COMMENTAIRES SUR CORNEILLE - Deuxième discours - Partie 8
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REMARQUES SUR LES DISCOURS DE
CORNEILLE
IMPRIMÉS A LA SUITE DE SON THÉÂTRE.
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CORNEILLE
1606 - 1684
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DEUXIÈME DISCOURS
DE LA TRAGÉDIE.
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[Corneille.] La tragédie a ceci de particulier, que, par la pitié et la crainte, elle purge de semblables passions.
[Voltaire.] Nous avons dit un mot de cette prétendue médecine des passions dans le Commentaire sur le premier discours. Nous pensons avec Racine, qui a pris le phobos et l’eleos pour sa devise, que, pour qu’un acteur intéresse, il faut qu’on craigne pour lui et qu’on soit touché de pitié pour lui. Voilà tout. Que le spectateur fasse ensuite quelque retour sur lui-même, qu’il examine ou non quels seraient ses sentiments s’il se trouvait dans la situation du personnage qui l’intéresse qu’il soit purgé, ou qu’il ne soit pas purgé, c’est, selon nous, une question fort oiseuse. Paul Bény (1) peut rapporter quinze opinions sur un sujet aussi frivole, et en ajouter encore une seizième ; cela n’empêchera pas que tout le secret ne consiste à faire de ces vers charmants tels qu’on en trouve dans le Cid :
Va, je ne te hais point. – Tu le dois. – Je ne puis…
Tu vas mourir ! Don Sanche est-il si redoutable ?
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix.
Il n’y a point là de purgation. Le spectateur ne réfléchit point s’il aura besoin d’être purgé. S’il réfléchissait, le poète aurait manqué son coup.
Et quocumque volent animum auditoris agunto.
[…] Ce n’est pas une nécessité de ne mettre que les infortunes des rois sur le théâtre ; celles des autres hommes y trouveraient place, s’il leur en arrivait d’assez illustres… pour la mériter.
Rois, empereurs, princes, généraux d’armée, principaux chefs de république, il n’importe. Mais il faut toujours, dans la tragédie, des hommes élevés au-dessus du commun ; non-seulement parce que le destin des Etats dépend du sort de ces personnages importants, mais parce que les malheurs des hommes illustres, exposés aux regards des nations, font sur nous une impression plus profonde que les infortunes du vulgaire.
Je doute beaucoup qu’un paysan de Leuctres, nommé Scédase, dont on a violé deux filles, fût un aussi beau sujet de tragédie que Cinna et Iphigénie. Le viol, d’ailleurs, a toujours quelque chose de ridicule, et n’est guère fait pour être joué que dans le beau lieu où l’on prétend que sainte Théodore fut envoyée, supposé que cette Théodore (2) ait jamais existé, et que jamais les Romains aient condamné les dames à cette espèce de supplice ; ce qui n’était assurément ni dans leurs lois ni dans leurs mœurs.
[…] Il (Aristote) ne veut point qu’un homme fort vertueux y tombe de la félicité dans le malheur.
S’il était permis de chercher un exemple dans nos livres saints, nous dirions que l’histoire de Job est une espèce de drame, et qu’un homme très vertueux y tombe dans les plus grands malheurs ; mais c’est pour l’éprouver, et le drame finit par rendre Job plus heureux qu’il n’a jamais été.
Dans la tragédie de Britannicus, si ce jeune prince n’est pas un modèle de vertu, il est du moins entièrement innocent ; cependant il périt d’une mort cruelle. Son empoisonneur triomphe. Cet événement est tout à fait injuste. Pourquoi donc Britannicus a-t-il eu enfin un si grand succès, surtout auprès des connaisseurs et des hommes d’Etat ? C’est par la beauté des détails, c’est par la peinture la plus vraie d’une cour corrompue. Cette tragédie, à la vérité, ne fait point verser de larmes, mais elle attache l’esprit, elle intéresse ; et le charme du style entraîne tous les suffrages, quoique le nœud de la pièce soit très petit, et que la fin, un peu froide, n’excite que l’indignation. Ce sujet était le plus difficile de tous à traiter, et ne pouvait réussir que par l’éloquence de Racine.
