COMMENTAIRES SUR CORNEILLE - Troisième discours - Partie 9

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REMARQUES SUR LES DISCOURS DE

 

 

 

CORNEILLE

 

 

 

IMPRIMÉS A LA SUITE DE SON THÉÂTRE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pierre Corneille 2

CORNEILLE

 

1606 - 1684

 

 

 

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TROISIÈME DISCOURS

 

DES TROIS UNITÉS, D’ACTION, DE JOUR, ET DE LIEU.

 

 

 

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          [Corneille.] Je tiens donc… que l’unité d’action consiste dans la comédie en l’unité d’intrigue, ou d’obstacles aux desseins des principaux acteurs ; et l’unité de péril dans la tragédie, soit que son héros y succombe, soit qu’il en sorte.

 

          [Voltaire.] Nous pensons que Corneille entend ici, par unité d’action et d’intrigue, une action principale, à laquelle les intérêts divers et les intrigues particulières sont subordonnés, un tout composé de plusieurs parties qui toutes tendent au même but. C’est un bel édifice, dont l’œil embrasse toute la structure, et dont il voit avec plaisir les différents corps.

 

          Il condamne, avec une noble candeur, la duplicité d’action dans ses Horaces, et la mort inattendue de Camille, qui forme une pièce nouvelle. Il pouvait ne pas citer Théodore. Ce n’est pas la double action, la double intrigue, qui rend Théodore une mauvaise tragédie ; c’est le vice du sujet ; c’est le vice de la diction et des sentiments ; c’est le ridicule de la prostitution.

 

          Il y a manifestement deux intrigues dans l’Andromaque de Racine : celle d’Hermione aimée d’Oreste et dédaignée de Pyrrhus, celle d’Andromaque qui voudrait sauver son fils, et être fidèle aux mânes d’Hector. Mais ces deux intérêts, ces deux plans, sont si heureusement rejoints ensemble, que, si la pièce n’était pas un peu affaiblie par quelques scènes de coquetterie et d’amour, plus dignes de Térence que de Sophocle, elle serait la première tragédie du théâtre français.

 

          Nous avons déjà dit (1) que dans la Mort de Pompée, il y a trois à quatre actions, trois à quatre espèces d’intrigues mal réunies. Mais ce défaut est peu de chose, en comparaison des autres qui rendent cette tragédie trop irrégulière. Le célèbre Caton d’Addison pèche par la multiplicité des actions et des intrigues, mais encore plus par l’insipidité des froids amours, et d’une conspiration en masque. Sans cela Addison aurait pu, par l’éloquence de son style noble et sage, réformer le théâtre anglais (2).

 

          Corneille a raison de dire qu’il ne doit y avoir qu’une action complète. Nous doutons qu’on ne puisse y parvenir que par plusieurs autres actions imparfaites. Il nous semble qu’une seule action sans aucun épisode, à peu près comme dans Athalie, serait la perfection de l’art.

 

 

 

          […] Il y a grande différence (dit Aristote) entre les événements qui viennent les uns après les autres, et ceux qui viennent les uns à cause des autres.

 

          Cette maxime d’Aristote marque un esprit, juste profond et clair. Ce ne sont pas là des sophismes et des chimères à la Platon. Ce ne sont pas là des idées archétypes.

 

 

 

          […] La liaison des scènes… est un grand ornement dans un poème.

 

          Cet ornement de la tragédie est devenu une règle, parce qu’on a senti combien il était devenu nécessaire.

 

 

 

          […] Je n’ai pas besoin de contredire Aristote pour me justifier sur (le char de Médée.)

 

          Que devons-nous dire de tout ce morceau précédent ? Applaudir au bon sens de Corneille autant qu’à ses grands talents.

 

 

 

          […] Aristote ne prescrit point le nombre des actes, Horace le borne à cinq.

 

          Cinq actes nous paraissent nécessaires : le premier expose le lieu de la scène, la situation des héros de la pièce, leurs intérêts, leur mœurs, leurs desseins ; le second commence l’intrigue ; elle se noue au troisième ; le quatrième prépare le dénouement, qui se fait au cinquième. Moins de temps précipiterait trop l’action, plus d’étendue l’énerverait. Il en est comme d’un repas d’appareil : s’il dure trop peu, c’est une halte ; s’il est trop long, il ennuie et il dégoûte.

 

 

 

          […] Il faut, s’il se peut, y rendre raison de l’entrée et de la sortie de chaque acteur.

 

          La règle qu’un personnage ne doit ni entrer ni sortir sans raison, est essentielle ; cependant on y manque souvent. Il faut un dessein dans chaque scène, et que toutes augmentent l’intérêt, le nœud et le trouble. Rien n’est plus difficile et plus rare.

 

 

 

          […] Aristote veut que la tragédie bien faite soit belle, et capable de plaire sans le secours des comédiens et hors de la représentation.

