CORRESPONDANCE : Année 1724 - Partie 12
Photo de PAPAPOUSS
à Madame la présidente de Bernières.
A Paris, ce lundi … Août 1724 (1).
Je vis hier dimanche M. d’Argenson (2), dont vous recevrez incessamment une réponse ; mais, en attendant, je vous rendrai compte de ce qu’il m’a dit. M. de La Vieuville est près de conclure le mariage de sa fille avec un homme de robe de Paris, qui est pour sa fille un parti avantageux. M. d’Argenson n’a pas pu, dans ces circonstances, lui proposer une autre affaire. Tout ce que vous pouvez attendre de lui, c’est qu’il parle de M. de Lezeau, en cas que le mariage qui est si avancé vienne à se rompre : mais je vous donne avis que M. de La Vieuville pense, sur le mariage de sa fille, d’une façon à désespérer tous ceux qui y prétendront. Comme il ne veut point pour gendre un homme de cour qui pourrait mépriser sa femme et son beau-père, il ne veut pas non plus d’un fils de famille, à qui on assurerait beaucoup et à qui on donnerait peu en le mariant. Il ne veut donner à sa fille que cent mille écus, valant dix mille livres de rente, et il ne voudra jamais d’un gendre qui, n’apportant d’abord que cinq mille livres de revenu, et ne jouissant en tout avec sa femme que de quinze mille livres, aurait besoin de la mort du beau-père pour vivre à son aise. C’est un homme mal aisé à guérir de ses fantaisies ; cependant s’il se trouve jour à proposer M. de Lezeau, je crois qu’il faudra le faire et qu’on pourrait peut-être engager M. de Lezeau le père à donner à son fils un revenu plus considérable.
Au reste, j’ai très bien fait mon devoir, et, en vantant M. de Lezeau et sa famille, j’ai eu le plaisir de suivre mon inclination et de dire la vérité (3).
Je suis toujours logé dans votre appartement, où j’ai fait tendre un lit. Je n’ai pu encore m’accoutumer au bruit infernal du quai et de la rue ; il m’est impossible d’y dormir, encore moins d’y travailler. Mais j’espère que le plaisir de demeurer avec vous surmontera tout. Je ne sais aucune nouvelle sinon que l’on juge à l’heure que je vous parle deux assassins d’un de ces quatre hommes dont il est parlé dans la commission du Conseil adressée au parlement, pour juger les criminels de la Bastille. Mais je ne crois pas que ces deux assassins aient aucun rapport avec l’affaire de La Jonchère. Ils sont accusés d’avoir tué un charretier, et il n’y a pas d’apparence que ce meurtre ait aucune relation avec celui de Cendrier.
J’ai eu jusqu’à présent beaucoup d’affaires qui m’ont empêché d’aller par le monde vous chercher des nouvelles ; dès qu’il arrivera quelque chose de curieux dans ce pays-ci, vous aurez en moi un gazetier plus exact que l’abbé Desfontaines.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le comte d’Argenson, chancelier du duc d’Orléans. (G.A.)
3 – Les Lezeau étaient alliés à la famille Bernières. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
Je sors de la mort ; j’ai eu huit accès de fièvre dans un malheureux hôtel garni où je me suis logé. M. le duc de Sully sort de chez moi pour m’emmener à Sully ; mais je vous donnerai la préférence, si vous la voulez. J’ai grande envie d’aller raccommoder ma santé et Henri IV chez vous, et d’y passer des jours tranquilles. Mandez-moi si vous n’avez pas grand monde ; car vous savez que je hais la cohue, autant que je vous aime. Je ne sais d’autres nouvelles que la petite-vérole de mademoiselle de Sens et la maladie du roi d’Espagne ; j’attends, des vôtres pour vous aller trouver. Je voulais écrire à l’ami Thieriot, mais je n’en ai pas la force.
à M. Thieriot.
Paris, 24 Août 1724.
