COMMENTAIRES SUR CORNEILLE - Premier discours - Partie 7-1

Publié le par loveVoltaire

CORNEILLE---7.1.jpg

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

REMARQUES SUR LES DISCOURS DE

 

CORNEILLE

 

IMPRIMÉS A LA SUITE DE SON THÉÂTRE.

 

 

Pierre Corneille 2

CORNEILLE

 

1606 - 1684

 

 

 

 

 

 

  _________  

 

 

 

 

 

 

 

PREMIER DISCOURS

 

 

 

DU POÈME DRAMATIQUE.

 

 

 

 

 

 

 

____________

 

 

 

 

 

 

 

          [Corneille.] Il faut observer l’unité d’action, de lieu, et de jour ; personne n’en doute.

 

 

 

          [Voltaire.] On en doutait tellement du temps de Corneille, que ni les Espagnols ni les Anglais ne connurent cette règle. Les Italiens seuls l’observèrent. La Sophonisbe de Mairet fut la première pièce en France où ces trois unités parurent. La Motte, homme de beaucoup d’esprit et de talent, mais homme à paradoxes, a écrit de nos jours contre ces trois unités (1). Mais cette hérésie en littérature n’a pas fait fortune.

 

 

 

 

 

 

 

[…] On est venu jusqu’à établir une maxime très fausse : qu’il faut que le sujet d’une tragédie soit vraisemblable.

 

 

 

          Cette maxime, au contraire, est très vraie en quelque sens qu’on l’entende. Boileau dit avec raison dans son Art poétique :

 

 

 

 

 

Jamais au spectateur n’offrez rien d’incroyable.

 

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

 

Une merveille absurde est pour moi sans appas.

 

L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas.

 

 

 

 

 

 

 

[…] Il n’est pas vraisemblable que Médée tue ses enfants, que Clytemnestre assassine son mari, qu’Oreste poignarde sa mère ; mais l’histoire le dit, etc.

 

 

 

          Cela n’est pas commun ; mais cela n’est pas sans vraisemblance dans l’excès d’une fureur dont on n’est pas le maître. Ces crimes révoltent la nature, et cependant ils sont dans la nature. C’est ce qui les rend si convenables à la tragédie, qui ne veut que du vrai, mais un vrai rare et terrible.

 

 

 

 

 

 

 

          […] Il n’est ni vrai ni vraisemblable qu’Andromède, exposée à un monstre marin, ait été garantie de ce péril par un cavalier volant.

 

 

 

          Il semble que les sujets d’Andromède, de Phaéton (2), soient plus faits pour l’opéra que pour la tragédie régulière. L’opéra aime le merveilleux. On est là dans le pays des métamorphoses d’Ovide. La tragédie est le pays de l’histoire, ou du moins de tout ce qui ressemble à l’histoire par la vraisemblance des faits et par la vérité des mœurs.

 

 

 

 

 

 

 

          […] Quelque heureusement que réussisse cet étalage de moralités, il faut toujours craindre que ce ne soit un de ces ornements ambitieux qu’Horace nous ordonne de retrancher.

 

 

 

 

 

          Il nous semble qu’on ne peut donner de meilleures leçons de goût, et raisonner avec un jugement plus solide : il est beau de voir l’auteur de Cinna et de Polyeucte creuser ainsi les principes de l’art dont il fut le père en France. Il est vrai qu’il est tombé souvent dans le défaut de connaître son art, qu’il connaissait pourtant si bien. Il déclare ici qu’il vaut beaucoup mieux mettre les maximes en sentiment que les étaler en préceptes : et il distingue très finement les situations dans lesquelles un personnage peut débiter un peu de morale, de celles qui exigent un abandonnement entier à la passion… Ce sont les passions qui font l’âme de la tragédie. Par conséquent un héros ne doit point prêcher, et doit peu raisonner. Il faut qu’il sente beaucoup et qu’il agisse.

 

 

 

          Pourquoi donc Corneille, dans plus de la moitié de ses pièces, donne-t-il tant aux lieux communs de politique, et presque rien aux grands mouvements des passions ? La raison en est, à notre avis, que c’était là le caractère dominant de son esprit. Dans son Othon, par exemple, tous les personnages raisonnent, et pas un n’est animé.

