CONTE : LE TAUREAU BLANC - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

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Photo de Khalah

 

 

 

 

CHAPITRE VII.

 

 

LE ROI DE TANIS ARRIVE. SA FILLE ET LE TAUREAU VONT ETRE SACRIFIÉS.

 

 

 

 

         Des tourbillons de poussière s’élevaient du midi au nord. On entendait le bruit des tambours, des trompettes, des fifres, des psaltérions, des cythares, des sambuques (1) : plusieurs escadrons avec plusieurs bataillons s’avançaient, et Amasis, roi de Tanis, était à leur tête sur un cheval caparaçonné d’une housse écarlate brodée d’or, et les hérauts criaient : Qu’on prenne le taureau blanc, qu’on le lie, qu’on le jette dans le Nil, et qu’on le donne à manger au poisson de Jonas ; car le roi mon seigneur, qui est juste, veut se venger du taureau blanc qui a ensorcelé sa fille.

 

         Le bon vieillard Mambrès fit plus de réflexions que jamais. Il vit bien que le malin corbeau était allé tout dire au roi, et que la princesse courait grand risque d’avoir le cou coupé. Il dit au serpent : Mon cher ami, allez vite consoler la belle Amaside, ma nourrissonne ; dites-lui qu’elle ne craigne rien, quelque chose qui arrive, et faites-lui des contes pour charmer son inquiétude, car les contes amusent toujours les filles, et ce n’est que par des contes qu’on réussit dans le monde.

 

         Puis il se prosterna devant Amasis, roi de Tanis, et lui dit : O roi ! Vivez à jamais. Le taureau blanc doit être sacrifié, car votre majesté a toujours raison ; mais le maître des choses a dit : « Ce taureau ne doit être mangé par le poisson de Jonas qu’après que Memphis aura trouvé un dieu pour mettre à la place de son dieu qui est mort ». Alors vous serez vengé, et votre fille sera exorcisée, car elle est possédée. Vous avez trop de piété pour ne pas obéir aux ordres du maître des choses.

 

         Amasis, roi de Tanis, resta tout pensif ; puis il dit : Le bœuf Apis est mort ; Dieu veuille avoir son âme ! Quand croyez-vous qu’on aura trouvé un autre bœuf pour régner sur la féconde Egypte ? Sire, dit Mambrès, je ne vous demande que huit jours. Le roi, qui était très dévot, dit : Je les accorde, et je veux rester ici huit jours ; après quoi, je sacrifierai le séducteur de ma fille ; et il fit venir ses tentes, ses cuisiniers, ses musiciens, et resta huit jours en ce lieu, comme il est dit dans Manéthon.

 

         La vieille était au désespoir de voir que le taureau qu’elle avait en garde n’avait plus que huit jours à vivre. Elle faisait apparaître toutes les nuits des ombres au roi (2), pour le détourner de sa cruelle résolution ; mais le roi ne se souvenait plus le matin des ombres, qu’il avait vues la nuit, de même que Nabuchodonosor avait oublié ses songes.

 

 

1 – Instrument de musique à cordes, usité en Chaldée, et dont on se servit à la dédicace et à l’adoration de la statue de Nabuchodonosor. On voit combien Voltaire, romancier, tient à la vérité des détails. (G.A.)

 

2 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article ENCHANTEMENT. (G.A.)

 

 

 

 

CHAPITRE VIII.

 

 

COMMENT LE SERPENT FIT DES CONTES A LA PRINCESSE POUR LA CONSOLER.