Mandez-moi, mon cher ami, si vous avez reçu la lettre que je vous écrivis, il y a huit jours, et si madame de Bernières a reçu celle où je lui rendais compte de mon entrevue avec M. d’Argenson (1). Je viens de vous faire une antichambre à votre appartement ; mais j’ai bien peur de ne pouvoir occuper le mien. J’ai resté huit jours dans la maison, pour voir si je pourrais y travailler le jour et y dormir la nuit, qui sont deux choses sans lesquelles je ne puis vivre ; mais il n’y a pas moyen de dormir ni de penser avec le bruit infernal qu’on y entend ; je me suis obstiné à y rester la huitaine pour m’accoutumer. Cela m’a donné une fièvre double tierce et j’ai été enfin contraint de déguerpir. Je me suis logé dans un hôtel garni, où j’enrage et où je souffre beaucoup. Voilà une situation bien cruelle pour moi ; car assurément je ne veux pas quitter madame de Bernières, et il m’est impossible d’habiter dans sa maudite maison, qui est froide comme le pôle pendant l’hiver, où on sent le fumier comme dans une crèche, et où il y a plus de bruit qu’en enfer. Il est vrai que, pour le seul temps qu’on ne l’habite point, on y a une assez belle vue. Je suis bien fâché d’avoir conseillé à monsieur et à madame de Bernières de faire ce marché-là ; mais ce n’est pas la seule sottise que j’aie faite en ma vie. Je ne sais pas comment tout ceci tournera ; tout ce que je sais, c’est qu’il faut absolument que j’achève mon poème : pour cela il faut un endroit tranquille, et, dans la maison de la rue de Beaune (2), je ne pourrais faire que la description des charrettes et des carrosses. J’ai d’ailleurs une santé plus faible que jamais. Je crains Fontainebleau, Villars, et Sully, pour ma santé et pour Henri IV ; je ne travaillerais point, je mangerais trop, et je perdrais en plaisirs et en complaisances un temps précieux qu’il faut employer à un travail nécessaire et honorable. Après avoir donc bien balancé les circonstances de la situation où je suis, je crois que le meilleur parti serait de revenir à la Rivière, où l’on me permet une grande liberté, et où je serai mille fois plus à mon aise qu’ailleurs. Vous savez combien je suis attaché à la maîtresse de la maison, et combien j’aime à vivre avec vous ; mais je crains que vous n’ayez de la cohue. Mandez-moi donc franchement ce qui en est. Adieu, mon cher ami.
1 – Voyez la lettre à Madame la Présidente de Bernière. du Lundi… Août. (G.A.)
2– L’hôtel Bernières était au coin de la rue de Beaune et du quai des Théatins. (G.A.)
à M. Thieriot.
10 Septembre.
Me voilà quitte entièrement de ma fièvre et de mon hôtel garni. Je suis revenu dans l’hôtel Bernières, où le plaisir d’être votre voisin me soulage un peu du bruit effroyable qu’on y entend. Je partirais bien vite pour la Rivière, si ma santé était bien raffermie ; mais je ne suis pas encore dans un état à entreprendre des voyages par le coche. Peut-être, malgré mon goût pour la Rivière, faudra-t-il que je reste à Paris ; j’y mène une vie plus solitaire qu’à la campagne, et je vous assure que je n’y perds pas mon temps, si pourtant c’est ne le pas perdre que de l’employer sérieusement à faire des vers et d’autres ouvrages aussi frivoles. Je pourrais bien vous trouver quelques pièces de M. de La Fare, qui sont entre les mains de madame sa fille (1) ; mais je ne sais pas comment le bruit court que ses ouvrages et ceux de M. l’abbé de Chaulieu sont sous la presse ; madame de La Fare l’a entendu dire, et en est très fâchée. Vous jugez bien que, si après cela, elle allait voir dans le recueil quelques pièces qu’elle m’aurait confiées, je me brouillerais avec elle, et me donnerais un peu trop la réputation de libraire-imprimeur. Je suis ruiné par les dépenses de mon appartement, et, pour surcroît, on m’a volé une bonne partie de mes meubles ; j’ai trouvé la moitié de nos livres égarés. On m’a pris du linge, des habits, des porcelaines, et on pourrait bien avoir aussi un peu volé madame de Bernières. Voilà ce que c’est que d’avoir un suisse imbécile et intéressé qui tient un cabaret, au lieu d’avoir un portier affectionné. Mandez-moi, je vous en prie, si vous n’avez prêté à personne un tome de la réponse de Jurieu à Maimbourg sur le calvinisme. C’est un de nos livres perdus que je regrette le plus, attendu le bien qu’on y dit de la cour de Rome. La solitude où je vis fait que je ne vous manderai pas de grandes nouvelles. J’entends dire seulement par ma fenêtre que le roi d’Espagne est mort de la petite-vérole (2). Cela ne changera rien aux affaires de l’Europe, mais beaucoup aux siennes. Devenez bien savant dans l’histoire, vous me donnerez de l’émulation, et je vous suivrai dans cette carrière. Il me semble que nous en serons tous deux plus heureux quand nous cultiverons les mêmes goûts. J’ai reçu hier une lettre de madame de Bernières ; dites-lui que je lui suis plus attaché que jamais, et que je donnerai toujours la préférence à son amitié sur toutes les choses dont elle me croit séduit.
