COMMENTAIRE SUR LE LIVRE DES DELITS ET DES PEINES - Du crime de haute trahison
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COMMENTAIRE
SUR LE LIVRE DES DÉLITS ET DES PEINES.
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XV. – DU CRIME DE HAUTE TRAHISON.
DE TITUS OATES, ET DE LA MORT D’AUGUSTE DE THOU.
On appelle haute trahison un attentat contre la patrie ou contre le souverain qui la représente. Il est regardé comme un parricide ; donc on ne doit pas l’étendre jusqu’aux délits qui n’approchent pas du parricide : car si vous traitez de haute trahison un vol dans une maison de l’Etat, une concussion, ou même des paroles séditieuses, vous diminuez l’horreur que le crime de haute trahison ou de lèse-majesté doit inspirer.
Il ne faut pas qu’il y ait rien d’arbitraire dans l’idée qu’on se forme des grands crimes. Si vous mettez un vol fait à un père par son fils, une imprécation d’un fils contre son père, dans le rang des parricides, vous brisez les liens de l’amour filial. Le fils ne regardera plus son père que comme un maître terrible. Tout ce qui est outré dans les lois tend à la destruction des lois.
Dans les crimes ordinaires, la loi d’Angleterre est favorable à l’accusé ; mais dans celui de haute trahison, elle lui est contraire. L’ex-jésuite Titus Oates, ayant été juridiquement interrogé dans la chambre des communes, et ayant assuré par serment qu’il n’avait plus rien à dire, accusa cependant ensuite le secrétaire du duc d’York, depuis Jacques II, et plusieurs autres personnes, de haute trahison, et sa délation fut reçue : il jura d’abord devant le conseil du roi qu’il n’avait point vu ce secrétaire ; et ensuite il jura qu’il l’avait vu. Malgré ces illégalités et ces contradictions, le secrétaire fut exécuté.
Ce même Oates et un autre témoin déposèrent que cinquante jésuites avaient comploté d’assassiner le roi Charles II, et qu’ils avaient vu des commissions du P. Oliva, général des jésuites, pour les officiers qui devaient commander une armée de rebelles. Ces deux témoins suffirent pour faire arracher le cœur à plusieurs accusés et leur en battre les joues (1). Mais, en bonne foi, est-ce assez de deux témoins pour faire périr ceux qu’ils veulent perdre ! Il faut au moins que ces deux délateurs ne soient pas des fripons avérés ; il faut encore qu’ils ne déposent pas des choses improbables.
Il est bien évident que si les deux plus intègres magistrats du royaume accusaient un homme d’avoir conspiré avec le muphti pour circoncire tout le conseil d’Etat, le parlement, la chambre des comptes, l’archevêque et la Sorbonne, en vain ces deux magistrats jureraient qu’ils ont vu les lettres du muphti, on croirait plutôt qu’ils sont devenus fous, qu’on n’aurait de foi à leur déposition. Il était tout aussi extravagant de supposer que le général des jésuites levait une armée en Angleterre, qu’il le serait de croire que le muphti envoie circoncire la cour de France. Cependant on eut le malheur de croire Titus Oates, afin qu’il n’y eût aucune sorte de folie atroce qui ne fût entrée dans la tête des hommes.
Les lois d’Angleterre ne regardent pas comme coupables d’une conspiration ceux qui en sont instruits et qui ne la révèlent pas : elles ont supposé que le délateur est aussi infâme que le conspirateur est coupable. En France, ceux qui savent une conspiration et ne la dénoncent pas sont punis de mort. Louis XI, contre lequel on conspirait souvent, porta cette loi terrible. Un Louis XII, un Henri IV ne l’eût jamais imaginée.
Cette loi non-seulement force un homme de bien à être délateur d’un crime qu’il pourrait prévenir par de sages conseils et par sa fermeté, mais elle l’expose encore à être puni comme calomniateur, parce qu’il est très aisé que les conjurés prennent tellement leurs mesures qu’il ne puisse les convaincre.
Ce fut précisément le cas du respectable François-Auguste de Thou, conseiller d’Etat, fils du seul bon historien dont la France pouvait se vanter, égal à Guichardin par ses lumières, et supérieur peut-être par son impartialité.
La conspiration était tramée beaucoup plus contre le cardinal de Richelieu que contre Louis XIII. Il ne s’agit point de livrer la France à des ennemis ; car le frère du roi, principal auteur de ce complot, ne pouvait avoir pour but de livrer un royaume dont il se regardait encore comme l’héritier présomptif, ne voyant entre le trône et lui qu’un frère aîné mourant et deux enfants au berceau.
De Thou n’était coupable ni devant Dieu ni devant les hommes. Un agent de Monsieur, frère unique du roi, du duc de Boillon, prince souverain de Sedan, et du grand-écuyer d’Effiat Cinq-Mars, et fit ce qu’il put pour le détourner de cette entreprise ; il lui en remontra les difficultés. S’il eût alors dénoncé les conspirateurs, il n’avait aucune preuve contre eux ; il eût été accablé par la dénégation de l’héritier présomptif de la couronne, par celle d’un prince souverain, par celle du favori du roi, enfin par l’exécration publique. Il s’exposait à être puni comme un lâche calomniateur.
Le chancelier Séguier même en convint en confrontant de Thu avec le grand-écuyer. Ce fut dans cette confrontation que de Thou dit à Cinq-Mars ces propres paroles mentionnées au procès-verbal : « Souvenez-vous, monsieur, qu’il ne s’est point passé de journée que je ne vous aie parlé de ce traité pour vous en dissuader. » Cinq-Mars reconnut cette vérité. De Thou méritait donc une récompense plutôt que la mort au tribunal de l’équité humaine. Il méritait au moins que le cardinal de Richelieu l’épargnât ; mais l’humanité n’était pas sa vertu. C’est bien ici le cas de quelque chose de plus que summum jus, summa inuria. L’arrêt de mort de cet homme de bien porte : « Pour avoir eu connaissance et participation desdites conspirations ; » il ne dit point pour ne les avoir pas révélées. Il semble que le crime soit d’être instruit d’un crime, et qu’on soit digne de mort pour avoir des yeux et des oreilles (2).
Tout ce qu’on peut dire peut-être d’un tel arrêté, c’est qu’il ne fut pas rendu par justice, mais par des commissaires (3). La lettre de la loi meurtrière était précise. C’est non-seulement aux jurisconsultes, mais à tous les hommes, de prononcer si l’esprit de la loi ne fut pas perverti. C’est une triste contradiction qu’un petit nombre d’hommes fasse périr comme criminel celui que toute une nation juge innocent et digne d’estime.
1 – La fausseté des révélations d’Oates ayant été reconnue, il fut condamné à une prison perpétuelle, et à être fustigé quatre fois l’an par le bourreau. La révolution de 1688 lui rendit la liberté. (G.A.)
2 – Nous avons déjà fait remarquer dans le chapitre CLXXVI de l’Essai que de Thou avait agi, dirigé même, et qu’il fut bien jugé. (G.A.)
3 – Propos d’un moine de Marcoussis à François Ier. Voyez le chapitre V de l’Histoire du parlement. (G.A.)