 

 

 

 

         Cependant le serpent contait des histoires à la belle Amaside pour calmer ses douleurs. Il lui disait comment il avait guéri autrefois tout un peuple de la morsure de certains petits serpents, en se montrant seulement au bout d’un bâton. Il lui apprenait les conquêtes d’un héros qui fit un si beau contraste avec Amphion, architecte de Thèbes en Béotie. Cet Amphion faisait venir les pierres de taille au son du violon : un rigodon et un menuet lui suffisaient pour bâtir une ville ; mais l’autre les détruisait au son du cornet à bouquin ; il fit pendre trente et un rois très puissants dans un canton de quatre lieues de long et de large ; il fit pleuvoir de grosses pierres du haut du ciel sur un bataillon d’ennemis fuyant devant lui ; et, les ayant ainsi exterminés, il arrêta le soleil et la lune en plein midi, pour les exterminer encore entre Gabaon et Aïalon, sur le chemin de Bethoron, à l’exemple de Bacchus, qui avait arrêté le soleil et la lune dans son voyage aux Indes.

 

         La prudence que tout serpent doit avoir ne lui permit pas de parler à la belle Amaside du puissant bâtard Jephté, qui coupa le cou à sa fille, parce qu’il avait gagné une bataille ; il aurait jeté trop de terreur dans le cœur de la belle princesse ; mais il lui conta les aventures du grand Samson, qui tuait mille Philistins avec une mâchoire d’âne qui attachait ensemble trois cents renards par la queue, et qui tomba dans les filets d’une fille moins belle, moins tendre, et moins fidèle que la charmante Amaside.

 

         Il lui raconta les amours malheureux de Sichem et de l’agréable Dina, âgée de six ans, et les amours plus fortunés de Booz et de Ruth, ceux de Juda avec sa bru Thamar, ceux de Loth avec ses deux filles, qui ne voulaient pas que le monde finît, ceux d’Abraham et de Jacob avec leurs servantes, ceux de Ruben avec sa mère, ceux de David et de Bethsabée, ceux du grand roi Salomon, enfin tout ce qui pouvait dissiper la douleur d’une belle princesse (1).

 

1 – Voyez, sur toutes ces légendes, la Bible expliquée. (G.A.)

 

 

 

 

CHAPITRE IX.

 

 

COMMENT LE SERPENT NE LA CONSOLA POINT.

 

 

 

 

         Tous ces contes-là m’ennuient, répondit la belle Amaside, qui avait de l’esprit et du goût. Ils ne sont bons que pour être commentés chez les Irlandais par ce fou d’Abbadie, ou chez les Welches par ce phrasier d’Houteville (1). Les contes qu’on pouvait faire à la quadrisaïeule de la quadrisaïeule de ma grand’mère ne sont plus bons pour moi qui ai été élevée par le sage Mambrès, et qui ai lu l’Entendement humain du philosophe égyptien nommé Locke, et la Matrone d’Ephèse (2). Je veux qu’un conte soit fondé sur la vraisemblance, et qu’il ne ressemble pas toujours à un rêve. Je désire qu’il n’ait rien de trivial ni d’extravagant. Je voudrais surtout que, sous le voile de la fable, il laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire (3). Je suis lasse du soleil et de la lune dont une vieille dispose à son gré, des montagnes qui dansent, des fleuves qui remontent à leur source, et des morts qui ressuscitent ; mais surtout, quand ces fadaises sont écrites d’un style ampoulé et inintelligible, cela me dégoûte horriblement. Vous sentez qu’une fille qui craint de voir avaler son amant par un gros poisson, et d’avoir elle-même le cou coupé par son propre père, a besoin d’être amusée ; mais tâcher de m’amuser selon mon goût.

 

         Vous m’imposez là une tâche bien difficile, répondit le serpent. J’aurais pu autrefois vous faire passer quelques quarts d’heures assez agréables ; mais j’ai perdu depuis quelque temps l’imagination et la mémoire. Hélas ! Où est le temps où j’amusais les filles ! Voyons cependant si je pourrai me souvenir de quelque conte moral pour vous plaire.

 

         Il y a vingt-cinq mille ans que le roi Gnaof et la reine Patra étaient sur le trône de Thèbes aux cent portes. Le roi Gnaof était fort beau, et la reine Patra encore plus belle ; mais ils ne pouvaient avoir d’enfants. Le roi Gnaof proposa un prix pour celui qui enseignerait la meilleure méthode de perpétuer la race royale.

