CORRESPONDANCE : Catherine II et Voltaire : Partie 1
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1 – DE L’IMPERATRICE.
1763.
J’ai mis sous les vers du portrait de Pierre-Le-Grand, que M. de Voltaire m’a envoyés par M. de Balk, Que Dieu le veuille ! (1)
J’ai commis un péché mortel en recevant la lettre adressée au géant (2) : j’ai quitté un tas de suppliques, j’ai retardé la fortune de plusieurs personnes, tant j’étais avide de la lire. Je n’en ai pas même eu de repentir. Il n’y a point de casuistes (3) dans mon empire, et jusqu’ici je n’en étais pas bien fâchée. Mais voyant le besoin d’être ramenée à mon devoir, j’ai trouvé qu’il n’y avait point de meilleur moyen que de céder au tourbillon qui m’emporte, et de prendre la plume pour prier M. de Voltaire, très sérieusement, de ne me plus louer avant que je l’aie mérité. Sa réputation et la mienne y sont également intéressées. Il dira qu’il ne tient qu’à moi de m’en rendre digne ; mais en vérité, dans l’immensité de la Russie, un an n’est qu’un jour, comme mille ans devant le Seigneur. Voilà mon excuse de n’avoir pas encore fait le bien que j’aurais dû faire.
Je répondrai à la prophétie de JJ. Rousseau (4), en lui donnant, j’espère, aussi longtemps que je vivrai, un démenti fort impoli. Voilà mon intention ; reste à voir les effets. Après cela, monsieur, j’ai envie de vous dire : Priez Dieu pour moi.
J’ai reçu aussi, avec beaucoup de reconnaissance, le second tome de Pierre-le-Grand. Si dans le temps que vous avez commencé cet ouvrage j’avais été ce que je suis aujourd’hui, j’aurais fourni bien d’autres mémoires. Il est vrai qu’on ne peut assez s’étonner du génie de ce grand homme. Je vais faire imprimer ses lettres originales, que j’ai ordonné de ramasser de toutes parts. Il s’y peint lui-même. Ce qu’il y avait de plus beau dans son caractère, c’est que, quelque colérique qu’il fût, la vérité avait toujours sur lui un ascendant infaillible : et pour cela seul il mériterait, je pense, une statue.
Je regrette, aujourd’hui pour la première fois de ma vie, de ne point faire de vers ; je ne peux répondre aux vôtres qu’en prose, mais je peux vous assurer que depuis 1746, que je dispose de mon temps (5), je vous ai les plus grandes obligations. Avant cette époque je ne lisais que des romans ; mais par hasard vos ouvrages me tombèrent dans les mains ; depuis je n’ai cessé de les lire, et n’ai voulu d’aucuns livres qui ne fussent aussi bien écrits, et où il n’y eût autant à profiter. Mais où les trouver ? Je retournai donc à ce premier moteur de mon goût et de mon plus cher amusement. Assurément, monsieur, si j’ai quelques connaissances, c’est à lui seul que je les dois. Mais puisqu’il se défend par respect de me dire qu’il baise mon billet (6), il faut, par bienséance, que je lui laisse ignorer que j’ai de l’enthousiasme pour ses ouvrages. Je lis à présent l’Essai sur l’histoire générale : je voudrais savoir chaque page par cœur, en attendant les Œuvres du grand Corneille, pour lesquelles j’espère que la lettre de change est expédiée. Caterine.
1 – Ces vers sont sans doute les mêmes que ceux de la lettre à M. le comte de Schouvalof du 10 janvier 1761. (K)
2 – Le Géant était le surnom du génevois Pictet, qui était à la cour de Saint-Pétersbourg. (G.A.)
3 – Casuiste : Théologien qui, par profession, résout les cas de conscience.
4 – dans le Contrat social, livre II, chap. VIII.- Voyez le Dictionnaire philosphique, à l’article Pierre-le-Grand et JJ. Rousseau. (G.A.)