[…] Il ne veut pas non plus qu’un méchant homme passe du malheur à la félicité.
Il y a de grands exemples de tragédies qui ont eu des succès permanents, et dans lesquelles cependant le vertueux périt indignement, et le criminel est au comble de la gloire ; mais au moins il est puni par ses remords. La tragédie est le tableau de la vie des grands : ce tableau n’est que trop ressemblant, quand le crime est heureux. Il faut autant d’art, autant de ressources, autant d’éloquence dans ce genre de tragédie, et peut-être plus que dans tout autre.
[…] Un des interprètes d’Aristote veut qu’il n’ait parlé de cette purgation des passions dans la tragédie que parce qu’il écrivait après Platon, qui bannit les poètes tragiques de sa république, parce qu’ils les remuent trop fortement.
Après tout ce qu’a dit judicieusement Corneille sur les caractères vertueux ou méchants, ou mêlés de bien et de mal, nous penchons vers l’opinion de cet interprète d’Aristote, qui pense que ce philosophe n’imagina son galimatias de la purgation des passions que pour ruiner le galimatias de Platon, qui veut chasser la tragédie, et la comédie, et le poème épique, de sa république imaginaire. Platon, en rendant les femmes communes dans son utopie, et en les envoyant à la guerre, croyait empêcher qu’on ne fît des poèmes pour une Hélène ; et Aristote, attribuant aux poèmes une utilité qu’ils n’ont peut-être pas, imaginait sa purgation des passions. Que résulte-t-il de cette vaine dispute ? Qu’on court à Cinna et à Andromaque sans se soucier d’être purgé.
Notre siècle n’a vu (les conditions qu’Aristote demande) que dans le Cid.
Le Cid, comme nous l’avons dit, n’est beau que parce qu’il est très touchant.
[…] L’exclusion des personnes tout à fait vertueuses qui tombent dans le malheur bannit les martyrs de notre théâtre.
Un martyr, qui ne serait que martyr, serait très vénérable, et figurerait très bien dans la Vie des saints, mais assez mal au théâtre. Sans Sévère et Pauline, Polyeucte n’aurait point eu de succès.
[…] S’il est bien amoureux… il peut s’emporter de colère et tuer dans un premier mouvement ; et l’ambition le peut engager dans un crime.
On s’intéresse pour un jeune criminel que la passion emporte, et qui avoue ses fautes, témoins Venceslas et Rhadamiste.
[…] La perfection de la tragédie consiste… à exciter de la pitié et de la crainte, par le moyen d’un premier acteur, comme peut faire Rodrigue dans le Cid, et Placide dans Théodore.
Il est triste de mettre Placide à côté du Cid.
[…] On désapprouve sa manière d’agir (de Félix) ; mais cette aversion… n’empêche pas que sa conversion miraculeuse, à la fin de la pièce, ne le réconcilie pleinement avec l’auditoire.
La conversion miraculeuse de Félix le réconcilie sans doute avec le ciel, mais point du tout avec le parterre.
[…] Qu’’un indifférent (dit Aristote) tue un indifférent, cela ne touche guère… d’autant qu’il n’excite aucun combat dans l’âme de celui qui fait l’action.
Aristote montre ici un jugement bien sain, et une grande connaissance du cœur de l’homme. Presque toute tragédie est froide dans les combats des passions.
[…] Disons donc (que cette condamnation) ne doit s’entendre que de ceux qui connaissent la personne qu’ils veulent perdre, et s’en dédisent par un simple changement de volonté, sans aucun événement notable qui les oblige.
Il nous semble qu’on ne peut mieux expliquer ce qu’Aristote a dû entendre. Si un homme commence une action funeste et ne l’achève pas sans avoir un motif supérieur et tragique qui le force, il n’est alors qu’inconstant et pusillanime : il n’inspire que le mépris. Il faut ou que la nature ou la gloire l’arrête, et un tel dénouement peut faire un très bel effet ; ou bien le crime commencé par lui est puni avant d’être achevé, et le spectateur est encore plus content.
[…] Le poème d’Œdipe excite peut-être autant de commisération que le Cid ou Rodogune ; mais il en doit une partie à Dircé.
