CONTE - LA PRINCESSE DE BABYLONE - Chapitre VIII

Publié le par loveVoltaire

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Photo de Frédéric (Guadeloupe)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA PRINCESSE DE BABYLONE.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII.

 

 

 

 

         Cependant Amazan était déjà sur le chemin de la capitale d’Albion, dans son carrosse à six licornes, et rêvait à sa princesse ; il aperçut un équipage versé dans un fossé ; les domestiques s’étaient écartés pour aller chercher du secours ; le maître de l’équipage restait tranquillement dans sa voiture, ne témoignant pas la plus légère impatience, et s’amusant à fumer, car on fumait alors : il se nommait milord Wat-then, ce qui signifie à peu près milord Qu’importe, en la langue dans laquelle je traduis ces mémoires.

 

         Amazan se précipita pour lui rendre service ; il releva tout seul la voiture, tant sa force était supérieure à celle des autres hommes. Milord Qu’importe se contenta de dire : Voilà un homme bien vigoureux.

 

         Des rustres du voisinage étant accourus se mirent en colère de ce qu’on les avait fait venir inutilement, et s’en prirent à l’étranger ; ils le menacèrent en l’appelant chien d’étranger, et ils voulurent le battre.

 

         Amazan en saisit deux de chaque main, et les jeta à vingt pas ; les autres le respectèrent, le saluèrent, lui demandèrent pour boire : il leur donna plus d’argent qu’ils n’en avaient jamais vu. Milord Qu’importe lui dit : Je vous estime ; venez dîner avec moi dans ma maison de campagne qui n’est qu’à trois milles ; il monta dans la voiture d’Amazan, parce que la sienne était dérangée par la secousse.

 

         Après un quart d’heure de silence, il regarda un moment Amazan, et lui dit : How d’ye do, à la lettre, comment faites-vous faire ? et, dans la langue du traducteur : Comment vous portez-vous ? ce qui ne veut rien dire du tout en aucune langue : puis il ajouta : Vous avez là six jolies licornes ; et il se remit à fumer.

 

         Le voyageur lui dit que ses licornes étaient à son service, qu’il venait avec elles du pays des Gangarides ; et il en prit occasion de lui parler de la princesse de Babylone, et du fatal baiser qu’elle avait donné au roi d’Egypte ; à quoi l’autre ne répliqua rien du tout, se souciant très peu qu’il y eût dans le monde un roi d’Egypte et une princesse de Babylone. Il fut encore un quart d’heure sans parler ; après quoi il redemanda à son compagnon comment il faisait faire, et si on mangeait du bon roast-beef dans le pays des Gangarides. Le voyageur lui répondit avec sa politesse ordinaire qu’on ne mangeait point ses frères sur les bords du Gange. Il lui expliqua le système (1) qui fut, après tant de siècles, celui de Pythagore, de Porphyre, de Jamblique. Sur quoi milord s’endormit, et ne fit qu’un somme jusqu’à ce qu’on fut arrivé à sa maison.

 

         Il avait une femme jeune et charmante, à qui la nature avait donné une âme aussi vive et aussi sensible que celle de son mari était indifférente. Plusieurs seigneurs albioniens étaient venus ce jour-là dîner avec elle. Il y avait des caractères de toutes les espèces ; car le pays n’ayant presque jamais été gouverné que par des étrangers, les familles venues avec ces princes avaient toutes apporté des mœurs différentes. Il se trouva dans la compagnie des gens très aimables, d’autres d’un esprit supérieur, quelques-uns d’une science profonde.

 

         La maîtresse de la maison n’avait rien de cet air emprunté et gauche, de cette roideur, de cette mauvaise honte qu’on reprochait alors aux jeunes femmes d’Albion ; elle ne cachait point, par un maintien dédaigneux et par un silence affecté, la stérilité de ses idées et l’embarras humiliant de n’avoir rien à dire : nulle femme n’était plus engageante. Elle reçut Amazan avec la politesse et les grâces qui lui étaient naturelles. L’extrême beauté de ce jeune étranger, et la comparaison soudaine qu’elle fit entre lui et son mari, la frappèrent d’abord sensiblement.

 

         On servit. Elle fit asseoir Amazan à côté d’elle, et lui fit manger des puddings de toute espèce, ayant su de lui que les Gangarides ne se nourrissaient de rien qui eût reçu des dieux le don céleste de la vie. Sa beauté, sa force, les mœurs des Gangarides, les progrès des arts, la religion, et le gouvernement, furent le sujet d’une conversation aussi agréable qu’instructive pendant le repas, qui dura jusqu’à la nuit, et pendant lequel milord Qu’importe but beaucoup et ne dit mot.

