COMMENTAIRES SUR CORNEILLE - Premier discours - Partie 7-2
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REMARQUES SUR LES DISCOURS DE
CORNEILLE
IMPRIMÉS A LA SUITE DE SON THÉÂTRE.
CORNEILLE
1606 - 1684
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PREMIER DISCOURS
DU POÈME DRAMATIQUE.
(Partie 2)
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[…] La poésie (dit Aristote) est une imitation de gens meilleurs qu’ils n’ont été.
Meilleurs est encore ici une équivoque d’Aristote ; il entend qu’il faut un peu exagérer, dans la poésie ; que les hommes y doivent paraître plus grands, plus brillants qu’ils n’ont été. Il faut frapper l’imagination. Voilà pourquoi, dans la sculpture, on donnait aux héros une taille au-dessus du commun des hommes.
Il se pourrait que les mots grecs qui répondent chez Aristote à bon et à meilleur, ne signifiassent pas précisément ce que nous leur faisons signifier. Il n’y avait peut-être pas d’équivoque dans le texte grec, et il y en a dans le français.
[…] C’est ce qui me fait douter si le mot grec πράος a été rendu dans le sens d’Aristote par les interprètes.
Corneille n’a-t-il pas grande raison de traduire par débonnaires le mot grec si mal traduit par fainéants ? En effet, le caractère de mansuétude, de débonnaireté, est opposé à colère ; fainéant est opposé à laborieux.
Avouons ici que toutes ces dissertations ne valent pas deux bons vers du Cid, des Horaces, de Cinna.
[…] Aristote dit que la tragédie se peut faire sans mœurs.
Peut-être qu’Aristote entendait, par des tragédies sans mœurs, des pièces fondées uniquement sur des aventures funestes qui peuvent arriver à tous les personnages, soit qu’ils aient des passions ou qu’ils n’en aient pas, soit qu’ils aient un caractère frappant, ou non. Le malheur d’Œdipe, par exemple, peut arriver à tout homme, indépendamment de son caractère et de ses mœurs.
Qu’une princesse ayant appris la mort de son mari tué sur le rivage de la mer, aille lui dresser un tombeau, et qu’elle voie le corps de son fils étendu mort sur le même rivage ; cela est déplorable et tragique, mais n’a aucun rapport à la conduite et aux mœurs de cette princesse.
Au contraire, les destinées d’Emilie, de Roxane, de Phèdre, d’Hermione, dépendent de leurs mœurs. Aussi les pièces de caractère sont bien supérieures à celles qui ne représentent que des aventures fatales.
[…] Il y a cette différence… entre le poète dramatique et l’orateur, que celui-ci peut étaler son art… et que l’autre doit le cacher.
Grande règle, toujours observée par Racine et par Molière, rarement par d’autres. Il faut au théâtre, comme dans la société, savoir s’oublier soi-même. Corneille, qui aimait à disserter, rend quelquefois ses personnages trop dissertateurs ; et, surtout dans ses dernières pièces, il met le raisonnement à la place du sentiment.
[…] La diction dépend de la grammaire.
Oui ; et encore plus du génie, témoin les beaux vers de Corneille dans ses premières tragédies.
[…] Le retranchement que nous avons fait des chœurs a retranché la musique de nos poèmes. Une chanson y a quelquefois bonne grâce.
Cela fut écrit avant que l’opéra fût à la mode en France. Depuis ce temps il s’est fait de grands changements. La musique s’est introduite avec beaucoup de succès dans de petites comédies et ce nouveau genre de spectacle a pris le nom d’opéra-comique.
[…] Je n’ai plus qu’à parler des parties de quantité, qui sont le prologue, l’épisode, l’exode, et le chœur, etc.
Il est difficile d’appliquer à notre usage le prologue, l’épisode, l’exode, et le chœur des Grecs ; les Anglais ont un prologue et un épilogue, qui sont deux petites pièces de vers détachées : dans la première, on demande l’indulgence des spectateurs pour la tragédie ou la comédie qu’on va jouer ; dans la seconde, on fait des plaisanteries, et surtout des allusions à tout ce qui a pu, dans la pièce, avoir quelque rapport aux mœurs de la nation et aux aventures de Londres. C’est une espèce de farce récitée par un seul acteur. Cette facétie n’est pas admise en France, et pourra l’être : tant on aime, depuis quelque temps, à prendre les modes anglaises (1) !
[…] Il faut qu’il n’entre aucun acteur dans les actes suivants, qu’il ne soit connu par le premier… Cette maxime est nouvelle et assez sévère, et je ne l’ai pas toujours gardée.
Cette maxime nouvelle, établie par Corneille, était très judicieuse. Non-seulement il est utile, pour l’intelligence parfaite d’une pièce de théâtre, que tous les personnages essentiels soient annoncés dès le premier acte, mais cette sage précaution contribue à augmenter l’intérêt. Le spectateur en attend avec plus d’émotion l’acteur qui doit servir au nœud, ou à le redoubler, ou à le dénouer, ne fût-il qu’un subalterne. Rien ne fait mieux voir combien Corneille avait approfondi tous les secrets de son art.
Molière, si admirable par la peinture des mœurs, par les tableaux de la vie humaine, par la bonne plaisanterie, a manqué à cette règle de Corneille. Dans la plupart de ses dénouements, les personnages ne sont pas assez annoncés, assez préparés.
[…] Quand je n’aurais point parlé de Livie dans le premier acte de Cinna j’aurais pu la faire entrer au quatrième.
Il eût été mieux de ne point du tout faire paraître Livie.