 

         La faculté de médecine et l’académie de chirurgie firent d’excellents traités sur cette question importante : pas un ne réussit. On envoya la reine aux eaux ; elle fit des neuvaines ; elle donna beaucoup d’argent au temple de Jupiter Ammon, dont vient le sel ammoniac : tout fut inutile. Enfin un jeune prêtre de vingt-cinq ans se présenta au roi, et lui dit : Sire, je crois savoir faire la conjuration qui opère ce que votre majesté désire avec tant d’ardeur. Il faut que je parle en secret à l’oreille de madame votre femme ; et, si elle ne devient pas féconde, je consens d’être pendu. J’accepte votre proposition, dit le roi Gnaof. On ne laissa la reine et le prêtre qu’un quart d’heure ensemble. La reine devint grosse, et le roi voulut faire pendre le prêtre.

 

         Mon dieu ! dit la princesse, je vois où cela mène : ce conte est trop commun ; je vous dirai même qu’il alarma ma pudeur. Contez-moi quelque fable bien vraie, bien avérée, et bien morale, dont je n’ai jamais entendu parler, pour achever de me former l’esprit et le cœur, comme dit le professeur égyptien Linro (4).

 

         En voici une, madame, dit le beau serpent, qui est des plus authentiques.

 

         Il y avait trois prophètes, tous trois également ambitieux et dégoûtés de leur état. Leur folie était de vouloir être rois ; car il n’y a qu’un pas du rang de prophète à celui de monarque, et l’homme aspire toujours à monter tous les degrés de l’échelle de la fortune. D’ailleurs leurs goûts, leurs plaisirs, étaient absolument différents. Le premier prêchait admirablement ses frères assemblés, qui lui battaient des mains ; le second était fou de musique, et le troisième aimait passionnément les filles. L’ange Ithuriel vint se présenter à eux un jour qu’ils étaient à table, et qu’ils s’entretenaient des douceurs de la royauté.

 

         Le Maître des choses, leur dit l’ange, m’envoie vers vous pour récompenser votre vertu. Non-seulement vous serez rois, mais vous satisferez continuellement vos passions dominantes. Vous, premier prophète, je vous fais roi d’Egypte, et vous tiendrez toujours votre conseil, qui applaudira à votre éloquence et à votre sagesse ; vous, second prophète, vous régnerez sur la Perse, et vous entendrez continuellement une musique divine ; et vous, troisième prophète, je vous fais roi de l’Inde, et je vous donne une maîtresse charmante, qui ne vous quittera jamais.

 

         Celui qui eut l’Egypte en partage commença par assembler son conseil privé, qui n’était composé que de deux cents sages. Il leur fit, selon l’étiquette, un long discours, qui fut très applaudi ; et le monarque goûta la douce satisfaction de s’enivrer de louanges qui n’étaient corrompues par aucune flatterie.

 

         Le conseil des affaires étrangères succéda au conseil privé. Il fut beaucoup plus nombreux ; et un nouveau discours reçut encore plus d’éloges. Il en fut de même des autres conseils. Il n’y eut pas un moment de relâche aux plaisirs et à la gloire du prophète roi d’Egypte. Le bruit de son éloquence remplit toute la terre.

 

         Le prophète roi de Perse commença par se faire donner un opéra italien dont les chœurs étaient chantés par quinze cents châtrés. Leurs voix lui remuaient l’âme jusqu’à la moelle des os, où elle réside. A cet opéré en succédait un autre, et à ce second un troisième, sans interruption.

 

         Le roi de l’Inde s’enferma avec sa maîtresse, et goûta une volupté parfaite avec elle. Il regardait comme le souverain bonheur la nécessité de la caresser toujours, et il plaignait le triste sort de ses deux confrères, dont l’un était réduit à tenir toujours son conseil, et l’autre à être toujours à l’opéra.

