EPITRE : A Mademoiselle de T... de Rouen (et correspondance de M. CIDEVILLE)

Publié le par loveVoltaire


A MADEMOISELLE DE T… DE ROUEN,


 

QUI AVAIT ECRIT A L’AUTEUR

CONJOINTEMENT AVEC M. DE CIDEVILLE. (1)

 

 

  1738 

 

 

 

Quoi ! Celle qui n’a dû connaître

Que les Grâces, ses tendres sœurs,

De qui les mains cueillent des fleurs,

Et de qui les pas les font naître,

En philosophe ose paraître

Dans les profondeurs des détours

Où l’on voit les épines croître ;

Et la maîtresse des Amours

A choisi Newton pour son maître !

 

Je vois cette jeune beauté ;

Du palais de la Volupté,

Se promener d’un pas agile

Au temple de la Vérité.

La route en était difficile ;

Mais elle est avec Cideville,

Dans ces deux temples si fêté.

Jusqu’où n’a-t-elle point été

Avec ce conducteur habile ?

 

Je vois que la nature a fait,

Parmi ses œuvres infinies,

Deux fois un ouvrage parfait :

Elle a formé deux Emilies.

 

 

1 – Voyez la lettre à Cideville, 14 juillet 1738. (G.A.) – ci-dessous.

 

 


 

 

 

à M. de CIDEVILLE

 

A Cirey, le 14 Juillet 1738.

 

 

Malgré mon silence coupable,

Et mes égarements divers,

Cideville, toujours aimable,

Toujours à lui-même semblable,

Daigne encor m’envoyer des vers.

 

Il est ma première maîtresse,

Qui, prenant ses plus beaux atours,

Vient rendre à ses premiers amours

Un cœur formé pour la tendresse,

Que je crus usé pour toujours.

 

 

 

         Croyez mon cher Cideville, que je pourrai renoncer aux vers, mais jamais à votre tendre amitié. Cette philosophie de Newton a un peu pris sur notre commerce, mais rien sur mes sentiments. Perisse le carré des distances, périssent les lois de Kepler, plutôt qu’il me soit reproché que j’ai abandonné mon ami ! Quelle science vaut l’amitié ? Non, mon cher Cideville, non seulement je ne vous oublie point, mais je ne perds point l’espérance de vous revoir. Il est bien vrai que les Eléments de Newton me font des ennemis. Il y a deux bonnes raisons pour cela : cette philosophie est vraie, et elle combat celle de Descartes, que les Français ont adoptée avec aussi peu de raison qu’ils l’avaient proscrite.

 

         Je ne suis point étonné que vous ayez entendu une philosophie raisonnable et dégagée de toutes ces hypothèses qui ne présentent à l’esprit que des romans confus. Je ne suis point surpris non plus que vous l’ayez fait entendre à la personne aimable à qui sans doute vous avez fait entendre des vérités d’un usage plus réel, et qui par là en est plus respectable pour moi. Il faut, quand on a un maître tel que vous, que le cœur et l’esprit aillent de compagnie. Permettez que je lui réponde en vers (1). Elle ne m’a point écrit dans sa langue ; sa langue est sans doute la langue des dieux.

 

         Vous avez dû avoir quelque peine avec cette édition d’Amsterdam ; elle est très fautive. Il faut souvent suppléer le sens. Les libraires se sont hâtés de la débiter sans me consulter. Vous recevrez incessamment quelques exemplaires d’une édition qu’on dit plus correcte. Vous aurez Mérope en même temps. Je vous paierai mes tributs en vers et en prose pour réparer le temps perdu.

 

         Nous n’avons point entendu parler de Formont depuis qu’il est à la suite de Plutus.

 

Il est mort, le pauvre Formont :

Il a quitté le double mont.

Musique, vers, philosophie,

Plutus lui fait tout renier.

Pleurez, Erato, Polymnie,

Chapelle s’est fait sous-fermier.

 

         Nous recevons dans le moment une lettre de lui ; ainsi nous nous rétractons. Elle est datée de la campagne.

 

Quand cette lettre fut écrite

D’un style si vif et si doux,

Sans doute il était près de vous ;

Il a repris tout son mérite.

 

 

         Il faut que je vous dise une singulière nouvelle. Rousseau vient de me faire envoyer une ode de sa façon, accompagnée d’un billet dans lequel il dit que c’est par humilité chrétienne qu’il m’adresse son ode, qu’il m’a toujours estimé, et que j’aurais été son ami si j’avais voulu. J’ai fait réponse que son ode n’est pas assez bonne pour me raccommoder avec lui ; que, puisqu’il m’estimait, il ne fallait pas me calomnier ; et que, puisqu’il m’a calomnié, il fallait se rétracter ; que j’entendais peu de chose à l’humilité chrétienne, mais que je me connaissais très bien en probité, et pas mal en odes ; qu’il fallait enfin corriger ses odes et ses procédés pour bien réparer tout.

 

         Je vous envoie son ode, vous jugerez si elle méritait que je me réconciliasse. Il est dur d’avoir un ennemi ; mais quand les sujets d’inimitié sont si publics et si injustes, il est lâche de se raccommoder, et un honnête homme doit haïr le malhonnête homme jusqu’au dernier moment. Celui qui m’a offensé par faiblesse retrouvera toujours une voie pour rentrer dans mon cœur ; un coquin n’en trouvera jamais. Je me croirais indigne de votre amitié, si je pensais autrement. Adieu, mon cher ami, que j’ai tant de raisons d’aimer. Madame du Châtelet ne vous connaît que comme les bons auteurs, par vos ouvrages ; vos lettres sont des ouvrages charmants.

 

 





1 – Voyez l’Epître à Mademoiselle de T… (G.A.) (ci-dessus)

 

 


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