 

 

 

          Peut-être aurait-il dû apporter ici un autre exemple que celui de Mélite. Cette comédie n’est aujourd’hui connue que par son titre, et parce qu’elle fut le premier ouvrage dramatique de Corneille.

 

 

 

 

 

 

 

          […] La seconde utilité du poème dramatique se rencontre en la naïve peinture des vices, et des vertus.

 

 

 

          Ni dans la tragédie, ni dans l’histoire, ni dans un discours public, ni dans aucun genre d’éloquence et de poésie, il ne faut peindre la vertu odieuse et le vice aimable. C’est un devoir assez connu. Ce précepte n’appartient pas plus à la tragédie qu’à tout autre genre : mais de savoir s’il faut que le crime soit toujours récompensé, et la vertu toujours punie sur le théâtre, c’est une autre question. La tragédie est un tableau des grands événements de ce monde ; et malheureusement plus la vertu est infortunée, plus le tableau est vrai. Intéressez ; c’est le de voir du poète : rendez la vertu respectable ; c’est le devoir de tout homme.

 

 

 

 

 

 

 

          […] Il est certain que nous ne serions voir un honnête homme sur notre théâtre, sans lui souhaiter de la prospérité, et nous fâcher de ses infortunes.

 

 

 

          On ne sort point indigné contre Racine et contre les comédiens de la mort de Britannicus et de celle d’Hyppolyte. On sort enchanté du rôle de Phèdre et de celui de Burrhus ; on sort la tête remplie des vers admirables qu’on a entendus !

 

 

 

 

 

 

 

          […] Et que tout ce qu’il fit, facile à retenir,

 

                  De son ouvrage en vous laisse un long souvenir.

 

 

 

          C’est là le grand point. C’est le seul moyen de s’assurer un succès éternel. C’est le mérite d’Auguste et de Cinna, c’est celui de Sévère dans Polyeucte.

 

 

 

 

 

 

 

          […] La quatrième utilité du théâtre consiste en la purgation des passions, par le moyen de la pitié et de la crainte.

 

 

 

          Pour la purgation des passions, je ne sais pas ce que c’est que cette médecine. Je n’entends pas comment la crainte et la pitié purgent, selon Aristote. Mais j’entends fort bien comment la crainte et la pitié agitent notre âme pendant deux heures, selon la nature ; et comment il en résulte un plaisir très noble et très délicat, qui n’est bien senti que par les esprits cultivés.

 

 

 

          Sans cette crainte et cette pitié, tout languit au théâtre. Si on ne remue pas l’âme, on l’affadit : point de milieu entre s’attendrir et s’ennuyer.

 

 

 

 

 

 

 

          […] Le poème est composé de deux sortes de parties. Les unes sont appelées parties de quantité ou d’extension… Les autres se peuvent nommer des parties intégrantes.

 

 

 

Il est à croire que ni Molière, ni Racine, ni Corneille lui-même, ne pensèrent aux parties de quantité et aux parties intégrantes, quand ils firent leurs chefs-d’œuvre.

 

 

 

 

 

 

 

          […] Aristote définit simplement (la comédie) une imitation de personnes basses et fourbes. Je ne puis m’empêcher de dire que cette définition ne me satisfait point.

 

 

 

          Corneille a bien raison de ne pas approuver la définition d’Aristote, et probablement l’auteur du Misanthrope ne l’approuva pas davantage. Apparemment Aristote était séduit par la réputation qu’avait usurpée ce bouffon d’Aristophane, bas et fourbe lui-même, et qui avait toujours peint ses semblables. Aristote prend ici la partie pour le tout, et l’accessoire pour le principal. Les principaux personnages de Ménandre et de Térence son imitateur, sont honnêtes. Il est permis de mettre des coquins sur la scène ; mais il est beau d’y mettre des gens de bien.

 

 

 

 

 

 

 

          […] Lorsqu’on met sur la scène une simple intrigue d’amour entre des rois, et qu’ils ne courent aucun péril ni de leur vie ni de leur état, je ne crois pas que, bien que les personnes soient illustres, l’action le soit assez pour s’élever jusqu’à la tragédie.