Il est toujours étonnant que Corneille ait cru que sa Dircé ait pu faire quelque sensation dans son Œdipe.
[…] Cela se voit manifestement en la Mort de Crispe, faite par un de leurs plus beaux esprits, Jean-Baptiste Ghirardelli, etc.
On ne connaît plus guère la Mort de Crispe, (Il Costantino) de Jean-Baptiste-Philippe Ghirardelli, et pas davantage celle du jésuite Stephonius. Mais il est clair qu’il n’y a presque rien de tragique dans cette pièce, si Constantin ne connaît pas son fils, s’il n’y a point dans son cœur de combats entre la nature et la vengeance.
[…] J’estime donc… qu’il n’y a aucune liberté d’inventer l’action principale, mais qu’elle doit être tirée de l’histoire ou de la fable.
C’est ici une grande question : S’il est permis d’inventer le sujet d’une tragédie ? Pourquoi non ? puisqu’on invente toujours les sujets de comédie. Nous avons beaucoup de tragédies de pure invention, qui ont eu des succès durables à la représentation et à la lecture. Peut-être même ces sortes de pièces sont plus difficiles à faire que les autres. On n’y est pas soutenu par cet intérêt qu’inspirent les grands noms connus dans l’histoire, par le caractère des héros déjà tracé dans l’esprit du spectateur. Il est au fait avant qu’on ait commencé. Vous n’avez nul besoin de l’instruire, et s’il voit que vous le donniez une copie fidèle du portrait qu’il a déjà dans la tête, il vous en tient compte ; mais dans une tragédie où tout est inventé, il faut annoncer les lieux, les temps et les héros ; il faut intéresser pour des personnages dont votre auditoire n’a aucune connaissance. La peine est double ; et si votre ouvrage ne transporte pas l’âme, vous êtes doublement condamné. Il est vrai que le spectateur peut vous dire : Si l’événement que vous me présentez était arrivé, les historiens en auraient parlé. Mais il peut en dire autant de toutes les tragédies historiques dont les événements lui sont inconnus : ce qui est ignoré, et ce qui n’a jamais été écrit, sont pour lui la même chose. Il ne s’agit ici que d’intéresser.
[…] Inventez des ressorts qui puissent m’attacher.
Il ne faut pas sans doute choquer l’histoire connue, encore moins les mœurs des peuples qu’on met sur la scène. Peignez ces mœurs, rendez votre fable vraisemblable, qu’elle soit touchante et tragique, que le style soit pur, que les vers soient beaux, et je vous réponds que vous réussirez.
[…] Les apparitions de Vénus et d’Eole ont eu bonne grâce dans Andromède.
Pas si bonne grâce.
[…] Qu’aurait-on dit, si, pour démêler Héraclius d’avec Martian, après la mort de Phocas, je me fusse servi d’un ange ?
Nous avouons ingénument que nous aimerions presque autant un ange descendant du ciel que le droit procès par écrit qui suit la mort de Phocas, et qu’on débrouille à peine par une ancienne lettre de l’impératrice Constantine, lettre qui pourrait encore produire bien des contestations.
Louis Racine, fils du grand Racine, a très bien remarqué les défauts de ce dénouement d’Héraclius, et de cette reconnaissance qui se fait après la catastrophe ; nous avons toujours été de son avis sur ce point, nous avons toujours pensé qu’un dénouement doit être clair, naturel, touchant ; qu’il doit être, s’il se peut, la plus belle situation de la pièce. Toutes ces beautés sont réunies dans Cinna. Heureuses les pièces où tout parle au cœur, qui commencent naturellement, et qui finissent de même !
[…] Je ne condamnerai jamais personne pour en avoir inventé ; mais je ne me le permettrai jamais.
Nous ne voyons pas pourquoi Corneille ne se serait pas permis une tragédie dans laquelle un père reconnaîtrait un fils après l’avoir fait périr. Il nous semble qu’un tel sujet pourrait produire un très beau cinquième acte. Il inspirerait cette crainte et cette pitié qui sont l’âme du spectacle tragique.
[…] Aristote… dit… qu’il ne faut pas changer les sujets reçus.
