, à Chaulieu,
Conte, dixain, épître, vaudeville.
Las ! mon démon de moi s’est retiré ;
Depuis longtemps il est en Normandie.
Donc quand voudrez, par Phébus inspiré,
Me défier aux combats d’harmonie,
Pour que je sois contre vous préparé,
Renvoyez-moi, s’il vous plaît, mon génie.
Adieu ; comptez toujours sur la plus tendre amitié de l’hypocondre V.