 

         Chacun d’eux, au bout de quelques jours, entendit par la fenêtre des bûcherons qui sortaient d’un cabaret pour aller couper du bois dans la forêt voisine, et qui tenaient sous le bras leurs douces amies dont ils pouvaient changer à volonté. Nos rois prièrent Ithuriel de vouloir bien intercéder pour eux auprès du Maître des choses, et de les faire bûcherons (5).

 

         Je ne sais pas, interrompit la tendre Amaside, si le Maître des choses leur accorda leur requête, et je ne m’en soucie guère ; mais je sais bien que je ne demanderais rien à personne, si j’étais enfermée tête à tête avec mon amant, avec mon cher Nabuchodonosor.

 

         Les voûtes du palais retentirent de ce grand nom. D’abord Amaside n’avait prononcé que Na, ensuite Nabu, puis Nabucho ; mais, à la fin, la passion l’emporta ; elle prononça le nom fatal tout entier, malgré le serment qu’elle avait fait au roi son père. Toutes les dames du palais répétèrent Nabuchodonosor, et le malin corbeau ne manqua pas d’en aller avertir le roi. Le visage d’Amasis, roi de Tanis, fut troublé, parce que son cœur était plein de trouble. Et voilà comment le serpent, qui était le plus prudent et le plus subtil des animaux, faisait toujours du mal aux femmes, en croyant bien faire.

 

         Or, Amasis en courroux envoyé sur-le-champ chercher sa fille Amaside par douze de ses alguazils, qui sont toujours prêts à exécuter toutes les barbaries que le roi commande, et qui disent pour raison : Nous sommes payés pour cela.

 

 

1 – Abadie est auteur de la Vérité de la religion chrétienne, et Houteville, d’une autre Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits. (G.A.)

 

2 – Ce conte, imité par La Fontaine, se trouve dans le Satyricon de Pétrone. (G.A.)

 

3 – Voltaire donne à la fois ici le précepte et l’exemple. (G.A.)

 

4 – Anagramme de Rolin (Rollin), l’auteur du Traité des études. (G.A.)

 

5 – L’histoire d’Irax, dans le chapitre VI de Zadig, a quelque analogie avec celle-ci. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE X.

 

 

COMMENT ON VOULUT COUPER LE COU A LA PRINCESSE,

ET COMMENT ON NE LUI COUPA POINT.

 

 

 

 

         Dès que la princesse fut arrêtée toute tremblante au camp du roi son père, il lui dit : Ma fille, vous savez qu’on fait mourir toutes les princesses qui désobéissent au roi leur père, sans quoi un royaume ne pourrait être bien gouverné. Je vous avais défendu de proférer le nom de votre amant Nabuchodonosor, mon ennemi mortel, qui m’avait détrôné, il y a bientôt sept ans, et qui a disparu de la terre. Vous avez choisi à sa place un taureau banc, et vous avez crié Nabuchodonor ! Il est juste que je vous coupe le cou.

 

         La princesse lui répondit : Mon père, soit fait selon votre volonté ; mais donnez-moi du temps pour pleurer ma virginité. Cela est juste, dit le roi Amasis ; c’est une loi établie chez tous les princes éclairés et prudents. Je vous donne toute la journée pour pleurer votre virginité, puisque vous dites que vous l’avez. Demain, qui est le huitième jour de mon campement, je ferai avaler le taureau blanc par le poisson, et je vous couperai le cou à neuf heures du matin.

 

         La belle Amaside alla donc pleurer le long du Nil, avec ses dames du palais, tout ce qui lui restait de virginité. Le sage Mambrès réfléchissait à côté d’elle, et comptait les heures et les moments. Eh bien ! mon cher Mambrès, lui dit-elle, vous avez changé les eaux du Nil en sang, selon la coutume, et vous ne pouvez changer le cœur d’Amasis, mon père, roi de Tanis ! Vous souffrirez qu’il me coupe le cou demain à neuf heures du matin ! Cela dépendra, répondit le réfléchissant Mambrès, de la diligence de mes courriers ;

 

         Le lendemain, dès que les ombres des obélisques et des pyramides marquèrent sur la terre la neuvième heure du jour, on lia le taureau blanc pour le jeter au poisson de Jonas, et on apporta au roi son grand sabre. Hélas ! Hélas ! disait Nabuchodonosor dans le fond de son cœur, moi, le roi, je suis bœuf depuis près de sept ans, et à peine j’ai retrouvé ma maîtresse, qu’on me fait manger par un poisson.