5 – Elle s’était mariée en 1745. (G.A.)
6 – Voyez la lettre à Pictet. (G.A.)
2 – DE L’IMPERATRICE.
1765.
L’impératrice de Russie est très obligée au neveu de l’abbé Bazin, de ce qu’il a bien voulu lui dédier l’ouvrage (1) de son oncle, qui assurément n’a rien de commun avec Abraham Chaumeix (2), maître d’école à Moscou, où il enseigne l’ A.B.C aux petits enfants. Elle a lu ce beau livre d’un bout à l’autre avec beaucoup de plaisir, et ne s’est point trouvée supérieure à ce qu’elle a lu, parce qu’elle fait partie de ce genre humain si enclin à goûter les absurdités les plus étranges ; elle est persuadée que ce livre ne manquera pas d’en éprouver sa part, et qu’à Paris il sera infailliblement livré au feu au pied d’un grand escalier ; ce qui lui donnera un lustre de plus.
Comme le neveu de l’abbé Bazin a gardé un profond silence sur le lieu de sa résidence, on a adressé cette réponse à M. de Voltaire, si connu pour protéger et favoriser les jeunes gens dont les talents font espérer qu’ils seront un jour utiles au genre humain. Cet illustre auteur est prié de faire parvenir ce peu de lignes à sa destination ; et si par hasard il ne connaissait point ce neveu de l’abbé Bazin, on est persuadé qu’il excusera cette démarche en faveur du mérite éclatant de ce jeune homme. Caterine.
1 – La première édition de la Philosophie de l’histoire, que l’auteur a fait servir depuis d’introduction à l’Essai sur les mœurs, etc. – On trouvera la dédicace à Catherine dans une note de la page 4 du tome II. (G.A.)
2 – Voyez sur Abraham Chaumeix, dénonciateur de l’Encyclopédie, la satire du Pauvre diable. (G.A.)
3 – DE L’IMPERATRICE.
Le 11/22 Auguste.
Monsieur, puisque, Dieu merci, le neveu de l’abbé Bazin est trouvé, vous voudrez bien qu’une seconde fois je m’adresse à vous pour lui faire parvenir dans sa retraite le petit paquet ci-joint, en témoignage de ma reconnaissance pour les douceurs qu’il me dit. Je serais très aise de vous voir assister tous les deux à mon carrousel, dussiez-vous vous déguiser en chevaliers inconnus. Vous en auriez tout le temps : la pluie continuelle qui tombe depuis plusieurs semaines m’a obligée de renvoyer cette fête au mois de juin de l’année prochaine.
Ma devise est une abeille qui, volant de plante en plante, amasse son miel pour le porter dans sa ruche, et l’inscription est l’Utile. Chez vous les inférieurs instruisent, et il serait facile aux supérieurs d’en faire leur profit : chez nous, c’est tout le contraire ; nous n’avons pas tant d’aisance.
L’attachement du neveu Bazin pour feu ma mère (1) lui donne un nouveau degré de considération chez moi : je trouve ce jeune homme très aimable, et je le prie de me conserver les sentiments qu’il me témoigne. Il est très bon et très utile d’avoir de pareilles connaissances. Vous voudrez bien, monsieur, être assuré que vous partagez avec le neveu mon estime, et tout ce que je lui dis est également pour vous aussi. Caterine.
P.S. : Des capucins qu’on tolère à Moscou (car la tolérance est générale dans cet empire, il n’y a que les jésuites qui ne sont pas soufferts), s’étant opiniâtrés cet hiver à ne vouloir pas enterrer un Français (qui était mort subitement), sous prétexte qu’il n’avait pas reçu les sacrements, Abraham Chaumeix fit un factum contre eux pour leur prouver qu’ils devaient enterrer un mort. Mais ce factum ni deux réquisitions du gouverneur ne purent porter ces Pères à obéir. A la fin, on leur fit dire de choisir, ou de passer la frontière, ou d’enterrer ce Français. Ils partirent, et j’envoyai d’ici des augustins plus dociles, qui, voyant qu’il n’y avait pas à badiner, firent tout ce qu’on voulut. Voilà donc Abraham Chaumeix devenu raisonnable en Russie ; il s’oppose à la persécution. S’il prenait de l’esprit, il ferait croire les miracles aux incrédules. Mais tous les miracles du monde n’effaceront pas la tache d’avoir empêché l’impression de l’Encyclopédie.