Elle ne sert qu’à dérober à Auguste le mérite et la gloire d’une belle action. Corneille n’introduisit Livie que pour se conformer à l’histoire, ou plutôt à ce qui passait pour l’histoire ; car cette aventure ne fut d’abord écrite que dans une déclamation de Sénèque sur la clémence. Il n’était pas dans la vraisemblance qu’Auguste eût donné le consulat à un homme très peu considérable dans la république, pour avoir voulu l’assassiner.
[…] La conspiration de Cinna et la consultation d’Auguste, avec lui et Maxime, n’ont aucune liaison entre elles… bien que le résultat de l’une produise de beaux effets pour l’autre.
C’est un grand coup de l’art en effet ; c’est une des beautés les plus théâtrales, qu’au moment où Cinna vient de rendre compte à Emilie de la conspiration, lorsqu’il a inspiré tant d’horreur contre les cruautés d’Auguste, lorsqu’on ne désire que la mort de ce triumvir, lorsque chaque spectateur semble de venir lui-même un des conjurés, tout à coup Auguste mande Cinna et Maxime, les chefs de la conspiration. On craint que tout ne soit découvert, on tremble pour eux. Et c’est là cette terreur qui produit, dans la tragédie, un effet si admirable et si nécessaire.
[…] Euripide a usé assez grossièrement (du prologue).
Toutes les tragédies d’Euripide commencent, ou par un acteur principal qui dit son nom au public, et qui lui apprend le sujet de la pièce, ou par une divinité qui descend du ciel pour jouer ce rôle, comme Vénus dans Phèdre et Hippolyte.
Iphigénie elle-même, dans la pièce d’Iphigénie en Tauride, explique d’abord le sujet du drame, et remonte jusqu’à Tantale dont elle fait l’histoire. Corneille a bien raison de dire que cet artifice est grossier. Ce qui est surprenant, c’est que ce défaut, qui semblerait venir de l’enfance de l’art, ne se trouve point dans Sophocle, un peu antérieur à Euripide. Ce sont toujours, dans les tragédies de Sophocle, les principaux acteurs qui expliquent le sujet de la pièce, sans paraître vouloir l’expliquer ; leurs desseins, leurs intérêts, leurs passions, s’annoncent de la manière la plus naturelle. Le dialogue porte l’émotion dans l’âme dès la première scène.
[…] Plaute a cru remédier à ce désordre d’Euripide en introduisant un prologue détaché, etc.
Plaute fait encore pis : non-seulement il fait paraître d’abord Mercure dans l’Amphitryon pour annoncer le sujet de sa tragi-comédie, pour prévenir les spectateurs sur tout ce qu’il fera dans la pièce ; mais au troisième acte, il dépouille Jupiter de son rôle d’acteur. Ce Jupiter adresse la parole au public, l’instruit de tout et lui annonce le dénouement. C’est prendre assurément bien de la peine pour ôter aux spectateurs tout leur plaisir. Cependant la pièce plut beaucoup aux Romains, malgré ce défaut énorme, et malgré les basses plaisanteries qu’Horace condamne dans Plaute : tant le sujet d’Amphitryon est piquant, intéressant, et comique par lui-même.
[…] Térence, qui est venu depuis lui, a gardé ses prologues et en a changé la matière.
Les prologues de Térence sont dans un goût qui est encore imité par les Anglais. C’est un discours en vers adressé aux auditeurs pour se les rendre favorables. Ce discours était prononcé d’ordinaire par l’entrepreneur de la troupe. Aujourd’hui, en Angleterre, ces prologues sont toujours composés par un ami de l’auteur. Térence employa presque toujours ces prologues à se plaindre de ses envieux, qui se servaient contre lui des mêmes armes. Une telle guerre est honteuse pour les beaux-arts.
[…] Ces prologues doivent avoir beaucoup d’invention, et je ne pense pas qu’on n’y puisse raisonnablement introduire que des dieux imaginaires de l’antiquité, qui ne laissent pas toutefois de parler des choses de notre temps, par une fiction poétique qui fait un grand accommodement de théâtre.
Il reste à savoir si ces fictions poétiques font au théâtre un accommodement si heureux ; le prologue de la Nuit et de Mercure, dans l’Amphitryon de Molière, réussit autant que la pièce même ; mais c’est qu’il est plein d’esprit, de grâces, et de bonnes plaisanteries. Le prologue d’Amadis fut regardé comme un chef-d’œuvre. On admira l’art avec lequel Quinault sut joindre l’éloge de Louis XIV avec le sujet de la pièce, la beauté des vers et celle de la musique. Le siècle de grandeur et de prospérité qui produisait ces brillants spectacles, augmentait encore leur prix.
[…] Aristote blâme fort les épisodes détachés.
Un épisode inutile à la pièce est toujours mauvais, et, en aucun genre, ce qui est hors d’œuvre ne peut plaire ni aux yeux, ni aux oreilles, ni à l’esprit. Nous avons dit ailleurs que le Cid réussit malgré l’infante, et non pas à cause de l’infante. Corneille parle ici en homme modeste et supérieur.
[…] Quoique l’auteur (de Mariamne) eût bien mérité ce beau succès par le grand effort d’esprit qu’il avait fait à peindre les désespoirs d’Hérode, peut-être que l’excellence de l’acteur, qui en soutenait le personnage, y contribuait beaucoup.
La Mariamne de Tristan eut, en effet, longtemps une très grande réputation. Nous avons entendu dire au comédien Baron que, lorsqu’il voulut débuter, Louis XIV lui faisait quelquefois réciter des vers de Mariamne. Les belles pièces de Corneille la firent enfin oublier.
1 – Allusion au goût que l’on commençait à avoir pour Shakespeare (-1764). (G.A.)