 

         Jamais le sage Mambrès n’avait fait des réflexions si profondes. Il était absorbé dans ses tristes pensées, lorsqu’il vit de loin tout ce qu’il attendait. Une foule innombrable approchait. Les trois figures d’Isis, d’Osiris et d’Horus unies ensemble, avançaient portées sur un brancard d’or et de pierreries par cent sénateurs de Memphis, et précédés de cent filles jouant du sistre sacré. Quatre mille prêtres, la tête rasée et couronnée de fleurs, étaient montés chacun sur un hippopotame. Plus loin paraissaient dans la même  pompe, la brebis de Thèbes, le chien de Bubaste, le chat de Phœbé, le crocodile d’Arsinoé, le bouc de Mendès, et tous les dieux inférieurs de l’Egypte, qui venaient rendre hommage au grand bœuf, au grand dieu Apis, aussi puissant qu’Isis, Osiris et Horus réunis ensemble.

 

          Au milieu de tous ces demi-dieux, quarante prêtres portaient une énorme corbeille remplie d’oignons sacrés qui n’étaient pas tout à fait des dieux, mais qui leur ressemblaient beaucoup.

 

         Aux deux côtés de cette file de dieux suivis d’un peuple innombrable marchaient quarante mille guerriers, le casque en tête, le cimeterre sur la cuisse gauche, le carquois sur l’épaule, l’arc à la main.

 

         Tous les prêtres chantaient en cœur, avec une harmonie qui élevait l’âme et qui l’attendrissait :

 

Notre bœuf est au tombeau.

Nous en aurons un plus beau.

 

         Et, à chaque pause, on entendait résonner les sistres, les castagnettes, les tambours de basque, les psaltérions, les cornemuses, les harpes et les sambuques.

 

 

1 – L’histoire d’Irax, dans le chapitre VI de Zadig, a quelque analogie avec celle-ci. (G.A.)

 

 

 

 

CHAPITRE XI.

 

 

COMMENT LA PRINCESSE ÉPOUSA SON BŒUF.

 

 

 

 

         Amasis, roi de Tanis, surpris de ce spectacle, ne coupa point le cou à sa fille : il remit son cimeterre dans son fourreau. Mambrès lui dit : Grand roi ! L’ordre des choses est changé ; il faut que votre majesté donne l’exemple. O roi ! Déliez vous-même promptement le taureau blanc, et soyez le premier à l’adorer (1). Amasis obéit, et se prosterna avec tout son peuple. Le grand-prêtre  de Memphis présenta au nouveau bœuf Apis la première poignée de foin. La princesse Amaside attachait à ses belles cornes des festons de roses, d’anémones, de renoncules, de tulipes, d’œillets, et d’hyacinthes. Elle prenait la liberté de le baiser, mais avec un profond respect. Les prêtres jonchaient de palmes et de fleurs le chemin par lequel on le conduisait à Memphis ; et le sage Mambrès, faisant toujours ses réflexions, disait tout bas à son ami le serpent : Daniel a changé cet homme en bœuf, et j’ai changé ce bœuf en dieu.

 

         On s’en retournait à Memphis dans le même ordre. Le roi de Tanis, tout confus, suivait la marche. Mambrès, l’air serein et recueilli, était à son côté. La vieille suivait tout émerveillée ; elle était accompagnée du serpent, du chien, de l’ânesse, du corbeau, de la colombe, et du bouc émissaire. Le grand poisson remontait le Niel. Daniel, Ezéchiel, et Jérémie, transformés en pies, fermaient la marche.

