CORRESPONDANCE : Année 1723/24 - Partie 11
Photo de CHLOÉ
à Mme la présidente de Bernières.
Décembre (1).
Je me porte un peu mieux depuis quelques jours, et je n’en attends votre retour qu’avec plus d’impatience. Ce qui me fait croire que j’aurai de la santé, c’est que je passe les journées entières à travailler, sans m’en sentir incommodé. J’ai bien peur que mademoiselle Lecouvreur ne puisse jouer Mariamne : elle a une perte de sang qui affaiblit furieusement sa misérable machine. Je vous remercie bien de toutes les attentions que vous avez pour le petit bâtard (2). Les deux mille habits (3) qu’on veut lui faire encore sont très inutiles ; je n’en veux point du tout ; mais j’ai un très grand désir de le voir arriver vêtu de toile cirée. Je vous demande plusieurs grâces :
1°/ Que vous vous souveniez de donner… (4), à un homme, sur la lettre que je vous ai envoyée pour Bologne (5), et que vous en accusiez réception par votre première lettre ;
2°/ Que vous m’informiez sûrement du jour du départ, et de l’arrivée à Bologne ;
3°/ Que vous demandiez ou fassiez demander à Viret un mémoire de ce qu’il a reçu de moi, article par article, et que vous ayez la bonté de me l’envoyer ;
4°/ Que vous disiez à Martel que je ne veux que deux mille habits, lesquels à un sol et demi pièce, prix fait, font cent cinquante livres. Si on en a fait davantage, on payera le surplus ; mais qu’on s’arrête et qu’on emballe.
Voilà à peu près toutes vos instructions ; la plus importante est que vous reveniez incessamment : tous nos amis vous souhaitent et vous aiment aussi tendrement que je vous aime. Adieu, écrivez-moi et revenez, au nom de Dieu, revenez, je vous en conjure.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
2 – La Henriade. (G.A.)
3 – C’est-à-dire les couvertures. (G.A.)
4 – Des exemplaires. (A. François.)
5 – Boulogne, près Saint-Cloud. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
20 Décembre.
Je reçus votre dernière lettre hier 10, et je me hâte de vous répondre, ne trouvant point de plus grand plaisir que de vous parler des obligations que je vous ai. Vous, qui n’avez point d’enfants, vous ne savez pas ce que c’est que la tendresse paternelle, et vous n’imaginez point quel effet font sur moi les bontés que vous avez pour mon petit Henri. Cependant l’amour que j’ai pour lui ne m’aveugle pas au point de prétendre qu’il vienne à Paris dans un char traîné par six chevaux ; un ou deux bidets, avec des bâts et des paniers, suffisent pour mon fils : mais apparemment que votre fourgon vous apporte des meubles, et que Henri sera confondu dans votre équipage. En ce cas, je consens qu’il profite de cette voiture ; mais je ne veux point du tout qu’on fasse ces frais uniquement pour ce marmouset. Je vous recommande instamment de le faire partir avec plus de modestie et moins de dépense ; Martel est surtout inutile pour conduire ce petit garçon. Je vous ai déjà mandé que vous eussiez la bonté d’empêcher qu’on ne lui fît ses deux mille habits ; ainsi il sera prêt à partir avec vous, et il pourra vous suivre dans votre marche avec deux chevaux de bât, qui marcheront derrière votre carrosse, et qui vous quitteront à Boulogne, où il faudra que mon bâtard s’arrête.
Le jour de votre départ s’avance, et je crois que vous ne le reculerez pas. Je n’aurai jamais en ma vie de si bonnes étrennes que celles que me prépare votre arrivée pour le jour de l’an.
à M. de Cideville.
28 Décembre.
Déjà de la Parque ennemie
J’avais bravé les rudes coups ;
Mais je sens aujourd’hui tout le prix de la vie,
Par l’espoir de vivre avec vous.