1 – Thieriot préparait toujours une édition des poésies de Chaulieu, suivies de celles de La Fare. (G.A.)
2 – Louis Ier, mort le 31 Août. La phrase de Voltaire nous apprend que l’on criait les nouvelles dans la rue. (G.A.)
à M. de Cideville.
1724.
Enfin, je ne suis plus tout à fait si mourant que je l’étais. A mesure que je renais, je sens revivre aussi ma tendre amitié pour vous, et augmenter les remords secrets de ne vous écrire qu’en prose. Je vous verrai bientôt, mon cher Cideville ; j’attends avec impatience le moment où je pourrai partir pour la Normandie, dont je fis ma patrie, puisqu’elle est la vôtre. Je vous écris d’un pays bien étranger pour moi ; c’est Versailles, dont les habitants ne connaissent ni la prose ni les vers. Je me console ici de l’ennui qu’ils me donnent par le plaisir de vous écrire, et par l’espérance de vous voir. Si vos amis se souviennent encore d’un pauvre moribond, je vous prierai de leur faire mille compliments de ma part. Adieu ; soyez un peu sensible à la tendre amitié que Voltaire aura pour vous toute sa vie.
à Madame la présidente de Bernières.
Septembre.
Je loge enfin chez vous, dans mon petit appartement, et je voudrais bien le quitter au plus vite pour en aller occuper un à votre campagne ; mais je ne suis point encore en état de me transporter. Les eaux de Forges m’ont tué. Je passe chez vous une vie solitaire ; j’ai renoncé à toute la nature ; je regarde les maladies un peu longues comme une espèce de mort qui nous sépare et qui nous fait oublier de tout le monde ; et je tâche de m’accoutumer à ce premier genre de mort, afin d’être un jour effrayé de l’autre.
Cependant, par saint Jean, je ne veux pas mourir.
JJ.-B. Rousseau., 1.I, ép. X.
Je me suis imposé un régime si exact qu’il faudra bien que j’aie de la santé pour cet hiver. Si je peux vous aller trouver à la Rivière, je vous avoue que je serai charmé que vous y restiez longtemps ; mais, si je suis obligé de demeurer à Paris, je voudrais de tout mon cœur vous faire haïr la Rivière et vos beaux jardins. Les nouvelles ne sont pas grandes dans ce pays-ci. La mort du roi d’Espagne ne changera rien que dans nos habillements. On dit que le deuil sera de trois mois. M. d’Autrei se meurt (1) ; madame de Maillebois aussi ; je suis sûr que vous ne vous en souciez guère.
1 – La lettre du 6 Septembre 1765 est adressée au fils de ce comte. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
Depuis que je ne vous ai écrit, j’ai gardé le lit presque toujours. Je suis dans un état mille fois pire qu’après ma petite-vérole. J’avais besoin assurément d’être consolé par les assurances touchantes que vous me donnez de votre amitié dans vos deux dernières lettres. Puisque vous avez le courage de m’aimer dans l’état où je suis, je vous jure de ne passer qu’avec vous le reste de ma vie. Si j’ai de la santé, ne craignez point que j’en use comme les gens qui ayant fait fortune, oublient ceux qui les ont assistés dans la pauvreté. Mes amis ne m’ont point abandonné ; j’ai eu toujours un peu de compagnie ; mais quelle différence de voir des gens qui, quoique amis, ne sont pourtant que des étrangers, ou d’être auprès de vous et de Thieriot, que je regarde comme ma famille ! Il n’y a que vous pour qui j’aie de la confiance, et dont je sois sûr d’être véritablement aimé. Mes souffrances ont augmenté par la douleur que j’ai eue d’apprendre la maladie de M. Thieriot. A présent qu’il est rétabli, revenez avec lui au plus vite, je vous en conjure ; vous me trouverez avec une gale horrible qui me couvre tout le corps. Jugez de l’envie que j’ai de vous voir, puisque j’ose vous en prier dans le bel état où me voilà. Où en serais-je, si je n’avais voulu avoir auprès de vous que le mérite d’une peau douce ? Je suis bien réduit à ne faire plus de cas que des belles qualités de l’âme. Heureusement je vous connais assez de vertu et d’amitié pour souffrir encore un pauvre lépreux comme moi. Nous ne nous embrasserons point à votre retour ; mais nos cœurs se parleront. Il me semble que j’ai de quoi vous parler pendant tout l’hiver. Si vous aimez les vers, je vous montrerai cet essai d’un nouveau chant (1) dont M. d’Argenson vous a parlé. Vous verrez encore une nouvelle Mariamne (2). Je crois que c’est cette misérable qui m’a tué, et que je suis frappé de la lèpre pour avoir trop maltraité les Juifs. Adieu, ma chère et généreuse amie, c’est trop badiner pour un moribond ; mais le plaisir de m’entretenir avec vous suspend pour un moment tous mes maux. Revenez, je vous en conjure ; ce sera une belle action.
