CONNAISSANCE DE LA POESIE ET DE L'ELOQUENCE : Assaut
Photo de ELODIE
CONNAISSANCE DE LA POÉSIE
ET DE
L’ÉLOQUENCE
ASSAUT.
Cet art de peindre les détails et de décrire des choses que la poésie française évite communément, se trouve d’une manière bien sensible dans le récit d’un assaut donné aux faubourgs de Paris (Henriade, chant IV.).
Du côté du levant bientôt Bourbon s’avance.
Le voilà qui s’approche, et la mort le devance.
Le fer avec le feu volent de toutes parts
Des mains des assiégeants et du haut des remparts.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les assiégeants surpris sont partout renversés,
Cent fois victorieux et cent fois terrassés :
Pareils à l’océan poussé par les orages,
Qui couvre à chaque instant et qui fuit ses rivages.
Il est visible que l’auteur a joûté contre le grand peintre Homère dans cette description ; car, comme Homère s’attache à animer tout, et à peindre toutes les choses qui étaient en usage de son temps, le poète français entre dans les détails de toutes les machines dont nous nous servons : chemin couvert attaqué, fascines portées, mines, bombes, tout est exprimé.
Mettons en parallèle ce morceau épique avec la traduction d’une description à peu près semblable dans l’Iliade, et voyons comment La Motte a rendu le poète grec.
Sous des chefs différents il range cinq cohortes,
Dont l’égale valeur assiège autant de portes.
Sur les nouveaux remparts, l’Argien, plus vaillant,
De tous côtés s’oppose aux coups de l’assaillant.
Hector veut le premier forcer avec Ennée
La porte qu’occupaient Ulysse, Idoménée,
Digne de Jupiter, qui lui donna le jour ;
Sarpedon cherche Ajax jusqu’au haut d’une tour.
C’est en vain que des murs tombe une horrible grêle ;
C’est en vain que la pierre avec les traits se mêle ;
Rien ne peut réussir à les décourager ;
La gloire à leurs regards efface le danger.
Appuyés l’un de l’autre, ils montent aux murailles ;
Les fossés sont bientôt comblés de funérailles.
Plusieurs tombent mourants qui s’estiment heureux
D’aider leurs compagnons à s’élever sur eux.
Courage, mes amis criait le roi de Pile.
Courage, défendez notre dernier asile ;
Soutenez bien l’honneur de vos premiers exploits.
Vos femmes, vos enfants, vous pressent par ma voix.
Jupiter d’Illion nous promit la ruine :
Ne faites point mentir la promesse divine.
Le bruit ne laissait pas distinguer ses discours,
Mais le son de sa voix les animait toujours.
Des troyens cependant l’opiniâtre audace
Rend effort pour effort, menace pour menace ;
Et, sous leurs boucliers tout hérissés de dards,
Ils atteignaient déjà le sommet des remparts.
Malgré la sécheresse de ces vers, on voit aisément la richesse du fond du sujet ; mais le pinceau de M. de La Motte n’est point moelleux et n’a nulle force. Il règne dans tout ce qu’il fait un ton froid, didactique, qui devient insupportable à la longue. Au lieu d’imiter les belles peintures d’Homère et l’harmonie de ses vers, il s’amuse à considérer que Nestor, dans la chaleur du combat, pourrait n’être pas entendu ; et il croit avoir de l’esprit en disant :
Le bruit ne laissait pas distinguer ses discours.
Le pis de tout cela est qu’il n’y a pas un mot dans Homère, ni de Nestor haranguant, ni de plusieurs qui tombent mourants, et qui s’estiment heureux de servir d’échelle à leurs compagnons, ni d’effort pour effort et de menace pour menace : tout cela est de M. de La Motte.
Ses vers sont bas et prosaïques ; ils jettent même un ridicule sur l’action. Car c’est un portrait comique que celui d’un homme qui parle et qu’on n’entend point. Il faut avouer que La Motte a gâté tous les tableaux d’Homère. Il avait beaucoup d’esprit ; mais il s’était corrompu le goût par une très mauvaise philosophie qui lui persuadait que l’harmonie, la peinture, et le choix des mots, étaient inutiles à la poésie ; que pourvu que l’on cousît ensemble quelques traits communs de morale, on était au-dessus des plus grands poètes. La véritable philosophie aurait dû lui apprendre au contraire que chaque art à sa nature propre, et qu’il ne fallait point traduire Homère avec sécheresse, comme il serait permis de traduire Epictète.
La Motte avait donné d’abord de très grandes espérances par les premières odes qu’il composa ; mais bientôt après il tomba dans le mauvais goût, et il devint un des plus mauvais auteurs. Il crut avoir corrigé Homère. Cet excès d’orgueil lui ayant mal réussi, il écrivit contre la poésie. Il fut sur le point de corrompre le goût de son siècle ; car il avait eu l’adresse de se faire un parti considérable, et de se faire louer dans tous les journaux ; mais sa cabale est tombée avec lui. Le temps fait justice, et met toutes les choses à leur place (1).
1 – Voyez l’Essai sur la poésie épique. (G.A.)