COMMENTAIRES SUR CORNEILLE - Partie 3
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COMMENTAIRES SUR
CORNEILLE
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AVERTISSEMENT DU COMMENTATEUR,
SUR LA SECONDE ÉDITION, EN 8 VOLUMES IN-4°, DE 1774.
Dans la première édition de ce Commentaire (1), je crois avoir remarqué toutes les beautés de Corneille, et même avec enthousiasme ; car quiconque ne sent pas vivement n’est pas digne de parler de ces morceaux, d’autant plus admirables que nous n’en avions aucun modèle ni dans notre nation ni dans l’antiquité.
Dans le dessein d’être utile aux jeunes gens, dont le goût peut n’être pas encore formé, je remarquai aussi quelques défauts ; et j’eus soin de dire, plus d’une fois, que le temps où vivait Corneille était l’excuse de ces fautes.
Des gens qui, dans le fond du cœur, étaient choqués autant que moi de ces défauts, et qui en parlent tous les jours avec le mépris et la dérision qui ne leur conviennent pas, osèrent me reprocher d’avoir imprimé pour le progrès de l’art, et d’avoir discuté, avec quelque attention, la centième partie des critiques qu’ils débitent eux-mêmes si souvent dans les cafés et dans les réduits qu’ils fréquentent.
Pour répondre à leurs reproches, j’examinerai plus sévèrement toutes les pièces de Corneille, tant celles qui auront un succès éternel que celles qui n’ont eu qu’un succès passager ; j’oublierai son nom, et je n’aurai devant les yeux que la vérité : j’ai eu cette hardiesse nécessaire sur des objets plus importants ; je l’aurai sur cette partie de la littérature.
Ceux qui crurent que je voulais exalter Corneille par des louanges se trompèrent ; ceux qui imaginèrent que je voulais le déprimer par des critiques se trompèrent bien davantage : je ne voulus qu’être juste. J’avais assez longtemps réfléchi sur l’art, je l’avais assez exercé pour être en droit de dire mon avis. Je dus le dire, puisque j’étais obligé de faire un Commentaire.
Ce fut en partie ce Commentaire même qui servit à l’établissement heureux de la descendante de ce grand homme ; mais il fallait aussi servir le public. Ce n’est pas la personne de Pierre Corneille, mort il y a si longtemps, que je respectai ; c’était Cinna, c’était le vieil Horace, c’étaient Sévère et Pauline, c’était le dernier acte de Rodogune. Ce n’est pas lui que je voulus déprimer, quand je développai les raisons de ses inégalités : quand on préfère une maison, un jardin, un tableau, une statue, une musique, le connaisseur ne songe ni à l’architecte, ni au jardinier, ni au peintre, ni au statuaire, ni au musicien ; il n’a que l’art en vue, et non l’artiste. Au contraire, les contemporains, toujours jaloux, ne songent qu’à l’artiste et oublient l’art : aucun de ceux qui écrivirent contre Corneille n’avait la moindre connaissance du théâtre : l’abbé d’Aubignac même (2), qui avait tant lu Aristote, et qui disait tant d’injures à Corneille, n’avait pas la première idée de cette pratique du théâtre qu’il croyait enseigner.
Un orgueil très méprisable, un lâche intérêt plus méprisable encore, sont les sources de toutes ces critiques dont nous sommes inondés : un homme de génie entreprendra une pièce de théâtre ou un autre poème pour acquérir quelque gloire ; un Fréron le dénigrera pour gagner un écu. Un homme (3) qui fait un honneur infini à la littérature enrichit la France du beau poème des Saisons, sujet dont jusqu’ici notre langue n’avait pu exprimer les détails ; cet ouvrage joint au mérite extrême de la difficulté vaincue les richesses de la poésie et les beautés du sentiment : qu’arrive-t-il ? un jeune pédant de collège (4), ignorant et étourdi, pressé par l’orgueil et par la faim, écrit un gros libelle contre l’auteur et l’ouvrage : il prétend qu’il ne faut jamais faire de poèmes sur les saisons ; il critique tous les vers sans alléguer la moindre raison de sa censure ; et, après avoir décidé en maître, ce pauvre écolier va lire aux comédiens sa Médée.
Un homme de cette espèce, nommé Sabatier, natif de Castres, fait un Dictionnaire littéraire, et donne des louanges à quelques personnes pour avoir du pain : il rencontre un autre gueux qui lui dit : Mon ami, tu fais des éloges, tu mourras de faim ; fait un Dictionnaire de satires, si tu veux avoir de quoi vivre. Le malheureux travaille en conséquence (5), et n’en est pas plus à son aise.
Telle était la canaille de la littérature du temps de Corneille, telle elle est aujourd’hui, telle on la verra dans tous les temps : il y aura toujours dans une armée des officiers et des goujats, et dans une grande ville des magistrats et des filous.
1 – Théâtre de Pierre Corneille, avec des Commentaires, etc., 1764, 12 vol in-8°.
2 – Né en 1604, mort en 1676, auteur de la Pratique du théâtre ; il attaqua Corneille qui ne l’avait pas mentionné dans les Examens de ses tragédies. (G.A.)
3 – Saint-Lambert. (G.A.)
4 – Clément (de Dijon.) (G.A.)
5 – Sabatier avait fait en 1770 un Dictionnaire de la littérature, dont les philosophes n’avaient pas à se plaindre, et en 1772 il avait donné ses Trois siècles de la littérature, où les philosophes étaient maltraités. (G.A.)