CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire - Partie 3
Photo de KHALAH
15. – DE VOLTAIRE.
A Ferney, 15 Novembre 1768.
Madame, j’eus l’honneur de dépêcher à votre majesté impériale, le 15 mars dernier, à l’adresse du sieur B. Le Maistre, à Hambourg, un assez gros ballot, marqué I.D.R., N° 1.
Votre majesté a des affaires un peu plus importantes que celles de ce ballot. D’un côté elle force les Polonais à être tolérants et heureux en dépit du nonce du pape ; et de l’autre elle paraît avoir affaire aux musulmans, malgré Mahomet. S’ils vous font la guerre, madame, il pourra bien leur arriver ce que Pierre-le-Grand avait eu autrefois en vue, c’était de faire de Constantinople la capitale de l’empire russe. Ces barbares méritent d’être punis, par une héroïne, du peu d’attention qu’ils ont eue jusqu’ici pour les dames. Il est clair que des gens qui négligent tous les beaux-arts, et qui enferment les femmes, méritent d’être exterminés. J’espère tout de votre génie et de votre destinée. Moustapha ne doit pas tenir contre Catherine. On dit que Moustapha n’a point d’esprit, qu’il n’aime point les vers, qu’il n’a jamais été à la comédie, et qu’il n’entend point le français ; il sera battu, sur ma parole.
Je demande à votre majesté impériale la permission de venir me mettre à ses pieds, et de passer quelques jours à sa cour, dès qu’elle sera établie à Constantinople ; car je pense très sérieusement que si jamais les Turcs doivent être chassés de l’Europe, ce sera par les Russes. L’envie de vous plaire les rendra invincibles.
Que votre majesté daigne agréer les souhaits et le profond respect de votre admirateur, de votre très zélé, très ardent serviteur.
16. – DE L’IMPERATRICE.
A Pétersbourg, 6/17 décembre.
Monsieur, je suppose que vous me croyez un peu d’inconséquence : je vous ai prié, il y a environ un an (1), de m’envoyer tout ce qui a jamais été écrit par l’auteur dont j’aime le mieux à lire les ouvrages ; j’ai reçu au mois de mai passé le ballot que j’ai désiré, accompagné du buste de l’homme le plus illustre de notre siècle.
J’ai senti une égale satisfaction de l’un et de l’autre envoi : ils font depuis six mois le plus bel ornement de mon appartement, et mon étude journalière ; mais jusqu’ici je ne vous en ai accusé ni la réception, ni fait mes remerciements. Voici comme je raisonnais : un morceau de papier mal griffonné, rempli de mauvais français, est un remerciement stérile pour un tel homme ; il faut lui faire mon compliment par quelque action qui puisse lui plaire. Différents faits se sont présentés ; mais le détail en serait trop long : enfin j’ai cru que le meilleur serait de donner par moi-même un exemple qui pût devenir utile aux hommes. Je me suis souvenue que par bonheur je n’avais pas eu la petite-vérole. J’ai fait écrire en Angleterre pour avoir un inoculateur : le fameux docteur Dimsdale s’est résolu de passer en Russie. Il m’a inoculée le 12 octobre. Je n’ai pas été au lit un seul instant, et j’ai reçu du monde tous les jours. Je vais tout de suite faire inoculer mon fils unique.
Le grand-maître de l’artillerie, le comte Orlof (2), ce héros qui ressemble aux anciens Romains du beau temps de la république, et qui en a le courage et la générosité, doutant s’il avait eu cette maladie, est à présent entre les mains de notre Anglais, et le lendemain de l’opération il s’en alla à la chasse dans une très grande neige. Nombre de courtisans ont suivi son exemple, et beaucoup d’autres s’y préparent. Outre cela, on inocule à présent à Pétersbourg dans trois maisons d’éducation, et dans un hôpital établi sous les yeux de M. Dimsdale.
Voilà, monsieur, les nouvelles du pôle. J’espère qu’elles ne vous seront point indifférentes.