Les sujets de l’Eglise souffrant des vexations souvent tyranniques, auxquelles les fréquents changements de maîtres contribuaient encore beaucoup, se révoltèrent vers la fin du règne de l’impératrice Elisabeth, et ils étaient à mon avénement plus de cent mille en armes. C’est ce qui fit qu’en 1762, j’exécutai le projet de changer entièrement l’administration des biens du clergé, et de fixer ses revenus. Arsène, évêque de Rostou, s’y opposa, poussé par quelques-uns de ses confrères, qui ne trouvèrent pas à propos de se nommer. Il envoya deux mémoires où il voulait établir le principe absurde des deux puissances. Il avait déjà fait cette tentative du temps de l’impératrice Elisabeth ; on s’était contenté de lui imposer silence ; mais son insolence et sa folie redoublant, il fut jugé par le métropolitain de Novogorod et par le synode entier, condamné comme fanatique, coupable d’une entreprise contraire à la foi orthodoxe autant qu’au pouvoir souverain, déchu de sa dignité et de la prêtrise, et livré au bras séculier. Je lui fis grâce, et je me contentai de le réduire à la condition de moine (2).
1 – Elisabeth de Holstein, femme du prince d’Anhalt-Zerbst, retirée en France en 1747, et morte à Paris en 1760. Voltaire avait été en correspondance avec elle. (G.A.)
2 – Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l’article Puissance, où tout ce post-scriptum se trouve reproduit avec quelques variantes. (G.A.)
4 – DE VOLTAIRE.
L’abeille est utile sans doute,
On la chérit, on la redoute,
Aux mortels elle fait du bien,
Son miel nourrit, sa cire éclaire :
Mais quand elle a le don de plaire,
Ce superflu ne gâte rien.
Minerve, propice à la terre,
Instruisit les grossiers humains,
Planta l’olivier de ses mains,
Et battit le dieu de la guerre.
Cependant elle disputa
La pomme due à la plus belle ;
Quelque temps Pâris hésita,
Mais Achille eût été pour elle.
Madame, que votre majesté impériale pardonne à ces mauvais vers ; la reconnaissance n’est pas toujours éloquente : si votre devise est une abeille, vous avez une terrible ruche, c’est la plus grande qui soit au monde ; vous remplissez la terre de votre nom et de vos bienfaits. Les plus précieux pour moi sont les médailles qui vous représentent. Les traits de votre majesté me rappellent ceux de la princesse votre mère.
J’ai encore un autre bonheur, c’est que tous ceux qui ont été honorés des bontés de votre majesté sont mes amis ; je me tiens redevable de ce qu’elle a fait si généreusement pour les Diderot, les d’Alembert, et les Calas (1). Tous les gens de lettres de l’Europe doivent être à vos pieds.
C’est vous, madame, qui faites les miracles ; vous avez rendu Abraham Chaumeix tolérant, et, s’il approche de votre majesté, il aura de l’esprit : mais pour les capucins, votre majesté a bien senti qu’il n’était pas en son pouvoir de les changer en hommes, depuis que saint François les a changés en bêtes. Heureusement votre Académie va former des hommes qui n’auront pas affaire à saint François.