 

         Après le dîner, pendant que milady versait du thé, et qu’elle dévorait des yeux le jeune homme, il s’entretenait avec un membre du parlement ; car chacun sait que dès lors il y avait un parlement, et qu’il s’appelait Wittenagemot, ce qui signifie l’assemblée des gens d’esprit. Amazan s’informait de la constitution, des mœurs, des lois, des forces, des usages, des arts, qui rendaient ce pays si recommandable ; et ce seigneur lui parlait en ces termes :

 

         Nous avons longtemps marché tout nus, quoique le climat ne soit pas chaud. Nous avons été longtemps traités en esclaves par des gens (2) venus de l’antique terre de Saturne, arrosée des eaux du Tibre ; mais nous nous sommes fait nous-mêmes beaucoup plus de maux que nous n’en avions essuyé de nos premiers vainqueurs. Un de nos rois (3) poussa la bassesse jusqu’à se déclarer sujet d’un prêtre qui demeurait aussi sur les bords du Tibre ; et, qu’on appelait le vieux des sept montagnes : tant la destinée de ces sept montagnes a été longtemps de dominer sur une grande partie de l’Europe habitée alors par des brutes !

 

         Après ces temps d’avilissement sont venus des siècles de férocité et d’anarchie. Notre terre, plus orageuse que les mers qui l’environnent, a été saccagée et ensanglantée par nos discordes ; plusieurs têtes couronnées ont péri par le dernier supplice ; plus de cent princes du sang des rois ont fini leurs jours sur l’échafaud ; on a arraché le cœur à tous leurs adhérents, et on en a battu leurs joues (4). C’était au bourreau qu’il appartenait d’écrire l’histoire de notre île, puisque c’était lui qui avait terminé toutes les grandes affaires.

 

         Il n’y a pas longtemps que, pour comble d’horreur, quelques personnes portant un manteau noir (5), et d’autres qui mettaient une chemise blanche par-dessus leur jaquette (6), ayant été mordues par des chiens enragés, communiquèrent la rage à la nation entière. Tous les citoyens furent ou meurtriers ou égorgés, ou bourreaux ou suppliciés, ou déprédateurs ou esclaves, au nom du ciel et en cherchant le Seigneur.

 

         Qui croirait que de cet abîme épouvantable, de ce chaos de dissensions, d’atrocités, d’ignorance, et de fanatisme, il est enfin résulté le plus parfait gouvernement peut-être qui soit aujourd’hui dans le monde ! Un roi honoré et riche, tout-puissant pour faire le bien, impuissant pour faire le mal, est à la tête d’une nation libre, guerrière, commerçante et éclairée. Les grands d’un côté, et les représentants des villes de l’autre, partagent la législation avec le monarque.

 

         On avait vu, par une fatalité singulière, le désordre, les guerres civiles, l’anarchie et la pauvreté, désoler le pays quand les rois affectaient le pouvoir arbitraire. La tranquillité, la richesse, la félicité publique, n’ont régné chez nous que quand les rois ont reconnu qu’ils n’étaient pas absolus. Tout était subverti quand on disputait sur des choses inintelligibles ; tout a été dans l’ordre quand on les a méprisées. Nos flottes victorieuses portent notre gloire sur toutes les mers, et les lois mettent en sûreté nos fortunes : jamais un juge ne peut les expliquer arbitrairement ; jamais on ne rend un arrêt qui ne soit motivé. Nous punirions comme des assassins des juges qui oseraient envoyer à la mort un citoyen sans manifester les témoignages qui l’accusent, et la loi qui le condamne (7).

 

         Il est vrai qu’il y a toujours chez nous deux partis qui se combattent avec la plume et avec des intrigues ; mais aussi ils se réunissent toujours quand il s’agit de prendre les armes pour défendre la patrie et la liberté. Ces deux partis veillent l’un sur l’autre ; ils s’empêchent mutuellement de violer le dépôt sacré des lois ; ils se haïssent, mais ils aiment l’Etat ; se sont des amants qui servent à l’envi la même maîtresse.

 

         Du même fonds d’esprit qui nous a fait connaître et soutenir les droits de la nature humaine nous avons porté les sciences au plus haut point où elles puissent parvenir chez les hommes. Vos Egyptiens, qui passent pour de si grands mécaniciens, vos Indiens, qu’on croit de si grands philosophes, vos Babyloniens, qui se vantent d’avoir observé les astres pendant quatre cent trente mille années, les Grecs, qui ont écrit tant de phrases et si peu de choses, ne savent précisément rien en comparaison de nos moindres écoliers, qui ont étudié les découvertes de nos grands maîtres. Nous avons arraché plus de secrets à la nature dans l’espace de cent années, que le genre humain n’en avait découvert dans la multitude des siècles (8).

 

         Voilà au vrai, l’état où nous sommes. Je ne vous ai caché ni le bien, ni le mal, ni nos opprobres, ni notre gloire ; et je n’ai rien exagéré.