Les écrits nouveaux sont plus rares. Cependant il vient de paraître une traduction française de l’instruction russe donnée aux députés qui doivent composer le projet de notre code. On n’a pas eu le temps de l’imprimer. Je me hâte de vous envoyer le manuscrit, afin que vous voyiez mieux de quel point nous partons. J’espère qu’il n’y a pas une ligne qu’un honnête homme ne puisse avouer.
J’aimerais bien vous envoyer des vers en échange des vôtres ; mais qui n’a pas assez de cervelle pour en faire de bons, fait mieux de travailler de ses mains. Voilà ce que j’ai mis en pratique : j’ai tourné une tabatière que je vous prie d’accepter. Elle porte l’empreinte de la personne qui a pour vous le plus de considération ; je n’ai pas besoin de la nommer, vous la reconnaîtrez aisément.
J’oubliais, monsieur, de vous dire que j’ai augmenté le peu ou point de médecine qu’on donne pendant l’inoculation, de trois ou quatre excellents spécifiques que je recommande à tout homme de bon sens de ne point négliger en pareille occasion. C’est de se faire lire l’Ecossaise, Candide, l’Ingénu, l’Homme aux quarante écus, et la Princesse de Babylone. Il n’y a pas moyen, après cela, de sentir le moindre mal.
P.S. : La lettre ci-jointe était écrite il y a trois semaines. Elle attendait le manuscrit ; on a été si longtemps à le transcrire et à le rectifier, que j’ai eu le temps, monsieur, de recevoir votre lettre du 15 novembre. Si je fais aussi aisément la guerre contre les Turcs que j’ai eu de facilité à introduire l’inoculation, vous courez risque d’être sommé à tenir bientôt la promesse que vous me faites de venir me trouver dans un gîte où, dit-on, se sont perdus tous ceux qui en ont fait la conquête. Voilà de quoi faire passer cette tentation à qui la prendra.
Je ne sais si Moustapha a de l’esprit ; mais j’ai lieu de croire qu’il dit : Mahomet, ferme les yeux (3) ! quand il veut faire des guerres injustes à ses voisins. Si le succès de cette guerre se déclare pour nous, j’aurai beaucoup d’obligations à mes envieux : ils m’auront procuré une gloire à laquelle je ne pensais pas.
Tant pis pour Moustapha s’il n’aime ni la comédie ni les vers. Il sera bien attrapé si je parviens à mener les Turcs au même spectacle auquel la troupe de Paoli joue si bien (4). Je ne sais si ce dernier parle français, mais il sait combattre pour ses foyers et son indépendance.
Pour nouvelle d’ici, je vous dirai, monsieur, que tout le monde généralement veut être inoculé, qu’il y a un évêque qui va subir cette opération, et qu’on a inoculé ici dans un mois plus de personnes qu’à Vienne dans huit.
Je ne saurais, monsieur, vous témoigner assez ma reconnaissance pour toutes les choses obligeantes que vous voulez bien me dire, mais surtout pour le vif intérêt que vous prenez à tout ce qui me regarde. Soyez persuadé que je sens tout le prix de votre estime, et qu’il n’y a personne qui ait pour vous plus de considération que Caterine.
Je prends encore une fois la plume pour vous prier de vous servir de cette fourrure contre le vent de bise et la fraîcheur des Alpes, qu’on m’a dit vous incommoder quelquefois. Adieu, monsieur ; lors de votre entrée dans Constantinople, j’aurai soin de faire porter à votre rencontre un bel habit à la grecque, doublé des plus riches dépouilles de la Sibérie. Cet habit est bien plus commode et plus beau que les habits étriqués dont toute l’Europe fait usage, et donc aucun sculpteur ne veut ni ne peut vêtir ses statues, crainte de les faire paraître ridicules et mesquines.
1 – On n’a pas la lettre où se trouve cette prière. (G.A.)
2 – Grégoire Orloff, amant de Catherine. (G.A.)
3 – Les Trois sultanes de Favart. (G.A.)
4 – En Corse. (G.A.)
17 – DE L’IMPERATRICE.