Les vers que vous dicta l’amitié tendre et pure,
Embellis par l’esprit, ornés par la nature,
Ont rallumé dans moi des feux déjà glacés.
Mon génie excité m’invite à vous répondre :
Mais dans un tel combat que je me sens confondre !
En louant mes talents, que vous les surpassez !
Je ressens du dépit les atteintes secrètes.
Vos éloges touchants, vos vers coulants et doux,
S’ils ne me rendaient pas le plus vain des poètes,
M’auraient rendu le plus jaloux.
Voilà tout ce que la fièvre et les suites misérables de la petite-vérole peuvent me permettre. Le triste état où je suis encore m’empêche de vous écrire plus au long ; mais comptez, mon cher monsieur, que rien ne peut m’empêcher d’être sensible, toute ma vie, à votre amitié, et que je la mérite par ma tendresse et mon estime respectueuse pour vous.
à M. Thieriot.
1724 (1).
Mon cher Thieriot, envoyez-moi mes lettres dans une enveloppe à Villars ; je reviendrai bientôt vous retrouver. Je crois que Mariamne sera, avec un peu de soin, digne de l’amitié que vous avez pour l’auteur. Je ne souffrirai pas qu’elle soit jouée sans que vous ayez les grandes entrées dans mon Louvre ; ce sera une nouvelle facilité de me trouver souvent avec vous, et cette raison est aussi forte pour moi que la petite utilité que vous y pouvez trouver.
Renvoyez les journaux, songez à Henri et aimez François.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Cambiague, à Londres. (1)
Les bontés dont vous m’honorez, monsieur, sont plus d’une fois parvenues jusqu’à moi. Souffrez que je saisisse l’occasion de vous en marquer ma très humble reconnaissance. Ce sera peut-être diminuer la bonne opinion que vous avez de moi que de vous présenter ma Mariamne. Ne regardez point l’hommage, mais le zèle avec lequel je vous l’offre, et que l’envie de vous plaire me tienne lieu de quelque mérite auprès de vous. Je voudrais avoir incessamment l’honneur de vous envoyer un ouvrage plus important, dont la faible esquisse qui en a paru dans le monde a déjà trouvé grâce devant vous. C’est le poème de Henri-le-Grand. Vous le trouverez, monsieur, bien différent de cet échantillon qui en a couru malgré moi. Le poème est en dix chants, et il y a plus de mille vers différents de ceux que vous avez vus.
J’ai fait graver des estampes qui sont autant de chefs d’œuvre de nos meilleurs maîtres, et qui doivent embellir l’édition que je prépare ; mais je suis encore fort incertain sur le lieu où je la ferai paraître. La seule chose dont je suis sûr, c’est que ce ne sera pas en France. J’ai trop recommandé dans mon poème l’esprit de paix et de tolérance en matière de religion, j’ai trop dit de vérités à la cour de Rome, j’ai répandu trop peu de fiel contre les réformés, pour espérer qu’on me permette d’imprimer dans ma patrie ce poème composé à la louange du plus grand roi que ma patrie ait jamais eu.
C’est une chose bien étrange que mon ouvrage, qui dans le fond est un éloge de la religion catholique, ne puisse être imprimé dans les Etats du roi très chrétien, du petit-fils d’Henri IV, et que ceux que nous appelons ici hérétiques en souffrent l’impression chez eux. J’ai dit du mal d’eux, et ils me le pardonnent ; mais les catholiques ne me pardonnent pas de n’en avoir point assez dit. Je ne sais si mon édition sera à Londres, à Amsterdam ou à Genève. Mon admiration pour la sagesse du gouvernement de cette dernière ville, et surtout pour la manière dont la réforme y fut établie, me font pencher de ce côté. Ce sera dans ce pays que je ferai imprimer un poème fait pour un héros qui quitta Genève (2) malgré lui et qui l’aima toujours. Que je serais charmé, monsieur, de pouvoir y passer quelque temps auprès de vous et d’y profiter de votre conversation !