1 – Aujourd’hui le sixième chant de la Henriade. (G.A.)
2 – Voltaire avait retouché sa première Mariamne. (G.A.)
à M. Thieriot.
26 Septembre.
Ma santé ne me permet pas encore de vous aller trouver ; je suis toujours à l’hôtel Bernières, et j’y vis dans la solitude et dans la souffrance ; mais l’une et l’autre est adoucie par un travail modéré qui m’amuse et qui me console. La maladie ne m’a pas rendu moins sensible à l’égard de mes amis ni moins attentif à leurs intérêts. J’ai engagé M. le duc de Richelieu à vous prendre pour son secrétaire dans son ambassade. Il avait envie d’avoir M. Champeaux (1), frère de M. de Pouilli ; Destouches (2) même voulait faire avec lui le voyage ; mais j’ai enfin déterminé son choix pour vous. Je lui ai dit que ne pouvant le suivre sitôt à Vienne, je lui donnais la moitié de moi-même, et que l’autre suivrait bientôt. Si vous êtes sage, mon cher Thieriot, vous accepterez cette place qui, dans l’état où nous sommes, vous devient aussi nécessaire quelle est honorable. Vous n’êtes pas riche, et c’est bien peu de chose qu’une fortune fondée sur trois ou quatre actions de la compagnie des Indes. Je sais bien que ma fortune sera toujours la vôtre ; mais je vous avertis que nos affaires de la chambre des comptes vont très mal et que je cours risque de n’avoir rien du tout de la succession de mon père (3). Dans ces circonstances il ne faut pas que vous négligiez la place que mon amitié vous a ménagée. Quand elle ne vous servirait qu’à faire sans frais et avec des appointements le voyage du monde le plus agréable, et à vous faire connaître, à vous rendre capable d’affaires, et à développer vos talents, ne seriez-vous pas trop heureux ? Ce poste peut conduire très aisément un homme d’esprit qui est sage à des emplois et à des places assez avantageuses. M. de Morville (4), qui a de l’amitié pour moi, peut faire quelque chose de vous. Le pis aller de tout cela serait de rester, après l’ambassade, avec M. de Richelieu, ou de revenir dans votre taudis, auprès du mien. D’ailleurs je compte vous aller trouver à Vienne l’automne prochaine, ainsi, au lieu de vous perdre, je ne fais, en vous mettant dans cette place, que m’approcher davantage de vous. Faites vos réflexions sur ce que je vous écris, et soyez prêt à venir vous présenter à M. de Richelieu et à M. de Morville, quand je vous le manderai. Si votre édition (5) est commencée, achevez-la au plus vite ; si elle ne l’est pas, ne la commencez point. Il vaut mieux songer à votre fortune qu’à tout le reste. Adieu ; je vous recommande vos intérêts ; ayez-les à cœur autant que moi et joignez l’étude de l’histoire d’Allemagne à celle de l’histoire universelle. Dites à madame de Bernières les choses les plus tendres de ma part. Dès que j’aurai fini le petit-lait, où je me suis mis, j’irai chez elle. Je fais plus de cas de son amitié, que de celle de nos bégueules titrées de la cour, auxquelles je renonce de bon cœur pour jamais par la faiblesse de mon estomac et par la force de ma raison.