8/19 Décembre 1768
Monsieur, le porteur de celle-ci vous remettra de ma part trois paquets, numérotés 1, 2 et 5.
En ouvrant le premier, vous saurez ce que contiennent les deux autres. Je vous fais mille excuses d’avoir tardé si longtemps : cent choses ensemble m’ont empêchée de vous envoyer ces papiers. Le prince Kosloftsky, lieutenant de mes gardes, a regardé comme une faveur distinguée d’être envoyé à Ferney. Je lui en sais gré. Si j’étais à sa place, j’en ferais autant.
Adieu, monsieur ; portez-vous bien, et soyez assuré que personne ne s’intéresse plus à tout ce qui vous regarde que Caterine.
18 – DE VOLTAIRE.
A Ferney, Février 1769.
Cette belle et noire pelisse
Est celle que perdit le pauvre Moustapha,
Quand notre brave impératrice
De ses musulmans triompha ;
Et ce beau portrait que voilà,
C’est celui de la bienfaitrice
Du genre humain qu’elle éclaira.
Voilà ce que j’ai dit, madame, en voyant le cafetan dont votre majesté impériale m’a honoré, par les mains de M. le prince Kosloftsky, capigibachi de vos janissaires, et surtout cette boite tournée de vos belles et augustes mains, et ornée de votre portrait.
Qui le voit et qui le touche
Ne peut borner ses sens à le considérer ;
Il ose y porter une bouche
Qu’il n’ouvre désormais que pour vous admirer.
Mais quand on a su que la boite était l’ouvrage de vos propres mains, ceux qui étaient dans ma chambre ont dit avec moi :
Ces mains, que le ciel a formées
Pour lancer les traits des Amours,
Ont préparé déjà ces flèches enflammées,
Ces tonnerres d’airain dont vos fières armées
Au monarque sarmate (1) assurent des secours ;
Et la Gloire a crié, de la tour byzantine,
Aux peuples enchantés que votre nom soumet :
Victoire à Catherine !
Nazarde à Mahomet !
Qu’est devenu le temps où l’empereur d’Allemagne aurait, dans les mêmes circonstances, envoyé des armées à Belgrade, et où les Vénitiens auraient couvert de vaisseaux les mers du Péloponèse ? Eh bien ! madame, vous triompherez seule. Montrez-vous seulement à votre armée vers Kiovie, ou plus loin, et je vous réponds qu’il n’y a pas un de vos soldats qui ne soit un héros invincible. Que Moustapha se montre aux siens, il n’en fera que de gros cochons comme lui.
Quelle fierté imbécile dans cette tête coiffée d’un turban à aigrette ! Tous les rois de l’Europe ne devraient-ils pas venger le droit des gens, que la Porte ottomane viole tous les jours avec un orgueil si grossier (2) ?
Ce n’est pas assez de faire une guerre heureuse contre ces barbares, pour la terminer par une paix telle quelle ; ce n’est pas assez de les humilier, il faudrait les reléguer pour jamais en Asie (3).
1 – Au roi de Pologne. (G.A.)
2 – Ayant arraché du résident russe l’aveu que, malgré des promesses réitérées, l’impératrice n’avait pas encore donné à ses troupes l’ordre d’évacuer la Pologne, le sultan l’avait fait enfermer aux Sept-Tours et avait déclaré qu’il allait entrer en campagne avec cinq cent mille hommes. (G.A.)
3 – Voltaire avait envoyé à l’impératrice, dans cette même lettre, un mémoire d’un officier français qui proposait de renouveler dans la guerre des Turcs l’usage des chars de guerre, absolument abandonné par les anciens depuis l’époque de la guerre Médique. (K.)
19 – DE VOLTAIRE.
A Ferney, 26 Février.
Madame, quoi ! Pendant que votre majesté impériale se prépare à battre le grand-turc, elle forme un corps de lois chrétiennes. Je lis l’instruction préliminaire qu’elle a eu la bonté de m’envoyer. Lycurgue et Solon auraient signé votre ouvrage, et n’auraient pas été capables de le faire. Cela est net, précis, équitable, ferme, et humain. Les législateurs ont la première place dans le temple de la gloire, les conquérants ne viennent qu’après. Soyez sûre que personne n’aura dans la postérité un plus grand nom que vous ; mais, au nom de Dieu, battez les Turcs, malgré le nonce du pape en Pologne, qui est si bien avec eux.