Je suis avec respect, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. A. DE VOLTAIRE.
1 – On doit cette lettre à un savant distingué, M. Gaullieur, professeur de philosophie à Genève. « Isaac Cambiague, dit-il, qui a joué un rôle politique assez important dans la république génevoise, qui fut appelé à la représenter en France et ailleurs dans des occasions difficiles, était connu aussi par son opulence et par son goût très vif pour les arts et les lettres. Il est mort en 1728. »
2 – C’est-à-dire le calvinisme. (G.A.)
à M. de Mairan.
Ce Mercredi (1).
Vous aviez très bien deviné, monsieur ; M. le duc de Richelieu voulait un dessinateur plutôt qu’un géomètre ; la place est au-dessous du mérite de M. de Montcarville. Il n’y a que moi qui ai gagné à tout cela, puisque cela m’a valu l’honneur de vous connaître. Le premier usage que je ferai de ma santé sera assurément d’aller vous assurer chez vous de toute l’estime et de toute l’amitié que vous méritez. Vous vous apercevrez par l’assiduité que je porterai à cultiver votre commerce, combien j’aime la vérité, la raison, et l’esprit.
Comptez, je vous en supplie, sur les sentiments avec lesquels je suis votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
à M. de Mairan. (1)
J’avais, monsieur, une extrême envie de vous connaître, et elle a bien augmenté depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir : je n’ai jamais vu personne dont l’esprit et la raison soient si aimables. Les maux continuels que je souffre me sont d’autant plus sensibles qu’ils m’empêchent d’aller chez vous, et de cultiver par mes assiduités un commerce si utile et si agréable. Je n’ose assurément pas exiger que vous veniez perdre votre temps chez moi ; mais je suis bien à plaindre de ne pouvoir mettre à profit le mien chez vous.
Je viens de rendre compte à M. le duc de Richelieu du soin que vous avez bien voulu prendre de lui chercher un gouverneur pour ses pages. J’ai vu le jeune homme que vous m’avez envoyé ; il m’a paru avoir de l’esprit ; je lui ai trouvé une figure assez belle, et en tout sens il me paraît qu’il convient fort à des pages. M. de Richelieu vous a bien de l’obligation ; mais il m’en aurait davantage, si je pouvais lui procurer la connaissance d’un homme comme vous. Si M. Benet est toujours dans le même sentiment, ayez la bonté, monsieur, de lui faire dire qu’il vienne incessamment chez moi, afin que je fasse prendre possession. J’ai stipulé qu’il aurait la table des gentilshommes, qu’on l’habillerait magnifiquement, et qu’il aurait deux cents écus d’appointements. Si cela ne suffit pas, je les ferai augmenter. On ne peut trop payer un homme présenté de votre main. Je suis, monsieur, avec l’estime que je vous dois, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Forges, ce 2 Juillet (1).
Les eaux de Forges enivrent. Je viens d’écrire une lettre à madame de Bernières, et il ne me reste que la force de vous dire que je vous verrai vendredi avec le plus grand plaisir du monde, et que je vous parlerai très au long de toutes les choses dont je ne peux vous rendre compte à présent. La tête me tourne, mon cher ami, et je ne me reconnais qu’à la tendre amitié que j’ai pour vous, que toutes les eaux du monde ne peuvent altérer.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
Forges (1), Juillet.