1 – Lévesque de Champeaux, frère de Lévesque de Pouilly et de Lévesque de Burigny. (G.A.)
2 – L’auteur dramatique Néricault Destouches, qui avait été ministre plénipotentiaire en Angleterre. (G.A.)
3 – Le père de Voltaire était mort en 1722. Depuis lors, le poète était en procès avec son frère. (G.A.)
4 – Ministre des affaires étrangères. (G.A.)
5 – L’édition des Œuvres de Chaulieu. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
Octobre.
Vous allez probablement achever votre automne sans Thieriot et sans moi. Voilà comme une maudite destinée dérange les sociétés les plus heureuses. Ce n’est pas assez que je sois éloigné de vous, il faut encore que je vous enlève mon substitut. Il ne tiendrait qu’à vous de revenir à la Saint-Martin, mais vos vergers vous font aisément oublier une créature aussi chétive que moi ; et quand on a des arbres à planter on ne se soucie guère d’un ami languissant.
Je suis très fâché que vous vous accoutumiez à vous passer de moi ; je voudrais du moins être votre gazetier dans ce pays-ci, afin de ne vous être pas tout à fait inutile ; mais malheureusement j’ai renoncé au monde, comme vous avez renoncé à moi. Tout ce que je sais, c’est que Dufresni est mort (1), et que madame de Mimeure (2) s’est fait couper le sein. Dufresni est mort comme un poltron, et a sacrifié à Dieu cinq ou six comédies nouvelles, toutes propres à faire bâiller les saint du paradis. Madame de Mimeure a soutenu l’opération avec un courage d’amazone ; je n’ai pu m’empêcher de l’aller voir dans cette cruelle occasion. Je crois qu’elle en reviendra, car elle n’est en rien changée : son humeur est toute la même. Je pourrai pour la même raison revenir aussi de ma maladie, car je vous jure que je ne suis point changé pour vous, et que vous êtes la seule personne pour qui je veuille vivre.
1 – L’auteur dramatique. Il était mort le 6 octobre. (G.A.)
2 – Ancienne amie que le poète avait cessé de voir. (G.A.)
à M. Thieriot. ( 1)
Comme je vous écrivis hier avec beaucoup de précipitation, j’oubliai de vous demander le nom et la demeure de ce petit copiste qui transcrivit Mariamne l’année passée. Je veux le donner à M. de Richelieu ; il copiera à Vienne les ouvrages utiles que vous y ferez, qui vaudront mieux que les occupations frivoles dont j’ai fait mon capital.
Je vous demandai, il y a quelque temps ce qu’est devenue la réponse de Jurieu à Maimbourg sur le calvinisme (3 vol. in-4°). Vous ne m’avez point fait de réponse sur cela. Songez qu’il faut de l’exactitude à un secrétaire d’ambassade.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
A Paris, Octobre.
Est-il possible que vous n’ayez pas reçu la lettre que je vous écrivis deux jours après le départ de Pignon ? Elle ne contenait rien autre chose que ce que vous connaissez de moi, mes souffrances, et mon amitié. Je fais l’anniversaire de ma petite-vérole ; je n’ai point encore été si mal, mais je suis tranquille, parce que j’ai pris mon parti ; et peut-être ma tranquillité pourra me rendre la santé, que les agitations et les bouleversements de mon âme pourraient bien m’avoir ôtée. Il m’est arrivé des malheurs de toute espèce. La fortune ne me traite pas mieux que la nature ; je souffre beaucoup de toutes façons ; mais j’ai rassemblé toutes mes petites forces pour résister à mes maux. Ce n’est point dans le commerce du monde que j’ai cherché des consolations ; ce n’est pas là qu’on les trouve ; je ne les ai cherchées que chez moi ; je supporte dans votre maison, la solitude et la maladie, dans l’espérance de passer avec vous des jours tranquilles. Votre amitié me tiendra toujours lieu de tout le reste. Si mon goût décidait de ma conduite, je serais à la Rivière avec vous ; mais je suis arrêté à Paris par Bosleduc, qui me médicamente ; par Capron, qui me fait souffrir comme un damné tous les jours avec de l’essence de cannelle, et enfin par les intérêts de notre cher Thieriot, que j’ai plus à cœur que les miens. Il faut qu’il vous dise, et qu’il ne dise qu’à vous seule, qu’il ne tient qu’à lui d’être un des secrétaires de l’ambassade de M. de Richelieu. J’ai oublié même de lui dire dans ma lettre qu’il n’aurait personne dans ce poste au-dessus de lui, et que par là sa place en sera infiniment plus agréable. Vous savez sa fortune, elle ne peut pas lui donner de quoi exercer heureusement le talent de l’oisiveté. La mienne prend un tour si diabolique à la chambre des comptes, que je serai peut-être obligé de travailler pour vivre, après avoir vécu pour travailler. Il faut que Thieriot me donne cet exemple. Il ne peut rien faire de plus avantageux ni de plus honorable dans la situation où il se trouve, et il faut assurément que je regarde la chose comme un coup de partie, puisque je peux me résoudre à me priver de lui pour quelque temps. Cependant s’il peut s’en passer, s’il aime mieux vivre avec nous, je serai trop heureux, pourvu qu’il le soit : je ne cherche que son bonheur ; c’est à lui de choisir. J’ai fait en cela ce que mon amitié m’a conseillé. Voilà comment j’en userai toute ma vie avec les personnes que j’aime, et, par conséquent, avec vous, pour qui j’aurai toujours l’attachement le plus sincère et le plus tendre.