De tous les préjugés destructrice brillante,
Qui du vrai dans tout genre embrassez le parti,
Soyez à la fois triomphante
Et du saint-père et du mufti.
Eh ! Madame, quelle leçon votre majesté impériale donne à nos petits-maîtres français, à nos sages maîtres de Sorbonne, à nos Esculapes des écoles de médecine ! Vous vous êtes fait inoculer, avec moins d’appareil qu’une religieuse ne prend un lavement. Le prince impérial a suivi votre exemple. M. le comte Orlof va à la chasse dans la neige, après s’être fait donner la petite-vérole : voilà comme Scipion en aurait usé, si cette maladie, venue d’Arabie, avait existé de son temps.
Pour nous autres, nous avons été sur le point de ne pouvoir être inoculés que par arrêt du parlement. Je ne sais pas ce qui est arrivé à notre nation, qui donnait autrefois de grands exemples en tout ; mais nous sommes bien barbares en certains cas, et bien pusillanimes dans d’autres.
Madame, je suis un vieux malade de soixante et quinze ans. Je radote peut-être, mais je vous dis au moins ce que je pense ; et cela est assez rare quand on parle à des personnes de votre espèce. La majesté impériale disparaît sur mon papier devant la personne. Mon enthousiasme l’emporte sur mon profond respect.
20 – DE VOLTAIRE.
A Ferney, … Avril. (1)
Madame, un jeune homme des premières familles de Genève, qui, à la vérité, a près de six pieds de haut, mais qui n’est âgé que de seize ans, assistant chez moi à la lecture de l’instruction que votre majesté impériale a donnée pour la rédaction de ses lois, s’écria : « Mon Dieu, que je voudrais être Russe ! » Je lui dis, en présence de sa mère : « Il ne tient qu’à vous de l’être ; Pictet, qui est plus grand que vous, l’est bien ; vous êtes plus sage et plus aimable que lui. Madame votre mère veut vous envoyer dans une université d’Allemagne apprendre l’allemand et le droit public ; au lieu d’aller en Allemagne, allez à Riga ; vous apprendrez à la fois l’allemand et le russe ; et à l’égard du droit public, il n’y en a certainement point de plus beau que celui de l’impératrice. »
Je proposai la chose à sa mère, et je n’eus pas de peine à l’y faire consentir. Ce jeune homme s’appelle Galatin ; il est de la plus aimable et de la plus belle figure ; sa mémoire est prodigieuse ; son esprit est digne de sa mémoire, et il a toute la modestie convenable à ses talents. Si votre majesté daigne le protéger, il partira incessamment pour Riga, après avoir commencé à suivre votre exemple en se faisant inoculer. Je suis fâché de n’offrir à votre majesté qu’un sujet ; mais je réponds bien que celui-là en vaudra plusieurs autres.
Oserai-je prendre la liberté de demander à votre majesté à qui il faudra que je l’adresse à Riga ? Sa mère ne peut payer pour lui qu’une pension modique. J’ose me flatter qu’il n’aura pas été un an à Riga, sans être en état de venir saluer votre majesté en russe et en allemand. Qu’est devenu le temps où je n’avais que soixante ans ? Je l’aurais accompagné.
Si votre majesté va s’établir à Constantinople, comme je l’espère, il apprendra bien vite le grec ; car il faut absolument chasser d’Europe la langue turque, ainsi que tous ceux qui la parlent. Enfin, madame, au nom de toutes vos bontés pour moi, j’ose vous implorer pour le jeune Galatin, et je puis répondre qu’il méritera toute votre protection.
J’attends les ordres de votre majesté impériale.
1 – Lettre inédite, publiée, pour la première fois, par MM. de Cayrol et A. François. (G.A.)