Je reçois dans ce moment votre lettre avec celle de M. le duc de Richelieu. J’ai écrit sur-le-champ à M. de Maisons et à M. Berthier (2), quoique je ne pense pas que, quand M. de Lezeau a un procès, il puisse avoir besoin de recommandation. Je crois que les eaux me feront grand bien, puisqu’elles ne me font pas de mal. Madame de Béthune arriva hier à Forges. On attend madame de Guise (3) et madame de Prie, qui peut-être ne viendront point. Si vous me promettez de m’envoyer bien exactement les Nouvelles à la main que vous recevez toutes les semaines, je vous dirai pourquoi M. de La Trimouille est exilé de la cour. C’est pour avoir mis très souvent la main dans la brayette (4) de sa majesté très chrétienne. Il avait fait un petit complot avec M. le comte de Clermont de se rendre tous deux les maîtres des chausses de Louis XV, et de ne pas souffrir qu’un autre courtisan partageât leur bonne fortune. M. de La Trimouille, outre cela, rendait au roi des lettres de mademoiselle de Charolais (5), dans lesquelles elle se plaignait continuellement de M. le Duc. Tout cela me fait très bien augurer de M. de La Trimouille, et je ne saurais m’empêcher d’estimer quelqu’un qui, à seize ans, veut besogner son roi et le gouverner. Je suis presque sûr que cela fera un très bon sujet. Le roi ira sûrement à Fontainebleau, les premiers jours de septembre, et il y aura comédie. M. de Richelieu ira à Vienne, au mois de Novembre. Pour moi, j’ai grande envie de passer avec vous tout le mois d’Août, et de ne point aller à Vienne.
1 – Près Rouen. (G.A.)
2 – Berthier de Sauvigny, président de la cinquième chambre des enquêtes, mort en 1645. (G.A.)
3 – Richelieu épousa la fille de cette duchesse. (G.A.)
4 – braguette.
5 – Sœur du duc de Bourbon, premier ministre. (G.A.)
à M. Thieriot.
A Forges, 20 Juillet.
Plus de Nouvelles à la main, mon cher ami, ni de gazettes ; on est à Forges à la source des nouvelles. Je ne vous conseille point de commencer votre édition (1) au prix que l’on vous propose ; je crois qu’il vaudrait mieux vous accommoder avec un libraire qui se chargerait des frais et des risques, et qui, en vous donnant cinquante ou soixante pistoles, vous conserverait votre tranquillité. Songez, je vous prie, à tous les périls qu’a courus Henri IV. Il n’est entré dans la capitale que par miracle. On a beaucoup crié contre lui ; et, comme la sévérité devient plus grande de jour en jour dans l’inquisition de la librairie, il se pourra fort bien faire qu’on saisisse les exemplaires de l’abbé de Chaulieu, à cause des prétendues impiétés qu’on y trouvera. D’ailleurs soyez sûr que cela vous coûtera plus de cent pistoles, avant de l’avoir fait sortir de Rouen ; joignez à cela les frais du voyage, de l’entrepôt, et du débit, vous verrez que le gain sera très médiocre, et que de plus il sera mal assuré ; ajoutez à cela que l’édition ne sera point achevée probablement quand il vous faudra partir de la Rivière, puisque Viret a été cinq mois à imprimer mon poème. Encore une fois, je crois qu’il vaudrait mieux, pour vous, conclure votre marché à quelque cinquantaine de pistoles, pour vous épargner les embarras et les craintes inséparables de pareilles entreprises ; Voilà quelles sont les représentations de votre conseil ; après cela vous en ferez à votre guise. J’ai fait des vers pour la duchesse de Béthune (2) ; mais comme ils sont faits à Forges, où l’on n’en a jamais fait de bons, je n’ose vous les envoyer.
1 – Edition des Œuvres de Chaulieu, que Thieriot ne publia pas. (G.A.)
2 – On n’a pas ces vers. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
Forges, 20 Juillet.
