CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

Photo de KHALAH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

21 – DE VOLTAIRE.

 

 

 

 

 

A Ferney, 27 Mai.

 

 

         La lettre dont votre majesté impériale m’honore, en date du 15 Avril (1), m’a fait plus de bien que le mois de mai. Le beau temps ranime un peu les vieillards, mais vos succès me donnent des forces. Vous daignez me dire que vous sentez que je vous suis attaché ; oui, madame, je le suis et je dois l’être indépendamment de toutes vos bontés ; il faudrait être bien insensible pour n’être pas touché de tout ce que vous faites de grand et d’utile. Je ne crois pas qu’il y ait dans vos Etats un seul homme qui s’intéresse plus que moi à l’accomplissement de tous vos desseins.

 

         Permettez-moi de vous dire, sans trop d’audace, qu’ayant pensé comme vous sur toutes les choses qui ont signalé votre règne, je les ai regardées comme des évènements qui me devenaient en quelque façon personnels. Les colonies, les arts de toute espèce, les bonnes lois, la tolérance, sont mes passions ; et cela est si vrai, qu’ayant, dans mon obscurité et dans mon hameau, quadruplé le petit nombre des habitants, bâti leurs maisons, civilisé des sauvages, et prêché la tolérance, j’ai été sur le point d’être très violemment persécuté par des prêtres. Le supplice abominable du chevalier de La Barre, dont votre majesté impériale a sans doute entendu parler, et dont elle a frémi, me fit tant d’horreur, que je fus alors sur le point de quitter la France et de retourner auprès du roi de Prusse (2). Mais aujourd’hui, c’est dans un plus grand empire que je voudrais finir mes jours.

 

         Que votre majesté juge donc combien je suis affligé quand je vois les Turcs vous forcer à suspendre vos grandes entreprises pacifiques pour une guerre qui, après tout, ne peut être que très dispendieuse, et qui prendra une partie de votre génie et de votre temps.

 

         Quelques jours avant de recevoir la lettre dont je remercie bien sensiblement votre majesté, j’écrivis à M. le comte de Schouvalof (3) votre chambellan, pour lui demander s’il était vrai qu’Azof fût entre vos mains. Je me flatte qu’à présent vous êtes aussi maîtresse de Taganrock.

 

Plût à Dieu que votre majesté eût une flotte formidable sur la mer Noire ! Vous ne vous bornerez pas sans doute à une guerre défensive ; j’espère bien que Moustapha sera battu par terre et par mer. Je sais bien que les janissaires passent pour de bons soldats ; mais je crois les vôtres supérieurs. Vous avez  de bons généraux, de bons officiers, et les Turcs n’en ont point encore : il leur faut du temps pour en former. Ainsi toutes les apparences font croire que vous serez victorieuse. Vos premiers succès décident déjà de la réputation des armes, et cette réputation fait beaucoup. Votre présence ferait encore davantage. Je ne serais point surpris que votre majesté fit la revue de son armée sur le chemin d’Andrinople ; cela est digne de vous. La législatrice du Nord n’est pas faite pour les choses ordinaires. Vous avez dans l’esprit un courage qui me fait tout espérer.

 

J’ai revu l’ancien officier qui proposa des chariots de guerre dans la guerre de 1756. Le comte d’Argenson, ministre de la guerre, en fit faire un essai. Mais comme cette invention ne pouvait réussir que dans de vastes plaines, telles que celles de Lutzen, on ne s’en servit pas. Il prétend toujours qu’une demi-douzaine seulement de ces chars, précédant un corps de cavalerie ou d’infanterie, pourraient déconcerter les janissaires de Moustapha, à moins qu’ils n’eussent des chevaux de grise devant eux. C’est ce que j’ignore. Je ne suis point du métier des meurtriers ; je ne suis point homme à projets ; je prie seulement votre majesté de me pardonner mon zèle. D’ailleurs, il est dit, dans un livre qui ne ment jamais, que Salomon avait douze mille chars de guerre dans un pays où il n’y eut avant lui que des ânes.

 

Et il est dit encore, dans le beau livre des Juges, qu’Adonaï était victorieux dans les montagnes, mais qu’il fut vaincu dans les vallées, parce que les habitants avaient des chars de guerre.