à M. Thieriot.
Octobre.
Quand je vous ai proposé la place de secrétaire dans l’ambassade de M. le duc de Richelieu, je vous ai proposé un emploi que je donnerais à mon fils, si j’en avais un, et que je prendrais pour moi, si mes occupations et ma santé ne m’en empêchaient pas. J’aurais assurément regardé comme un grand avantage de pouvoir m’instruire des affaires sur le plus beau théâtre et dans la première cour de l’Europe. Cette place même est d’autant plus agréable qu’il n’y a point de secrétaire d’ambassade en chef ; que vous auriez eu une relation nécessaire et suivie avec le ministre ; et que, pour peu que vous eussiez été touché de l’ambition de vous instruire et de vous élever par votre mérité et par votre assiduité au travail le plus honorable et le plus digne d’un homme d’esprit, vous auriez été plus à portée qu’un autre de prendre aux postes qui sont d’ordinaire la récompense de ces emplois. M. Dubourg, ci-devant secrétaire du comte de Luc (et à ses gages), est maintenant chargé, à Vienne, des affaires de la cour de France, avec huit mille livres d’appointements. Si vous aviez voulu, j’ose vous répondre qu’une pareille fortune vous était assurée. Quant aux gages, qui vous révoltent si fort, et pourtant si mal à propos, vous auriez pu n’en point prendre ; et, puisque vous pouvez vous passer de secours dans la maison de M. de Bernières, vous l’auriez pu encore plus aisément dans la maison de l’ambassadeur de France, et peut-être n’auriez-vous point rougi de recevoir de la main de celui qui représente le roi des présents qui eussent mieux valu que des appointements.
Vous avez refusé l’emploi le plus honnête et le plus utile qui se présentera jamais pour vous. Je suppose que vous n’avez fait ce refus qu’après y avoir mûrement réfléchi, et que vous êtes sûr de ne vous en point repentir le reste de votre vie. Si c’est madame de Vernières qui vous y a porté, elle vous a donné un très méchant conseil ; si vous avez craint effectivement, comme vous le dites, de vous constituer domestique de grand seigneur, cela n’est pas tolérable. Quelle fortune avez-vous donc faite depuis le temps où le comble de vos désirs était d’être ou secrétaire du duc de Richelieu, qui n’était point ambassadeur, ou commis des Pâris ? En bonne foi, y a-t-il aucun de vos frères qui ne regardât comme une très grande fortune le poste que vous dédaignez ?