 

         Amazan, à ce discours, se sentit pénétré du désir de s’instruire dans ces sciences sublimes dont on lui parlait, et si sa passion pour la princesse de Babylone, son respect filial pour sa mère, qu’il avait quittée, et l’amour de sa patrie, n’eussent fortement parlé à son cœur déchiré, il aurait voulu passer sa vie dans l’île d’Albion ; mais ce malheureux baiser donné par sa princesse au roi d’Egypte ne lui laissait pas assez de liberté dans l’esprit pour étudier les hautes sciences.

 

         Je vous avoue, dit-il, que m’étant imposé la loi de courir le monde et de m’éviter moi-même, je serais curieux de voir cette antique terre de Saturne, ce peuple du Tibre et des sept montagnes à qui vous avez obéi autrefois ; il faut, sans doute, que ce soit le premier peuple de la terre. Je vous conseille de faire ce voyage, lui répondit l’Albionien, pour peu que vous aimiez la musique et la peinture. Nous allons très souvent nous-mêmes porter quelquefois notre ennui vers les sept montagnes. Mais vous serez bien étonné en voyant les descendants de nos vainqueurs.

 

         Cette conversation fut longue. Quoique le bel Amazan eût la cervelle un peu attaquée, il parlait avec tant d’agréments, sa voix était si touchante, son maintien si noble et si doux, que la maîtresse de la maison ne put s’empêcher de l’entretenir à son tour tête à tête. Elle lui serra tendrement la main en lui parlant, et en le regardant avec des yeux humides et étincelants qui portaient les désirs dans tous les ressorts de la vie. Elle le retint à souper et à coucher. Chaque instant, chaque parole, chaque regard enflammèrent sa passion. Dès que tout le monde fut retiré, elle lui écrivit un petit billet, ne doutant pas qu’il ne vînt lui faire la cour dans son lit, tandis que milord Qu’importe dormait dans le sien. Amazan eut encore le courage de résister : tant un grain de folie produits d’effets miraculeux dans une âme forte et profondément blessée !

 

         Amazan, selon sa coutume, fit à la dame une réponse respectueuse, par laquelle il lui représentait la sainteté de son serment, et l’obligation étroite où il était d’apprendre à la princesse de Babylone à dompter ses passions ; après quoi il fit atteler ses licornes, et repartit pour la Batavie, laissant toute la compagnie émerveillée de lui, et la dame du logis désespérée. Dans l’excès de sa douleur, elle laissa traîner la lettre d’Amazan ; milord Qu’importe la lut le lendemain matin. Voilà, dit-il en levant les épaules, de bien plates niaiseries : et il alla chasser au renard avec quelques ivrognes du voisinage (9).

 

         Amazan voguait déjà sur la mer, muni d’une carte géographique dont lui avait fait présent le savant Albionien qui s’était entretenu avec lui chez milord Qu’importe. Il voyait avec surprise une grande partie de la terre sur une feuille de papier.

 

         Ses yeux et son imagination s’égaraient dans ce petit espace ; il regardait le Rhin, le Danube, les Alpes du Tyrol, marqués alors par d’autres noms, et tous les pays par où il devait passer avant d’arriver à la ville des sept montagnes ; mais surtout il jetait les yeux sur la contrée des Gangarides, sur Babylone, où il avait vu sa chère princesse, et sur le fatal pays de Bassora, où elle avait donné un baiser au roi d’Egypte. Il soupirait, il versait des larmes ; mais il convenait que l’Albionien, qui lui avait fait présent de l’univers en raccourci, n’avait point eu tort en disant qu’on était mille fois plus instruit sur les bords de la Tamise que sur ceux du Nil, de l’Euphrate et du Gange.

 

         Comme il retournait en Batavie, Formosante volait vers Albion avec ses deux vaisseaux qui cinglaient à pleines voiles ; celui d’Amazan et celui  de la princesse se croisèrent, se touchèrent presque : les deux amants étaient près l’un de l’autre, et ne pouvaient s’en douter. Ah ! s’ils l’avaient su ! mais l’impérieuse destinée ne le permit pas.

 

 

 CHAPITRE VIII

 

 

1 – Système de la métempsycose. (G.A.)

 

2 – Les Romains. (G.A.)

 

3 – Jean-sans-Terre. (G.A.)

 

4 – Voltaire pense surtout ici aux partisans de Charles-Edouard. Voyez, le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre XXV. (G.A.)

 

5 – Les puritains. (G.A.)

 

6 – Les prêtres anglicans. Voyez le chapitre CLXXX de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

7 – Allusion aux condamnations prononcées contre Calas. La Barre, etc. Voyez les écrits de Voltaire sur ces affaires. (G.A.)

 

8 – Allusion aux découvertes de Halley, de Newton, etc. (G.A.)

 

9 – On trouve l’esquisse d’un autre caractère anglais dans l’Ecossaise.(G.A.)

 

 

 

 

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