 

Je suis bien loin de désirer une ligue contre les Turcs ; les croisades ont été si ridicules, qu’il n’y a pas moyen d’y revenir ; mais j’avoue que si j’étais Vénitien, j’opinerais pour envoyer une armée en Candie, pendant que votre majesté battrait les Turcs vers Yassi ou ailleurs ; si j’étais un jeune empereur des Romains (4), la Bosnie et la Servie me verraient bientôt, et je viendrais ensuite vous demander à souper à Sophie ou à Philippopolis de Romanie, après quoi nous partagerions à l’amiable.

 

Je vous supplierais de permettre que le nonce du pape en Pologne, qui a déchaîné si saintement les Turcs contre la tolérance, fût du souper ; car je suppose qu’il serait votre prisonnier. Je crois, madame, que votre majesté lui en dirait tout doucement de bonnes sur l’horreur et l’infamie d’avoir excité une guerre civile, pour ravir aux dissidents (5) les droits de la patrie, et pour les priver d’une liberté que la nature leur donnait, et que vos bienfaits leur avaient rendue ; je ne sais rien de si honteux et de si lâche dans ce siècle. On dit que les jésuites polonais ont eu une grande part aux Saint-Barthélémy continuelles qui désolent ce malheureux pays. Ma seule consolation est d’espérer que ces turpitudes horribles tourneront à votre gloire : ou je me trompe fort, ou vos ennemis ne seront parvenus qu’à faire graver sur vos médailles : Triomphatrice de l’empire ottoman, et pacificatrice de la Pologne.

 

 

1 – On n’a point trouvé cette lettre. (K.)

 

2 – Ou plutôt dans les Etats du roi de Prusse, à Clèves. (G.A.)

 

3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

 

4 – Tel que Joseph II. (G.A.)

 

5 – Les dissidents polonais. (G.A.)

 

 

 

22 – DE L’IMPERATRICE.

 

A Pétersbourg, le 3/14 Juillet.

 

 

         Monsieur, j’ai reçu le 20 de juin, votre lettre du 27 mai. Je suis charmée d’apprendre que le printemps rétablit votre santé, quoique la politesse vous fasse dire que mes lettres y contribuent. Cependant je n’ose leur attribuer cette vertu. Soyez-en bien aise ; car d’ailleurs vous pourriez en recevoir si souvent, qu’à la fin elles vous ennuieraient.

 

         Tous vos compatriotes, monsieur, ne pensent pas comme vous sur mon compte ; j’en connais qui aiment à se persuader qu’il est impossible que je puisse faire quelque chose de bien, qui donnent la torture à leur esprit pour en convaincre les autres ; et malheur à leurs satellites, s’ils osaient penser autrement qu’ils ne sont inspirés ! Je suis assez bonne pour croire que c’est un avantage qu’ils me donnent sur eux, parce que celui qui ne sait les choses que par la bouche de ses flatteurs les sait mal, voit dans un faux jour, et agit en conséquence. Comme, au reste, ma gloire ne dépend pas d’eux, mais bien de mes principes, de mes actions, je me console de n’avoir pas leur approbation. En bonne chrétienne, je leur pardonne, et j’ai pitié de ceux qui m’envient.

 

         Vous dites, monsieur, que vous pensez comme moi sur différentes choses que j’ai faites, et que vous vous y intéressez. Eh bien : Monsieur, sachez que ma belle colonie de Saratof monte à vingt-sept mille âmes, et qu’en dépit du gazetier de Cologne, elle n’a rien à craindre des incursions des Turcs, des Tartares, etc., que chaque canton a des églises de son rite ; qu’on y cultive les champs en paix, et que de trente ans ils ne paieront aucune charge.

 

         D’ailleurs nos charges sont si modiques, qu’il n’y a pas de paysan, en Russie, qui ne mange une poule quand il lui plaît, et que, depuis quelque temps, il y a des provinces où ils préfèrent les dindons aux poules ; que la sortie du blé, permise avec certaines restrictions qui précautionnent contre les abus sans gêner le commerce, ayant fait hausser le prix de cette denrée, accommode si bien le cultivateur, que la culture augmente d’année en année, que la population est pareillement augmentée d’un dixième dans beaucoup de provinces depuis sept ans. Nous avons la guerre, il est vrai ; mais il y a bien du temps que la Russie fait ce métier-là, et qu’elle sort de chaque guerre plus florissante qu’elle n’y était entrée.