Je voudrais bien que vous ne sussiez rien de la nouvelle d’Espagne ; j’aurais le plaisir de vous apprendre que le roi (1) d’Espagne vient de faire enfermer madame son épouse, fille de feu M. le duc d’Orléans, laquelle, malgré son nez pointu et son visage long, ne laissait pas de suivre les grands exemples de mesdames ses sœurs. On m’a assuré qu’elle prenait quelquefois le divertissement de se mettre toute nue avec ses filles d’honneur les plus jolies, et, en cet équipage, de faire entrer chez elle les gentilshommes les mieux faits du royaume. On a cassé toute sa maison, et on n’a laissé auprès d’elle, dans le château où elle est enfermée, qu’une vieille bégueule d’honneur. On assure que quand la pauvre reine s’est trouvée renfermée avec cette duègne, elle a pris la résolution courageuse de la jeter par la fenêtre, et qu’elle en serait venue à bout, si on n’était pas venu au secours. Je crois que cette aventure pourra bien servir à faire renvoyer plus tôt notre petite infante (2). Vous voyez que je deviens politique avec les ambassadeurs (3). Jusqu’à présent j’ai borné toute ma politique à ne point aller à Vienne, et à m’arranger pour vous revoir à la Rivière. Les eaux me font un bien auquel je ne m’attendais pas. Je commence à respirer et à connaître la santé ; je n’avais jusqu’à présent vécu qu’à demi. Dieu veuille que ce petit rayon d’espérance ne s’éteigne pas bientôt ! Il me semble que j’en aimerai bien mieux mes amis, quand je ne souffrirai plus. Je ne serai plus occupé que de leur plaire, au lieu qu’auparavant, je ne songeais qu’à mes maux.
Mandez-moi si on a commencé à planter votre bois, et creuser vos canaux. Je m’intéresse à la Rivière comme à ma patrie.
1 – Louis Ier , qui mourut au mois d’août suivant. Il avait épousé Louise-Elisabeth le 17 Janvier de cette même année. (G.A.)
2 – Voyez, Précis du Siècle de Louis XV.
3 – Allusion à Richelieu, nommé ambassadeur extraordinaire à Vienne. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
A Forges, fin Juillet (1).
Je vous fais, madame, mon très sincère compliment sur le gain de votre procès, sur votre éloquence qui a persuadé les juges, et sur la manière dont ils vous ont reçue. A présent que voilà vos affaires contre la chicaneuse douairière en si bon train, trouverez-vous mauvais que je vous amène M. de Richelieu, pour vous consoler un peu de l’ennui que la sollicitation d’un procès à dû vous donner ? Nous comptons, sous votre bon plaisir et sous celui de M. de Bernières, arriver à la Rivière vendredi prochain, au soir. M. le duc de Richelieu compte coucher chez vous, et le lendemain aller chez M. le duc de Brancas (2), et de là à Paris.
Mais j’ai des propositions à vous faire de sa part, avant d’arranger ce voyage. Voyez si vous pouvez envoyer quatre chevaux de carrosse à Rouen, vendredi, vers six heures du soir, et si, le lendemain, vous pouvez en prêter deux pour nous mener à la Bouille. Quelque chose qui arrive, attendez-nous vendredi, et n’allez pas vous piquer de faire trop grande chère à des gens accoutumés au régime et à qui il ne faut qu’un repas très frugal. Nous serons quatre de notre bande : M. le duc de Richelieu, l’abbé de Saint-Remi, un médecin et moi. Ayez la bonté de mander sur cela vos intentions. Je vais écrire à M. de Bernières un petit mot. Adieu. J’attends votre réponse, mais j’attends avec bien plus d’impatience le jour où j’aurai l’honneur de vous voir.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
2 – L’ex-roué. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
A Forges, Août.
La mort malheureuse de M. le duc de Melun vient de changer toutes nos résolutions. M. le duc de Richelieu, qui l’aimait tendrement, en a été dans une douleur qui a fait connaître la bonté de son cœur, mais qui a dérangé sa santé. Il a été obligé de discontinuer ses eaux, et il va recommencer, dans quelques jours, sur nouveaux frais. Je resterai avec lui encore une quinzaine ; ainsi ne comptez plus sur nous pour vendredi prochain ; pour moi, je commence à craindre que les eaux ne me fassent du mal, après m’avoir fait assez de bien. Si j’ai de la santé, je reviendrai à la Rivière gaiement ; si je n’en ai point, j’irai tristement à Paris : car, en vérité, je suis honteux de ne me présenter devant mes amis qu’avec un estomac faible et un esprit chagrin. Je ne veux vous donner que mes beaux jours, et ne souffrir qu’incognito.