Ce que je vous écris ici est pour vous faire voir l’énormité de votre tort, et non pour vous faire changer de sentiments. Il fallait sentir l’avantage qu’on vous offrait ; il fallait l’accepter avidement, et vous y consacrer tout entier, ou ne le point accepter du tout. Si vous le faisiez avec regret, vous le feriez mal ; et, au lieu des agréments infinis que vous y pourriez espérer, vous n’y trouveriez que des dégoûts et point de fortune. N’y pensons donc plus, et préférez la pauvreté et l’oisiveté à une fortune très honnête et à un poste envié de tant de gens de lettres, et que je ne céderais à personne qu’à vous, si je pouvais l’occuper. Un jour viendra bien sûrement que vous en aurez des regrets, car vos idées se rectifieront, et vous penserez plus solidement que vous ne faites. Toutes les raisons que vous m’avez apportées vous paraîtront un jour bien frivoles, et, entre autres, ce que vous me dites qu’il faudrait dépenser en habits et en parures vos appointements. Vous ignorez que, dans toutes les cours, un secrétaire est toujours modestement vêtu, s’il est sage, et qu’à la cour de l’empereur il ne faut qu’un gros drap rouge, avec des boutonnières noires, que c’est ainsi que l’empereur est habillé, et que d’ailleurs on fait plus avec cent pistoles à Vienne qu’avec quatre cents à Paris. En un mot, je ne vous en parlerai plus ; j’ai fait mon devoir comme je le ferai toute ma vie avec mes amis. Ne songeons plus, mon pauvre Thieriot, qu’à fournir ensemble tranquillement notre carrière philosophique.
Mandez-moi comment va l’édition de l’abbé de Chaulieu, que vous préférez au secrétariat de l’ambassade de Vienne, et n’éloignez pas pourtant de votre esprit toutes les idées d’affaire étrangère au point de ne me pas faire de réponse sur le nom et la demeure du copiste qui a transcrit Mariamne, et qui ne refusera peut-être pas d’écrire pour M. le duc de Richelieu. Enfin, si l’amitié que vous avez pour moi, et que je mérite, est une des raisons qui vous font préférer Paris à Vienne, revenez donc au plus tôt retrouver votre ami. Engagez madame de Bernières à revenir à la Saint-Martin ; vous retrouverez un nouveau chant de Henri IV, que M. de Maisons trouve le plus beau de tous, une Mariamne toute changée, et quelques autres ouvrages qui vous attendent. Ma santé ne me permet pas d’aller à la Rivière ; sans cela je serais assurément avec vous. Je vous gronderais bien sur l’ambassade de Vienne ; mais plus je vous verrais, plus je serais charmé dans le fond de mon cœur de n’être point éloigné d’un ami comme vous.
à Madame la présidente de Bernières.
Octobre.
Je suis bien charmé de toutes les marques d’amitié que vous me donnez dans votre lettre, mais nullement des raisons que vous avez apportées pour empêcher notre ami de faire la fortune la plus honnête où puisse prétendre un homme de lettres et un homme d’esprit. Je consentais à le perdre quelque temps pour lui assurer une fortune le reste de sa vie. Si je n’avais écouté que mon plaisir, je n’aurais songé qu’à retenir Thieriot avec nous ; mais l’amitié doit avoir des vues plus étendues, et je tiens que non seulement il faut vivre avec nos amis, mais qu’il faut, autant qu’on le peut, les mettre en état de vivre heureux, même sans nous ; mais surtout il ne faut point les faire tomber dans des ridicules. C’est rendre un bien mauvais service à Thieriot que de le laisser imaginer un moment qu’il y ait du déshonneur à lui à être secrétaire de M. le duc de Richelieu, dans son ambassade. Je serai longtemps fâché qu’il ait refusé la plus belle occasion de faire fortune qui se présentera jamais pour lui ; mais je ne le serais pas moins, si c’était par une vanité mal entendue, et hors de toute bienséance, qu’il perdît des choses solides. Je me flatte que vos bontés pour lui le dédommageront de ce qu’il veut perdre ; mais qu’il songe bien sérieusement qu’il doit mener la véritable vie d’un homme de lettres ; qu’il n’y a pour lui que ce parti, et qu’il serait bien peu digne de l’estime et de l’amitié des honnêtes gens, s’il manquait sa fortune pour être un homme inutile. Je lui écris sur cela une longue lettre que je mets dans votre paquet : du moins il n’aura pas à me reprocher de ne lui avoir pas dit la vérité.
Je voudrais, de tout mon cœur, être avec vous ; vous n’en doutez pas ; il faut même que je sois dans un bien misérable état pour ne vous pas aller trouver. Je me suis mis entre les mains de Bosleduc, qui, à ce que j’espère, me guérira du mal que les eaux de Forges m’ont fait. J’en ai encore pour une quinzaine de jours. Si ma santé est bien rétablie dans ce temps-là, j’irai vous trouver ; mais si je suis condamné à rester à Paris, aurez-vous bien la cruauté de rester chez vous le mois de Décembre, et de donner la préférence aux neiges de Normandie sur votre ami Voltaire ?