 

         Nos lois vont leur train : on y travaille tout doucement. Il est vrai qu’elles sont devenues causes secondes, mais elles n’y perdront rien (1). Ces lois seront tolérantes, elles ne persécuteront, ne tueront, ni ne brûleront personne. Dieu nous garde d’une histoire pareille à celle du chevalier de La Barre ! On mettrait aux Petites-Maisons les juges qui oseraient faire de pareilles procédures.

 

         Depuis la guerre, j’ai fait deux nouvelles entreprises : je bâtis Azof et Taganrock, où il y a un port commencé et ruiné par Pierre 1er. Voilà deux bijoux que je fais enchâsser, et qui pourraient bien n’être pas du goût de Moustapha. L’on dit que le pauvre homme ne fait que pleurer. Ses amis l’ont engagé dans cette guerre malgré lui et à son corps défendant. Ses troupes ont commencé par piller et brûler leur propre pays ; à la sortie des janissaires de la capitale, il y a eu plus de mille personnes de tuées ; l’envoyé de l’empereur, sa femme, ses filles, battues, volées, traînées par les cheveux, et sous les yeux du sultan et de son vizir, sans que personne osât empêcher ce désordre : tant ce gouvernement est faible et mal arrangé !

 

         Voilà donc ce fantôme si terrible, dont on prétend me faire peur !

 

         L’on dirait que l’esprit humain est toujours le même. Le ridicule des croisades passées n’a pas empêché les ecclésiastiques de Podolie, soufflés par le nonce du pape, de prêcher une croisade contre moi, et les fous de soi-disant confédérés (2) ont pris la croix d’une main, et se sont ligués de l’autre avec les Turcs, auxquels ils ont promis deux de leurs provinces. Pourquoi ? Afin d’empêcher un quart de leur nation de jouir des droits de citoyen. Et voilà pourquoi encore ils brûlent et saccagent leur propre pays. La bénédiction du pape leur promet le paradis : conséquemment les Vénitiens et l’empereur seraient excommuniés, je pense, s’ils prenaient les armes contre ces mêmes Turcs, défenseur aujourd’hui des croisés, contre quelqu’un qui n’a touché ni en blanc ni en noir à la foi romaine.

 

         Vous verrez encore, monsieur, que ce sera le pape qui mettra opposition au souper que vous me proposez à Sophie. Rayez, s’il vous plaît, Philippopolis du nombre des villes ; elle a été réduite en cendres ce printemps par les troupes ottomanes qui y ont passé, parce qu’on voulait les empêcher de la piller.

 

         Adieu, monsieur ; soyez persuadé de la considération toute particulière que j’ai pour vous. CATERINE.

 

 

 

1 – L’assemblée des députés fut dissoute, et une commission, complètement oisive, la remplaça. (G.A.)

 

2 – Les confédérés de Bar. (G.A.)

 

 

 

 

23 – DE L’IMPERATRICE.

 

A Pétersbourg, le 4/5 Auguste.

 

 

         J’ai reçu, monsieur, votre belle lettre du 26 Février ; je ferai mon possible pour suivre vos conseils. Si Moustapha n’est pas rossé, ce ne sera pas assurément votre faute, ni la mienne, ni celle de mon armée ; mes soldats vont à la guerre contre les Turcs comme s’ils allaient à la noce.

 

         Si vous pouviez voir tous les embarras dans lesquels ce pauvre Moustapha se trouve, à la suite du pas précipité qu’on lui a fait faire, contre l’avis de son divan et des gens les plus raisonnables, il y aurait des moments où vous nous pourriez vous empêcher de le plaindre comme homme, et comme homme très mal dans ses affaires.

 

         Il n’y a rien qui me prouve plus la part sincère que vous prenez, monsieur, à ce qui me regarde, que ce que vous me dites sur ces chars de nouvelle invention ; mais nos gens de guerre ressemblent à ceux de tous les autres pays : les nouveautés non éprouvée leur paraissent douteuses.

 

         Vivez, monsieur, et réjouissez-vous, lorsque mes braves guerriers auront battu les Turcs. Vous savez, je pense, qu’Azof, à l’embouchure du Tanaïs, est déjà occupé par mes troupes. Le dernier traité de paix stipulait que cette place resterait abandonnée de part et d’autre : vous aurez vu par les gazettes que nous avons envoyé promener les Tartares dans trois différents endroits, lorsqu’ils ont voulu piller l’Ukraine : cette fois-ci ils s’en sont retournés aussi gueux qu’ils étaient sortis de la Crimée. Je dis Gueux, car les prisonniers qu’on a faits sont couverts de lambeaux, et non d’habits. S’ils n’ont pas réussi selon leurs désirs chez nous, en revanche ils se sont dédommagés en Pologne. Il est vrai qu’ils y ont été invités par leurs alliés les protégés du nonce du pape.