 

          Aristote avait donc beaucoup de goût. Pour qu’une pièce de théâtre plaise à la lecture, il faut que tout y soit naturel, et qu’elle soit parfaitement écrite. Il y a quelques fautes de style dans Cinna. On y a découvert aussi quelques défauts dans la conduite et dans les sentiments ; mais, en général, il y règne une si noble simplicité, tant de naturel, tant de clarté, le style a tant de beautés, qu’on lira toujours cette pièce avec intérêt et avec admiration. Il n’en sera pas de même d’Héraclius et de Rodogune ; elles réussiront toujours moins à la lecture qu’au théâtre. La diction, dans Héraclius n’est souvent ni noble ni correcte ; l’intrigue fait peine à l’esprit, la pièce ne touche point le cœur. Rodogune, jusqu’au cinquième acte, fait peu d’effet sur un lecteur judicieux qui a du goût. Quelquefois une tragédie dénuée de vraisemblance et de raison, charme à la lecture par la beauté continue du style, comme la tragédie d’Esther. On rit du sujet, et on admire l’auteur. Ce sujet, en effet respectable dans nos saintes Ecritures, révolte l’esprit partout ailleurs. Personne ne peut concevoir qu’un roi soit assez sot pour ne pas savoir, au bout d’un an, de quel pays est sa femme, et assez fou pour condamner toute une nation à la mort, parce qu’on n’a pas fait la révérence à son ministre. L’ivresse de l’idolâtrie pour Louis XIV, et la bassesse de la flatterie pour madame de Maintenon, fascinèrent les yeux à Versailles. Ils furent éclairés au théâtre de Paris. Mais le charme de la diction est si grand, que tous ceux qui aiment les vers en retiennent par cœur plusieurs de cette pièce. C’est ce qui n’est arrivé à aucune des vingt dernières pièces de Corneille. Quelque chose qu’on écrive, soit vers, soit prose, soit tragédie ou comédie, soit fable ou sermon, la première loi est de bien écrire.

 

 

 

          […] La règle de l’unité de jour a son fondement sur ce mot d’Aristote : que la tragédie doit renfermer la durée de son action dans un tour du soleil, etc.

 

          L’unité de jour a son fondement, non-seulement dans les préceptes d’Aristote, mais dans ceux de la nature. Il serait même très convenable que l’action ne durât pas en effet plus longtemps que la représentation ; et Corneille a raison de dire que sa tragédie de Cinna jouit de cet avantage.

 

          Il est clair qu’on peut sacrifier ce mérite à un plus grand, qui est celui d’intéresser Si vous faites verser plus de larmes, en étendant votre action à vingt-quatre heures, prenez le jour et la nuit ; mais n’allez pas plus loin. Alors l’illusion serait trop détruite.

 

 

 

          […] Si nous ne pouvons renfermer l’action dans deux heures, prenons-en quatre, six, dix ; mais ne passons pas de beaucoup les vingt-quatre heures, de peur de tomber dans le dérèglement, etc.

 

          Nous sommes entièrement de l’avis de Corneille dans tout ce qu’il dit de l’unité de jour.

 

 

 

          […] Je souhaiterais, pour ne point gêner du tout le spectateur, que ce qu’on fait représenter devant lui en deux heures se pût passer en effet en deux heures, et que ce qu’on lui fait voir sur un théâtre qui ne change point, pût s’arrêter dans une chambre ou dans une salle … mais souvent cela… est malaisé, pour ne pas dire impossible… etc.

 

          Nous avons dit ailleurs que la mauvaise construction de nos théâtres, perpétuée depuis nos temps de barbarie jusqu’à nos jours, rendait la loi de l’unité de lieu presque impraticable Les conjurés ne peuvent pas conspirer contre César dans sa chambre ; on ne s’entretient pas de ses intérêts secrets dans une place publique ; la même décoration ne peut représenter à la fois la façade d’un palais et celle d’un temple. Il faudrait que le théâtre fît voir aux yeux tous les endroits particuliers où la scène se passe, sans nuire à l’unité de lieu ; ici une partie d’un temple, là le vestibule d’un palais, une place publique, des rues dans l’enfoncement ; enfin tout ce que l’oreille doit entendre. L’unité de lieu est tout le spectacle que l’œil peut embrasser sans peine.

 

          Nous ne sommes point de l’avis de Corneille, qui veut que la scène du Menteur soit tantôt à un bout de la ville, tantôt à l’autre. Il était très aisé de remédier à ce défaut en rapprochant les lieux. Nous ne supposons pas même que l’action de Cinna puisse se passer d’abord dans la maison d’Emilie, et ensuite dans celle d’Auguste. Rien n’était plus facile que de faire une décoration qui représentât la maison d’Emilie, celle d’Auguste, une place, des rues de Rome.

 

 

 

          […] Quoi qu’il en soit, voilà mes opinions, ou, si vous voulez, mes hérésies touchant les principaux points de l’art ; et je ne sais point mieux accorder les règles anciennes avec les agréments modernes. Je ne doute point qu’il ne soit aisé d’en trouver de meilleurs moyens, etc.

 

          Après les exemples que Corneille donna dans ses pièces, il ne pouvait guère donner de préceptes plus utiles que dans ces discours.

 

 

 

 

 

 

CORNEILLE - 9

 

 

 

 

1 – Dans la préface d’Œdipe, de 1730. (G.A.)

 

 

 

2 – Ceci est à l’adresse des shakespeariens. (G.A.)

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