COMMENTAIRES SUR CORNEILLE - Partie 5

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COMMENTAIRES SUR

 

CORNEILLE

 

 

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RÉPONSE A UN ACADÉMICIEN.

 

 

(1)

 

 

 

 

          Vous me reprochez, monsieur, de n’avoir pas assez étendu ma critique, dans mes Commentaires, sur plusieurs vers de Corneille ; vous voudriez que j’eusse examiné plus sévèrement les fautes contre la langue et contre le goût ; vous blâmez ces vers-ci dans Pompée (2) :

 

 

Qu’il eût voulu souffrir qu’un bonheur de mes armes

Eût vaincu ses soupçons, dissipé ses alarmes.

Prenez donc en ces lieux liberté tout entière.

 

 

          J’avoue que je devais remarquer les deux premiers vers, qu’un bonheur des armes ne peut se dire, et qu’un bonheur des armes qui eût vaincu des soupçons n’est pas tolérable ; mais il y a tant de fautes de cette espèce, que j’ai craint de charger trop les Commentaires. J’ai laissé quelquefois au lecteur le soin d’observer par lui-même les beautés et les défauts.

 

 

Prenez donc en ces lieux liberté tout entière,

 

ne me paraît point un vers assez défectueux pour en faire une note. Vous avez trouvé trop de déclamation, trop de répétitions dans le rôle de Cornélie. Il me semble que je l’indique assez.

 

          Je ne puis blâmer avec la même rigueur que vous ce que Cornélie dit au cinquième acte, en tenant l’urne de Pompée dans ses mains :

 

 

N’attendez point de moi de regrets ni de larmes :

Un grand cœur à ses maux applique d’autres charmes ;

Les faibles déplaisirs s’amusent à parler,

Et quiconque se plaint cherche à se consoler.

 

 

          Il est vrai qu’en général on ne doit point dire de soi qu’on a un grand cœur ; il est vrai qu’aujourd’hui on n’applique point de charmes à des maux ; il est encore vrai que, quand on parle assez longtemps, on ne doit point dire que les faibles déplaisirs s’amusent à parler ; mais voici ce qui m’a déterminé à ne point critiquer ces vers. Il m’a paru que Cornélie s’impose ici le devoir de montrer un grand cœur, plutôt qu’elle ne se vante d’en avoir un.

 

          Appliquer des charmes à des maux, m’a paru bien, parce que, dans ces temps-là, ce qu’on appelait charmes, la magie, était extrêmement en vogue, et que même Sextus Pompée, fils de Cornélie, fut très connu pour avoir employé les prétendus secrets des sortilèges. Les faibles déplaisirs s’amusent à parler, semble signifier ici, s’amusent à se plaindre, et Cornélie s’excite à la vengeance.

 

          Je n’ai point repris ces vers (3) :

 

 

Mettant leur haine bas, me sauvent aujourd’hui,

Par la moitié qu’en terre il a reçu de lui.

 

 

          Je conviens avec vous qu’ils sont mauvais ; mais ayant déjà remarqué la même faute dans Polyeucte, je n’ai pas cru devoir y revenir dans les notes sur Pompée.

 

          Si vous me reprochez trop d’indulgence, vous savez que d’autres ont trouvé dans mes remarques trop de sévérité ; mais je vous assure que je n’ai songé ni à être indulgent, ni à être difficile. J’ai examiné les ouvrages que je commentais, sans égard ni au temps où ils ont été faits, ni au nom qu’ils portent, ni à la nation dont est l’auteur. Quiconque cherche la vérité ne doit être d’aucun pays. Les beaux morceaux de Corneille m’ont paru au-dessus de tout ce qui s’est jamais fait dans ce genre chez aucun peuple de la terre : je ne pense point ainsi parce que je suis né en France, mais parce que je suis juste. Aucun de mes compatriotes n’a jamais rendu plus de justice que moi aux étrangers. Je peux me tromper, mais c’est assurément sans vouloir me tromper.

 

          Le même esprit d’impartialité me fait convenir des extrêmes défauts de Corneille, comme de ses grandes beautés. Vous avez raison de dire que ses dernières tragédies sont très mauvaises, et qu’il y a de grandes fautes dans ses meilleures. C’est précisément ce qui me prouve combien il est sublime, puisque tant de défauts n’ont diminué ni son mérite ni sa gloire. Je crois de plus qu’il y a des sujets qui ont par eux-mêmes des défauts absolument insurmontables : par exemple, il me semble qu’il était impossible de faire cinq actes de la tragédie des Horaces, sans des longueurs et des additions inutiles. Je dis la même chose de Pompée ; et il me paraît évident que l’on ne pouvait faire ce beau cinquième acte de Rodogune, sans gâter le caractère de la princesse qui donne le nom à la pièce.

 

          Joignez à tous ces obstacles, qui naissent presque toujours du même sujet, la prodigieuse difficulté d’être précis et éloquent en vers dans notre langue. Songez combien nous avons peu de rimes dans le style noble. Sentez quelles peines extrêmes on éprouve à éviter la monotonie dans nos vers, qui marchent toujours deux à deux, qui souffrent très peu d’inversions, et qui ne permettent aucun enjambement.