Nous pensons qu’on pourrait changer quelques circonstances principales dans les sujets reçus, pourvu que ces circonstances changées augmentassent l’intérêt, loin de le diminuer :
Quidlibet audendis semper fuit æqua potestas.
Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi.
Médée ne doit point tuer ses enfants devant des mères qui s’enfuiraient d’horreur. Un tel spectacle révolterait des cannibales et des inquisiteurs mêmes. Cadmus ne peut guère être changé en serpent qu’à l’Opéra. Nous aurions souhaité qu’Horace eût dit aversor et odi, au lieu de incrédulus odi ; car le sujet de ces pièces étant connu et reçu de tout le monde, la fable passant pour une vérité, le spectateur n’est point incredulus ; mais il est révolté, il recule, il fuit à l’aspect de deux figures d’enfant qu’on met à la broche. A l’égard de la métamorphose de Cadmus en serpent et de Progné en hirondelle, c’étaient encore des fables qui tenaient lieu d’histoire. Mais l’exécution de ces prodiges serait d’une telle difficulté, et l’exécution même la plus heureuse serait si puérile et si ridicule, qu’elle ne pourrait amuser que des enfants et de vieilles imbéciles.
[…] Aristote… nous apprend que le poète n’est pas obligé de traiter les choses comme elles se sont passées, mais comme elles ont pu ou dû se passer selon le vraisemblable ou le nécessaire.
Tout ce que dit ici Corneille sur l’art de traiter des sujets terribles, sans les rendre trop atroces, est digne du père et du législateur du théâtre, et ce qu’il propose sur la manière de sauver l’horreur du parricide d’Oreste et d’Electre, est si judicieux, que les poètes qui, depuis lui, ont manié ce sujet si cher à l’antiquité, se sont absolument conformés aux conseils qu’il donne.
A l’égard du conseil d’Aristote, de représenter les événements selon le vraisemblable ou le nécessaire, voici comment nous entendons ces paroles.
Choisissez la manière la plus vraisemblable, pourvu qu’elle soit tragique et non révoltante ; et, si vous ne pouvez concilier ces deux choses, choisissez la manière dont la catastrophe doit arriver nécessairement, par tout ce qui aura été annoncé dans les premiers actes.
Par exemple, vous mettez sur le théâtre le malheur d’Œdipe, il faut que ce malheur arrive : voilà le nécessaire. Un vieillard lui apprend qu’il est incestueux et parricide, et lui en donne de funestes preuves : voilà le vraisemblable.
[…] On peut m’objecter que le même philosophe dit qu’au regard de la poésie, on doit préférer l’impossible croyable au possible incroyable, etc.
Il nous semble que Corneille aurait pu s’épargner toutes les peines qu’il prend pour concilier Aristote avec lui-même. Nous n’entendons point ce que c’est que l’impossible croyable et le possible incroyable. On a beau donner la torture à son esprit, l’impossible ne sera jamais croyable ; l’impossible, selon la force du mot, est ce qui ne peut jamais arriver. C’est abuser de son esprit que d’établir de telles propositions ; c’est en abuser encore de vouloir les expliquer. C’est vouloir plaisanter, de dire que, quand une chose est faite, il est impossible qu’elle ne soit pas faite, et qu’on n’y peut rien changer. Ces questions sont de la nature de celles qu’on agitait dans les écoles, Si Dieu pouvait se changer en citrouille, et si, en montant à une échelle, il pouvait se casser le cou.
[…] J’ai fait voir qu’il y a des choses sur qui nous n’avons aucun droit ; et pour celles où ce privilège peut avoir lieu, il doit être plus ou moins resserré, selon que les sujets sont plus ou moins connus.
Voilà tout le précis de cette dissertation : ne changez rien d’important dans la mort de Pompée, parce qu’elle est connue de tout le monde ; changez, imaginez tout ce qu’il vous plaira, dans l’histoire de Pertharite et de don Sanche d’Aragon, parce que ces gens-là ne sont connus de personne.
1 – Littérateur italien, cité par Corneille ; il a commenté la Poétique d’Aristote. (G.A.)
2 – Voyez la Théodore de Corneille. (G.A.)