CONNAISSANCE DE LA POESIE ET DE L'ELOQUENCE : Caractères et portraits

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CONNAISSANCE DE LA POÉSIE

 

 ET

 

DE L’ÉLOQUENCE

 

 

 

 

 

 

 

CARACTÈRES ET PORTRAITS.

 

 

 

 

          Le plus beau caractère que j’aie jamais lu est malheureusement tiré d’un roman, et même d’un roman qui, en voulant imiter le Télémaque, est demeuré fort au-dessous de son modèle. Mais il n’y a rien dans le Télémaque qui puisse, à mon gré, approcher du portrait de la reine d’Egypte, qu’on trouve dans le premier volume de Séthos (1).

 

 

Elle ne s’est point laissé aller, comme bien des rois, aux injustices, dans l’espoir de les racheter par ses offrandes ; et sa magnificence à l’égard des dieux a été le fruit de sa piété, et non le tribut de ses remords. Au lieu d’autoriser l’animosité, la vexation, la persécution, par les conseils d’une piété mal entendue, elle n’a voulu tirer de la religion que des maximes de douceur, et elle n’a fait usage de la sévérité que suivant l’ordre de la justice générale, et par rapport au bien de l’Etat. Elle a pratiqué toutes les vertus des bons rois avec une défiance modeste qui la laissait à peine jouir du bonheur qu’elle procurait à ses peuples. La défense glorieuse des frontières, la paix affermie au dehors et au-dedans du royaume, les embellissements et les établissements de différentes espèces, ne sont ordinairement de la part des autres princes que des effets d’une sage politique, que les dieux juges du fond des cœurs ne récompensent pas toujours : mais de la part de notre reine toutes ces choses ont été des actions de vertu, parce qu’elles n’ont eu pour principe que l’amour de ses devoirs, et la vue du bonheur public Bien loin de regarder la souveraine puissance comme un moyen de satisfaire ses passions, elle a conçu que la tranquillité du gouvernement dépendait de la tranquillité de son âme, et qu’il n’y a que les esprits doux et patients qui sachent se rendre véritablement maîtres des hommes. Elle a éloigné de sa pensée toute vengeance ; et, laissant à des hommes privés la honte d’exercer leur haine dès qu’ils le peuvent, elle a pardonné, comme les dieux, avec un plein pouvoir de punir. Elle a réprimé les esprits rebelles, moins parce qu’ils résistaient à ses volontés que parce qu’ils faisaient obstacle au bien qu’elle voulait faire ; elle a soumis ses pensées aux conseils des sages, et tous les ordres du royaume à l’équité de ses lois ; elle a désarmé les ennemis étrangers par son courage et par la fidélité à sa parole, et elle a surmonté les ennemis domestiques par sa fermeté et par l’heureux accomplissement de ses projets. Il n’est jamais sorti de sa bouche ni un secret ni un mensonge, et elle a cru que la dissimulation nécessaire pour régner ne devait s’étendre que jusqu’au silence. Elle n’a point cédé aux importunités des ambitieux, et les assiduités des flatteurs n’ont point enlevé les récompenses dues à ceux qui servaient leur patrie loin de sa cour. La faveur n’a point été en usage sous son règne ; l’amitié même, quelle a connue et cultivée, ne l’a point emporté auprès d’elle sur le mérite, souvent moins affectueux et moins prévenant. Elle a fait des grâces à ses amis, et elle a donné des postes importants aux hommes capables. Elle a répandu des honneurs sur les grands, sans les dispenser de l’obéissance, et elle a soulagé le peuple sans lui ôter la nécessité du travail. Elle n’a point donné lieu à des hommes nouveaux de partager avec le prince, et inégalement pour lui, les revenus de son Etat ; et les derniers du peuple ont satisfait sans regret aux contributions proportionnées qu’on exigeait d’eux, parce qu’elles n’ont point servi à rendre leurs semblables plus riches, plus orgueilleux, et plus méchants. Persuadée que la providence des dieux n’exclut point la vigilance des hommes, qui est un de ses présents, elle a prévenu les misères publiques par des provisions régulières ; et rendant ainsi toutes les années égales, sa sagesse a maîtrisé en quelque sorte les raisons et les éléments. Elle a facilité les négociations, entretenu la paix, et porté le royaume au plus haut point de la richesse et de la gloire par l’accueil qu’elle a fait à tous ceux que la sagesse de son gouvernement attirait des pays les plus éloignés ; et elle a inspiré à ses peuples l’hospitalité, qui n’était point encore assez établie chez les Egyptiens.