 

 

 

          Nous sommes entièrement de l’avis de Corneille. Bérénice ne nous paraît pas une tragédie ; l’élégant et habile Racine trouva, à la vérité, le secret de faire de ce sujet une pièce très intéressante. Mais ce n’est pas une tragédie ; c’est, si l’on veut, une comédie héroïque, une idylle, une églogue entre des princes, un dialogue admirable d’amour, une très belle paraphrase de Sapho, et non pas de Sophocle, une élégie charmante ; ce sera tout ce qu’on voudra ; mais ce n’est point, encore une fois, une tragédie.

 

 

 

 

 

 

 

          […] Je connais des gens d’esprit, et des plus savants en l’art poétique, qui m’imputent d’avoir négligé d’achever le Cid et quelques autres de mes poèmes, parce que je n’y conclus par précisément le mariage des premiers acteurs.

 

 

 

          Ces savants en l’art poétique ne paraissent pas savants dans la connaissance du cœur humain. Corneille en savait beaucoup plus qu’eux. Ce qui nous paraît ici de plus extraordinaire, c’est que, dans les premiers temps si tumultueux de la grande réputation du Cid, les ennemis de Corneille lui reprochaient d’avoir marié Chimène avec le meurtrier de son père, le propre jour de sa mort, ce qui n’était pas vrai ; au contraire la pièce finit par ce beau vers :

 

 

 

 

 

Laisse faire le temps, ta vaillance, et ton roi.

 

 

 

 

 

 

 

          […] L’action doit avoir une juste grandeur… Elle doit avoir un commencement, un milieu, et une fin. Ces termes… excluent les actions momentanées qui n’ont point ces trois parties. Telle est peut-être la mort de la sœur d’Horace, qui se fait tout d’un coup, etc.

 

 

 

          Tout ce qu’ont dit Aristote et Corneille sur ce commencement, ce milieu, et cette fin, est incontestable ; et la remarque de Corneille, sur le meurtre de Camille par Horace, est très fine. On ne peut trop estimer la candeur et le génie d’un homme qui recherche un défaut dans un de ses ouvrages étincelant des plus grandes beautés, qui trouve la cause de ce défaut, et qui l’explique.

 

 

 

 

 

 

 

          […] Quelques-uns réduisent le nombre des vers qu’on récite (au théâtre) à quinze cents.

 

 

 

          Deux mille vers, dix-huit cents, quinze cents, douze cents, il n’importe. Ce ne sera pas trop de deux mille vers, s’ils sont bien faits, s’ils sont intéressants. Ce sera trop de douze cents, s’ils ennuient. Il est vrai que, depuis l’excellent Racine, nous avons eu des tragédies très longues, et généralement très mal écrites, qui ont eu de grands succès, soit par la force du sujet, soit par des vers heureux qui brillaient à travers la barbarie du style (3), soit encore par des cabales qui ont tant d’influence au théâtre. Mais il demeure toujours très vrai que douze cents bons vers valent mieux que dix-huit cents vers obscurs, enflés, pleins de solécismes, ou de lieux communs pires que des solécismes. Ils peuvent passer sur le théâtre à la faveur d’une déclamation imposante, mais ils sont à jamais réprouvés par tous les lecteurs judicieux.

 

 

 

 

 

 

 

          […] Je viens à la seconde partie du poème, qui sont les mœurs… Je ne puis comprendre comment on a voulu entendre par ce mot de bonnes, qu’il faut qu’elles soient vertueuses.

 

 

 

          Quand on dispute sur un mot, c’est une preuve que l’auteur ne s’est pas servi du mot propre. La plupart des disputes en tout genre ont roulé sur des équivoques. Si Aristote avait dit : Il faut que les mœurs soient vraies, au lieu de dire : Il faut que les mœurs soient bonnes, on l’aurait très bien entendu. On ne niera jamais que Louis XI doive être peint violent, fourbe et superstitieux, soutenant ses imprudences par des cruautés : Louis XII, juste envers ses sujets, faible avec les étrangers ; François Ier, brave, ami des arts et des plaisirs ; Catherine de Médicis, intrigante, perfide, cruelle. L’histoire, la tragédie, les discours publics, doivent représenter les mœurs des hommes telles qu’elles ont été.

 

 

 

 

 

 

CORNEILLE - 7.1

 

 

1 – Voyez les Lettres sur Œdipe, tome III. (G.A.)

 

 

 

2 – Andromède est de Corneille ; Phaéton est de Quinault. (G.A.)

 

 

 

3 – Voltaire fait allusion ici à Crébillon. (G.A.)

 

 

 

 

Commenter cet article