 

         Je suis bien fâché que votre santé ne réponde pas à mes souhaits ; si les succès de mes armées peuvent contribuer à la rétablir, je ne manquerai pas de vous faire part de tout ce qui nous arrivera d’heureux. Jusqu’ici je n’ai encore, Dieu merci, que de très bonnes nouvelles ; de tous côtés on renvoie bien étrillé tout ce qui se montre de Turcs ou de Tartares, mais surtout les mutins de Pologne. J’espère avoir dans peu des nouvelles que quelque chose de plus décisif que des affaires de parti entre troupes légères.

 

         Je suis avec une estime bien particulière, etc. CATERINE




 

24 – DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 2 Septembre.

 

 

         Madame, la lettre dont votre majesté impériale m’honore, du 14 Juillet, a transporté le vieux chevalier de la guerrière et de la législatrice Thomyris devant qui l’ancienne Thomyris serait assurément peu de choses. Il est bien beau de faire fleurir une colonie aussi nombreuse que celle de Saratof, malgré les Turcs, les Tartares, la Gazette de Pologne, et le Courrier d’Avignon.

 

         Vos deux bijoux d’Azof et de Taganrock, qui étaient tombés de la couronne de Pierre-le-Grand, seront un des plus beaux ornements de la vôtre, et j’imagine que Moustapha ne dérangera jamais votre coiffure.

 

         Tout vieux que je suis, je m’intéresse à ces belles Circassiennes qui ont prêté à votre majesté serment de fidélité, et qui prêteront sans doute le même serment à leurs amants. Dieu merci, Moustapha ne tâtera pas de celles-là. Les deux parties qui composent le genre humain doivent être vos très obligées.

 

         Il est vrai que votre majesté a deux grands ennemis, le pape et le padisha des Turcs, Constantin ne s’imaginait pas qu’un jour sa ville de Rome appartiendrait à un prêtre, et qu’il bâtissait sa ville de Constantinople pou des Tartares. Mais aussi il ne prévoyait pas qu’il se formerait un jour vers la Moskova et la Néva un empire aussi grand que le sien.

 

         Votre vieux chevalier conçoit bien, madame, qu’il y a dans les confédérés de Pologne quelques fanatiques ensorcelés par des moines. Les croisades étaient bien ridicules ; mais qu’un nonce du pape ait fait entrer le grand-turc dans sa croisade contre vous, cela est digne de la farce italienne. Il y a là un mélange d’horreur et d’extravagance dont rien n’approche : je n’entends rien à la politique, mais je soupçonne pourtant que parmi ces folies il y a des gens (1) qui ont quelques grands desseins. Si votre majesté ne voulait que la gloire, on vous en laisserait jouir ; vous l’avez assez méritée ; mais il paraît qu’on ne veut pas que votre puissance égale votre renommée : on dit que c’est trop à la fois. On ne peut guère forcer les hommes à l’admiration sans exciter l’envie.

 

         Je vois, madame, que je ne pourrai faire ma cour à votre majesté, cette année, dans les Etats de Moustapha, le digne allié du pape. Il faut que je remette mon voyage à l’année prochaine. J’aurai, à la vérité, soixante et dix-sept ans, et je n’ai pas la vigueur d’un Turc ; mais je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher de venir dans les beaux jours saluer l’Etoile du Nord et maudire le Croissant. Notre madame Geoffrin a bien fait le voyage de Varsovie (2), pourquoi n’entreprendrais-je pas celui de Pétersbourg au mois d’avril ? J’arriverais en juin, je m’en retournerais en septembre ; et si je mourais en chemin, je ferais mettre sur mon petit tombeau : Ci-gît l’admirateur de l’auguste Catherine, qui a eu l’honneur de mourir en allant lui présenter son profond respect.

 

         Je me mets aux pieds de votre majesté impériale. L’ermite de Ferney.

 

 

1 – Le cabinet français, qui avait poussé les Turcs à déclarer la guerre. (G.A.)

 

2 – A la prière de Stanislas Poniatowski, qui avait fréquenté son salon à Paris. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Catherine II de Russie

Commenter cet article