 

Quand il s’est agi de mettre en œuvre les grandes maximes du gouvernement et d’aller au bien général, malgré les inconvénients particuliers, elle a subi avec une généreuse indifférence les murmures d’une populace aveugle, souvent animée par les calomnies secrètes de gens plus éclairés qui ne trouvent pas leur avantage dans le bonheur public. Hasardant quelquefois sa propre gloire pour l’intérêt d’un peuple méconnaissant, elle a attendu sa justification du temps ; et, quoique enlevée au commencement de sa course, la pureté de ses intentions, la justesse de ses vues, et la diligence de l’exécution, lui ont procuré l’avantage de laisser une mémoire glorieuse et un regret universel. Pour être plus en état de veiller sur le total du royaume, elle a confié les premiers détails à des ministres sûrs, obligés de choisir des subalternes qui en choisiraient encore d’autres dont elle ne pouvait plus répondre elle-même, soit par l’éloignement, soit par le nombre. Ainsi, j’oserai le dire devant nos juges et devant ses sujets qui m’entendent, si, dans un peuple innombrable tel que l’on connaît celui de Memphis et des cinq mille villes de la dynastie, il s’est trouvé, contre son intention, quelqu’un d’opprimé, non-seulement la reine est excusable par l’impossibilité de pourvoir à tout, mais elle est digne de louange en ce que, connaissant les bornes de l’esprit humain, elle ne s’est point écartée du centre des affaires publiques, et qu’elle a réservé toute son attention pour les premières causes et pour les premiers mouvements. Malheur aux princes dont quelques particuliers se louent quand le public a lieu de se plaindre ! mais les particuliers mêmes qui souffrent n’ont pas droit de condamner le prince quand le corps de l’Etat est sain, et que les principes du gouvernement sont salutaires. Cependant, quelque irréprochable que la reine nous ait paru à l’égard des hommes, elle n’attend, par rapport à vous, ô justes dieux ! son repos et son bonheur que de votre clémence.

 

 

          Comparez ce morceau au portrait que fait Bossuet de Marie-Thérèse, reine de France, vous serez étonné de voir combien le grand maître d’éloquence est alors au-dessous de l’abbé Terrasson, qui ne passera pourtant jamais pour un auteur classique.

 

 

 

 

 

PORTRAIT DE MARIE-THÉRÈSE.

 

 

 

Dieu l’a élevée au faîte des grandeurs humaines, afin de rendre la pureté et la perpétuelle régularité de sa vie plus éclatantes et plus exemplaires ; ainsi sa vie et sa mort, également pleines de sainteté et de grâce, deviennent l’instruction du genre humain. Notre siècle n’en pouvait recevoir de plus parfaite, parce qu’il ne voyait nulle part dans une si haute élévation une pareille pureté. C’est ce rare et merveilleux assemblage que nous aurons à considérer dans les deux parties de ce discours. Voici, en peu de mots, ce que j’ai à dire de la plus pieuse des reines ; et tel est le digne abrégé de son éloge. Il n’y a rien que d’auguste dans sa personne ; il n’y a rien que de pur dans sa vie Accourez, peuples ; venez contempler dans la première place du monde la rare et majestueuse beauté d’une vertu toujours constante. Dans une vie si égale, il n’importe pas à cette princesse où la mort frappe ; on n’y voit point d’endroit faible par où elle pût craindre d’être surprise : toujours vigilante, toujours pour nous, n’avait rien de dangereux pour elle. Ainsi son élévation ne servira qu’à faire voir à tout l’univers comme du lieu le plus éminent qu’on découvre dans son enceinte, cette importante vérité, qu’il n’y a rien de solide ni de vraiment grand parmi les hommes que d’éviter le péché ; et que la seule précaution contre les attaques de la mort, c’est l’innocence de la vie. C’est, messieurs, l’instruction que nous donne dans ce tombeau, ou plutôt du plus haut des cieux, très haute, très excellente, très puissante et très chrétienne princesse, Marie-Thérèse d’Autriche, infante d’Espagne, reine de France et de Navarre.

 

 

          Il y a peu de chose plus faible que cet éloge, si ce n’est les oraisons funèbres qu’on a faites depuis les Bossuet et les Fléchier. Il ne s’est guère trouvé après ces grands hommes que de vains déclamateurs qui manquaient de force et de grâce dans l’esprit et dans le style.