 

         Quand on fut arrivé aux frontières du royaume, qui n’étaient pas fort loin, le roi Amasis prit congé du bœuf Apis, et dit à sa fille : Ma fille, retournons dans nos Etats, afin que je vous y coupe le cou, ainsi qu’il a été résolu dans mon cœur royal, parce que vous avez prononcé le nom de Nabuchodonosor, mon ennemi, qui m’avait détrôné il y a sept ans. Lorsqu’un père a juré de couper le cou à sa fille, il faut qu’il accomplisse son serment, sans quoi il est précipité pour jamais dans les enfers, et je ne veux pas me damner pour l’amour de vous. La belle princesse répondit en ces mots au roi Amasis : Mon cher père, allez couper le cou à qui vous voudrez ; mais ce ne sera pas moi. Je suis sur les terres d’Isis, d’Osiris, d’Horus, et d’Apis ; je ne quitterai point mon beau taureau blanc ; je le baiserai tout le long du chemin, jusqu’à ce que j’aie vu son apothéose dans la grande écurie de la sainte ville de Memphis : c’est une faiblesse pardonnable à une fille bien née.

 

         A peine eut-elle prononcé ces paroles que le bœuf Apis s’écria : Ma chère Amaside, je t’aimerai toute ma vie ! C’était pour la première fois qu’on avait entendu parler Apis en Egypte, depuis quarante mille ans qu’on l’adorait. Le serpent et l’ânesse s’écrièrent : Les sept années sont accomplies ! Et les trois pies répétèrent : Les sept années sont accomplies ! Tous les prêtres d’Egypte levèrent les mains au ciel. On vit tout d’un coup le dieu perdre ses deux jambes de derrière ; ses deux jambes de devant se changèrent en deux jambes humaines ; deux beaux bras charnus, musculeux, et blancs, sortirent de ses épaules ; son mufle de taureau fit place au visage d’un héros charmant ; il redevint le plus bel homme de la terre, et dit : J’aime mieux être l’amant d’Amaside que dieu. Je suis Nabuchodonosor, roi des rois.

 

         Cette nouvelle métamorphose étonna le monde, hors le réfléchissant Mambrès ; mais, ce qui ne surprit personne, c’est que Nabuchodonosor épousa sur-le-champ la belle Amaside en présence de cette grande assemblée.

 

         Il conserva le royaume de Tanis à son beau-père et fit de belles fondations pour l’ânesse, le serpent, le chien, la colombe, et même pour le corbeau, les trois pies et le gros poisson, montrant à tout l’univers qu’il savait pardonner comme triompher. La vieille eut une grosse pension. Le bouc émissaire fut envoyé pour un jour dans le désert, afin que tous les péchés passés fussent expiés, après quoi on lui donna douze chèvres pour sa récompense. Le sage Mambrès retourna dans son palais faire des réflexions. Nabuchodonosor, après l’avoir embrassé, gouverna tranquillement le royaume de Memphis, celui de Babylone, de Damas, de Balbec, de Tyr, la Syrie, l’Asie-Mineure, la Scythie, les contrées de Shiras, de Mosok, du Tubal, de Madaï, de Gog, de Magog, de Javan, la Sogdiane, la Bactriane, les Indes, et les Iles.

 

         Les peuples de cette vaste monarchie criaient tous les matins : Vive le grand Nabuchodonosor roi des rois, qui n’est plus bœuf ! Et depuis, ce fut une coutume dans Babylone, que toutes les fois que le souverain, ayant été grossièrement trompé par ses satrapes, ou par ses mages, ou par ses trésoriers, ou par ses femmes, reconnaissait enfin ses erreurs, et corrigeait sa mauvaise conduite, tout le monde criait à sa porte : Vive notre grand roi, qui n’est plus bœuf ! (2)

 

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1 – Allusion à Jésus qui de condamné devint Dieu. (G.A.)

 

2 – Au commencement de ce siècle, Béranger s’est encore servi de la légende de Nabuchodonosor pour chansonner Louis XVIII. (G.A.)

 

 

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