Si vous ne savez rien du détail de la mort de M. de Melun, en voici quelques particularités :
Samedi dernier il courait le cerf avec M. le Duc (1) ; ils en avaient déjà pris un, et en couraient un second. M. le Duc et M. de Melun trouvèrent dans une voie étroite le cerf qui venait droit à eux ; M. le Duc eut le temps de se ranger. M. de Melun crut qu’il aurait le temps de croiser le cerf, et poussa son cheval ; dans le moment le cerf l’atteignit d’un coup d’andouiller si furieux, que le cheval, l'homme, et le cerf, en tombèrent tous trois. M. de Melun avait la rate coupée, le diaphragme percé, et la poitrine refoulée ; M. le Duc, qui était seul auprès de lui, banda sa plaie avec son mouchoir, et y tint la main pendant trois quarts d’heure ; le blessé vécut jusqu’au lundi suivant qu’il expira, à six heures et demie du matin, entre les bras de M. le Duc, et à la vue de toute la cour, qui était consternée et attendrie d’un spectacle si tragique, mais qui l’oubliera bientôt. Dès qu’il fut mort, le roi partit pour Versailles, et donna au comte de Melun le régiment du défunt. Il est plus regretté qu’il n’était aimé ; c’était un homme qui avait peu d’agréments, mais beaucoup de vertu, et qu’on était forcé d’estimer.
On nous mande de Paris que madame de Villette a gagné son procès en Angleterre, et a déclaré son mariage (2). Voilà toutes les nouvelles que je sais. La plume me tombe des mains. Je vous prie de dire à Thieriot que, dès que j’aurai la tête nette, je lui écrirai des volumes.
1 – A Chantilly. (G.A.)
2 – Avec Bolingbroke. (G.A.)
À M. Thieriot.
A Forges, 5 Août..
Il faut encore, mon cher Thieriot, que je passe ici douze jours. M. de Richelieu compte prendre les eaux ce temps-là, et je ne peux pas l’abandonner dans la douleur où il est ; pour moi, je ne prendrai plus d’eaux : elles me font beaucoup plus de mal qu’elles ne m’avaient fait de bien. Il y a plus de vitriol dans une bouteille d’eau de Forges que dans une bouteille d’encre ; et, franchement, je ne crois pas l’encre trop bonne pour la santé. Je retournerai sûrement à la Rivière, quand M. de Richelieu partira de Forges. J’y retrouverai probablement quelques exemplaires de l’abbé de Chaulieu. Je vous donnerai les vers pour madame la duchesse de Béthune, et vous montrerai un petit ouvrage (1) que j’ai déjà beaucoup avancé, et dont j’ose avoir bonne opinion, puisque l’impitoyable M. de Richelieu en est content. Vous ne me reverrez pas probablement avec une meilleure santé, mais sûrement avec la même amitié. Faites bien la cour à monsieur et à madame de Bernières, et à tous ceux qui sont de la Rivière.
1 – L’Indiscret. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
A Forges, ce vendredi au soir (1).
Il ne faut pas trop compter sur nos projets ; notre marche est encore changée ; nous partons mardi prochain, quinzième du mois, et nous arriverons le même jour à Paris. Je comptais bien assurément vous revoir à la Rivière et vous y amener M. le duc de Richelieu ; mais j’éprouve depuis longtemps une destinée maligne qui dérange tous mes projets. Vous voyez bien que mon goût ne décide point du tout de ma conduite, puisque je ne reviens point auprès de vous. J’étais si charmé de la vie que je menais à votre campagne que partout ailleurs je me croirai dans un monde étranger. Faites en sorte du moins que le démon, qui m’empêche de coucher mardi à la Rivière, ne me fasse point passer la nuit dans la rue à Paris. Ecrivez, je vous en prie, à votre tapissier qu’il me tienne un lit prêt chez vous mardi, sans faute, soit dans votre appartement, soit dans celui de M. de Bernières.