 

          Les caractères sont d’une difficulté et d’un mérite tout autre dans l’histoire que dans les romans et dans les oraisons funèbres. On sent aisément qu’ils doivent être aussi bien écrits, et avoir de plus le mérite de la vraisemblance. Rien n’est si fade que les portraits que fait Maimbourg de ses héros (2). Il leur donne à tous de grands yeux bleus à fleur de tête, des nez aquilins, une bouche admirablement conformée, un génie perçant, un courage ardent et infatigable, une patience inépuisable, une constance inébranlable.

 

          Quelle différence, bon Dieu ! entre tous ces fades portraits et celui que fait de Cromwell, en deux mots, l’éloquent et intéressant historien de l’Essai du siècle de Louis XIV (3).

 

 

Les autres nations, dit-il, crurent l’Angleterre ensevelie sous ses ruines, jusqu’au temps où elle devint tout à coup plus formidable que jamais, sous la domination de Cromwell, qui l’assujettit en portant l’Evangile dans une main, l’épée dans l’autre, le masque de la religion sur le visage, et qui dans son gouvernement couvrit des qualités d’un grand roi tous les crimes d’un usurpateur.

 

 

          Voilà, dans ce peu de lignes, toute la vie de Cromwell. L’auteur en eût dit trop s’il en eût dit davantage dans une description de l’Europe où il passe en revue toutes les nations.

 

          Le caractère de Charles XII m’a frappé dans un goût absolument différent ; c’est à la fin de l’histoire de ce monarque. Le vrai se fait sentir dans cette peinture. On sent que ce n’est pas là un portrait fait à plaisir comme celui de Valstein, qu’on a fait valoir dans Sarasin, mais qui n’est peut-être en effet qu’un amas d’oppositions et d’antithèses, et qu’une imitation ampoulée de Salluste.

 

 

 

 

 

CARACTÈRE DE CHARLES XII.

 

 

 

Ainsi périt, à l’âge de trente-six ans et demi, Charles XII, roi de Suède, après avoir éprouvé ce que la prospérité a de plus grand, et ce que l’adversité a de plus cruel, sans avoir été amolli par l’une ni ébranlé un moment par l’autre… Sa vie doit apprendre aux rois combien un gouvernement pacifique et heureux est au-dessus de tant de gloire (4).

 

 

          Je vois dans ces traits un résumé de toute l’histoire de ce monarque. L’auteur ne peint, pour ainsi dire, que par les faits. Il n’a point envie de briller. Ce n’est point lui qui paraît, c’est son héros ; et, quoique sans envie de briller, il répand pourtant sur cette image une élégance de diction, et un sentiment de vertu et de philosophie qui charme l’âme.

 

          Je trouve tout le contraire dans le portrait de Valstein fait par Sarasin (5).

 

 

Il était, dit-il, envieux de la gloire d’autrui, jaloux de la sienne, implacable dans la haine, cruel dans la vengeance ; prompt à la colère, ami de la magnificence, de l’ostentation, et de la nouveauté.

 

 

          Il semble que l’auteur, en s’exprimant ainsi, soit plus rempli de Salluste que de son héros. Je vois des traits, mais qui peuvent s’appliquer à mille généraux d’armée : « envieux de la gloire d’autrui, jaloux de la sienne ; » ce ne sont là que des antithèses. Il est si vrai qu’on est jaloux de sa propre gloire, quand on envie celle d’autrui, que ce n’est pas assurément la peine de le dire. Ce n’est pas là représenter le caractère propre et particulier d’un personnage illustre, c’est vouloir briller par un entassement de lieux communs qui appartiennent à cent généraux d’armée aussi bien qu’à Valstein.

 

 

 

 

 

CONNAISSANCE DE LA POESIE - Caractères et portraits

 

 

1 – Par Terrasson, 1731. (G.A.)

 

2 – Il a laissé quatorze volumes in-4° d’histoire. (G.A.)

 

3 – Trente-huit pages du Siècle de Louis XIV avaient paru sous ce titre en 1740. Voyez notre Avertissement sur le Siècle. (G.A.)

 

4 – Voyez l’Histoire de Charles XII. (G.A.)

 

5 – Ou plutôt, Sarrasin (1604-1654), auteur d’une Conspiration de Wallenstein. (G.A.)

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