 

          Considérez encore la gêne des bienséances, celle de lier les scènes de façon que le théâtre ne reste jamais vide, celle de ne faire ni entrer ni sortir aucun acteur sans raison. Voyez combien nous sommes asservis à des lois que les autres nations n’ont pas connues ; vous verrez alors quel est le mérite de Corneille d’avoir eu du moins des beautés qu’aucune nation n’a, je crois, égalées. Mais aussi vous voyez qu’il n’est guère possible d’atteindre à la perfection. Les difficultés de l’art et les limites de l’esprit se montrent partout. Si quelque pièce entière approche de cette perfection, à laquelle il est à peine permis à l’homme de prétendre, c’est peut-être, comme je l’ai dit, la tragédie d’Athalie, c’est celle d’Iphigénie. J’ai toujours pensé que ce sont là les deux chefs-d’œuvre de la France, comme j’ai pensé que le rôle de Phèdre était le plus beau de tous les rôles, sans faire aucun tort au grand mérite du petit nombre des autres ouvrages qui sont restés en possession du théâtre. Ce mérite est si rare, et cet art est si difficile, qu’il faut avouer que depuis Racine nous n’avons rien eu de véritablement beau.

 

          Par quelle fatalité faut-il que presque tous les arts dégénèrent dès qu’il y a eu de grands modèles ? Vous n’êtes content, monsieur, d’aucune des pièces de théâtre qu’on a faites depuis quatre-vingt ans ; voilà presque un siècle entier de perdu. Je suis malheureusement de votre avis : je vois quelques morceaux, quelques lambeaux de vers épars çà et là, dans nos pièces modernes, mais je ne vois aucun bon ouvrage. J’oserai convenir avec vous hardiment qu’il y a une tragédie d’Œdipe (4) qui est mieux reçue au théâtre que celle de Corneille ; mais je crois avec la même ingénuité que cette pièce ne vaut pas grand’chose, parce qu’il y a de la déclamation, et que le froid ressouvenir des anciennes amours de Philoctète et de Jocaste me paraît insupportable.

 

          Toutes les autres pièces du même auteur me semblent très médiocres ; et la preuve en est que j’en oublie volontiers tous les vers, pour ne m’occuper que de ceux de Racine et de Corneille.

 

          J’ai fait, toute ma vie, une étude assidue de l’art dramatique ; cela seul m’a mis en droit de commenter les tragédies d’un grand maître. J’ai toujours remarqué que le peintre le plus médiocre se connaissait quelquefois mieux en tableaux qu’aucun des amateurs qui n’ont jamais manié le pinceau.

 

          C’est sur ce fondement que je me suis cru autorisé à dire ce que je pensais sur les ouvrages dramatiques que j’ai commentés, et de mettre sous les yeux des objets de comparaison. Tantôt je fais voir comment un Espagnol et un Anglais (5) ont traité à peu près les mêmes sujets que Corneille. Tantôt je tire des exemples de l’inimitable Racine. Quelquefois je cite des morceaux de Quinault, dans lequel je trouve, en dépit de Boileau, un mérite très supérieur.

 

          Je n’ai pu dire que mon sentiment. Ce n’est point ici un vain discours d’appareil, dans lequel on n’ose expliquer ses idées, de peur de choquer les idées de la multitude ; mais en exposant ce que j’ai cru vrai, je n’ai en effet exposé que des doutes que chaque lecteur pourra résoudre.

 

          J’ai toujours souhaité, en voyant la tragédie de Cinna, que puisque Cinna a des remords, il les eût immédiatement après la scène où Auguste lui dit :

 

 

Cinna, par vos conseils je retiendrai l’empire,

Mais je le retiendrai pour vous en faire part.

 

 

          Je n’ai pensé ainsi qu’en interrogeant mon propre cœur ; il m’a semblé que si j’avais conspiré contre un prince, et si ce prince m’avait accablé de bienfaits dans le temps même de la conspiration, ce serait alors même que j’aurais éprouvé un violent repentir.

 

          Si d’autres lecteurs pensent autrement, je ne puis que les laisser dans leur opinion ; mais je sens qu’il ne m’est pas possible de leur sacrifier la mienne.

 

          J’observerai encore avec vous qu’il y a quelquefois un peu d’arbitraire dans la préférence qu’on donne à certains ouvrages sur d’autres. Tel homme préférera Cinna, tel autre Andromaque ; ce choix dépend du caractère du juge. Un politique s’occupera de Cinna plus volontiers ; un homme plein de sentiment sera beaucoup plus touché d’Andromaque. Il en est de même dans tous les arts : ce qui se rapproche le plus de nos mœurs est toujours ce qui nous plaît davantage.

 

          Ainsi, monsieur, quand je vous dis que les tragédies d’Athalie et d’Iphigénie me paraissent les plus parfaites, je ne prétends point dire que vous deviez avoir moins de plaisir à celles qui seront plus de votre goût. Je prétends seulement que dans ces deux pièces il y a moins de défauts contre l’art que dans aucune autre ; que la magnificence de la poésie y répand ses charmes avec moins d’enflure et avec plus d’élégance que dans les pièces d’aucun autre auteur ; que jamais plus de difficultés n’ont produit plus de beautés : mais, comme il y a des beautés de différente espèce, celles qui seront le plus conformes à votre manière de penser seront toujours celles qui devront faire le plus d’effet sur vous.

 

          Je m’en suis entièrement rapporté à vous sur tout ce qui regarde la grammaire (6) : c’est un article sur lequel il ne peut guère y avoir deux avis ; mais pour ce qui regarde le goût, je ne peux faire autre chose que de conserver le mien, et de respecter celui des autres.

 

 

 

 

 

COMMENTAIRES CORNEILLE - 5

 

1 – Cette réponse se trouve à la fin du tome II de l’édition de 1764. (G.A.)

 

2 – Act. III, sc. IV.

 

3 – Il a critiqué le premier hémistiche. (G.A.)

 

4 – Celle de Voltaire. (G.A.)

 

5 – Calderon et Shakespeare. (G.A.)

 

6 – Il semble par cette phrase que cette lettre ait été adressée à l’abbé d’Olivet. (G.A.)

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