Si vous avez quelques ordres à me donner pour Paris, je vous demande en grâce de ne me pas épargner. Je tâcherai d’adoucir le chagrin d’être loin de vous, par le plaisir d’exécuter avec exactitude ce que vous m’aurez ordonné. Le courrier va partir. Je n’ai pas le temps d’écrire à notre cher Thieriot ; dites-lui, je vous en prie, combien je suis fâché de ne le pas voir avant de partir. Je vous écrirai souvent à tous deux. Il n’a qu’à me charger de toutes ses commissions il aura en moi un très fidèle correspondant. Je ne vous parle pas de ma santé ; je ne sais pas encore si elle est bonne ou mauvaise. Je salue M. de Bernières et ceux qui ont le bonheur d’être à la Rivière, à qui je vous assure que je porte envie.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
à Mme la présidente de Bernières.
Paris, 16 Août.
J’arrivai hier à Paris, et logeai chez le baigneur, où je suis encore ; mais je compte profiter demain de la bonté que vous avez de me prêter votre appartement ; le mien ne sera prêt que dans huit à dix jours au plus tôt. Je suis obligé de passer ma journée avec des ouvriers qui sont aussi trompeurs que des courtisans ; c’est ce qui fait que j’irai très volontiers à Fontainebleau, et que j’aimerai tout autant être trompé par des ministres et par des femmes que par mon doreur et par mon ébéniste. Puisque vous savez mes fredaines de Forges, il faut bien vous avouer que j’ai perdu près de cent louis au pharaon, selon ma louable coutume de faire tous les ans quelque lessive au jeu.
à M. Thieriot
A Paris, …. Ce jeudi, à minuit (1).
Me si fata meis paterentur ducere vitam
Auspiciis, et sponte mea componere curas,
(VIRG., Enéide.)
Je serais avec vous à la Rivière, mon cher Thieriot, et je me ferais un grand plaisir de parler avec vous de Bélus et de Sémiramis, et avec madame de Bernières de Clodion le Chevelu (2). Me voici replongé avec douleur dans ce maudit gouffre de Paris, accablé d’affaires et de fatigues. Je ferai imprimer ici notre Mariamne ; ce qui m’y retiendra quelque temps. J’ai appris qu’on avait réimprimé mon poème avec quelques autres pièces fugitives de moi. Je vais travailler à les faire saisir. Le soin de faire achever mon appartement et de le faire meubler m’emporte tout mon temps. Je suis entouré d’ouvriers, comme madame de Bernières. Tout cela altère un peu ma chétive santé. Je vis hier votre frère, qui m’a du moins épargné l’embarras de choisir des étoffes pour m’habiller, et qui m’a, en cela, beaucoup soulagé ; car je ne vaux rien pour le détail.
Du reste, je ne sais aucune nouvelle. Je n’ai encore vu personne, et je pourrais bien sortir de Paris, sans avoir rien vu que des imprimeurs et des livres. Je vous enverrai un poème de la nouvelle édition, dès que j’en aurai attrapé un exemplaire ; et à votre retour, je vous montrai bien des choses nouvelles qui auront, je crois, le mérite de vous amuser un peu.
P.-S. – Je ne sais, mon cher Thieriot, si je vous ai mandé que cette nouvelle édition du poème est accompagnée de beaucoup de pièces fugitives, dont quelques-unes ne sont pas de moi, et dont les autres ne sont pas ce que j’ai fait de mieux. − Adressez votre lettre rue de Beaune, comme à l’ordinaire.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
2 – A la Rivière-Bourdet, on se livrait alors à l’étude de l’histoire. (G.A.)