Je suis plus vieux, madame, que la ville où vous régnez, et que vous embellissez. J’ose même ajouter que je suis plus vieux que votre empire, en datant sa nouvelle fondation du créateur Pierre-le-Grand, dont vous perfectionnez l’ouvrage. Cependant je sens que je prendrais la liberté d’aller faire ma cour à cette étonnante abeille qui gouverne cette vaste ruche, si les maladies qui m’accablent me permettaient, à moi pauvre bourdon, de sortir de ma cellule.
Je me ferais présenter par M. le comte de Schouvalof (2) et par madame sa femme, que j’ai eu l’honneur de posséder quelques jours dans mon petit ermitage. Votre majesté impériale a été le sujet de nos entretiens, et jamais je n’ai tant éprouvé le chagrin de ne pouvoir voyager.
Oserai-je, madame, dire que je suis un peu fâché que vous vous appeliez Catherine ? Les héroïnes d’autrefois ne prenaient point de nom de saintes : Homère, Virgile, auraient été bien embarrassés avec ces noms-là ; vous n’étiez pas faite pour le calendrier.
Mais, soit Junon, Minerve, ou Vénus, ou Cérès, qui s’ajustent bien mieux à la poésie en tout pays, je me mets aux pieds de votre majesté impériale, avec reconnaissance et avec le plus profond respect.
1 – Elle avait donné de l’argent pour les Calas, offert à d’Alembert la place de précepteur du grand-duc de Russie, et acheté la bibliothèque de Diderot. (G.A.)
2 – Jean Schouvalof était venu à Ferney faire à Voltaire des présents de la part de Catherine. (G.A.)
5 – DE L’IMPERATRICE.
A Pétersbourg, 17/28 Novembre.
Monsieur, ma tête est aussi dure que mon nom est peu harmonieux ; je répondrai par de la mauvaise prose à vos jolis vers. Je n’en ai jamais fait ; mais je n’en admire pas moins pour cela les vôtres. Ils m’ont si bien gâtée, que je ne puis presque en souffrir d’autres. Je me renferme dans ma grande ruche ; on ne saurait faire différents métiers à la fois.
Jamais je n’aurais cru que l’achat d’une bibliothèque m’attirerait tant de compliments : tout le monde m’en fait sur celle de M. Diderot (1). Mais avouez, vous à qui l’humanité en doit pour le soutien que vous avez donné à l’innocence et à la vertu dans la personne des Calas, qu’il aurait été cruel et injuste de séparer un savant d’avec ses livres.
Démétri, métropolite (2) de Novogorod, n’est ni persécuteur, ni fanatique. Il n’y a pas un principe dans le Mandement d’Alexis qu’il n’avouât, ne prêchât, ne publiât, si cela était utile ou nécessaire : il abhorre la proposition des deux puissances. Plus d’une fois il m’a donné des exemples que je pourrais vous citer. Si je ne craignais de vous ennuyer je les mettrais sur une feuille séparée, afin de la brûler, si vous ne vouliez pas la lire.
La tolérance est établie chez nous : elle fait loi de l’Etat, et il est défendu de persécuter. Nous avons, il est vrai, des fanatiques qui, faute de persécution, se brûlent eux-mêmes ; mais si ceux des autres pays en faisaient autant, il n’y aurait pas grand mal ; le monde n’en serait que plus tranquille, et Calas n’aurait pas été roué. Voilà, monsieur, les sentiments que nous devons au fondateur de cette ville, que nous admirons tous deux.
Je suis bien fâchée que votre santé ne soit pas aussi brillante que votre esprit : celui-ci en donne aux autres. Ne vous plaignez point de votre âge, et vivez les années de Mathusalem, dussiez-vous tenir dans le calendrier la place que vous trouvez à propos de me refuser. Comme je ne me crois point en droit d’être chantée, je ne changerai point mon nom contre celui de l’envieuse et jalouse Junon : je n’ai pas assez de présomption pour prendre celui de Minerve ; je ne veux point du nom de Vénus, il y en a trop sur le compte de cette belle dame. Je ne suis pas Cérès non plus ; la récolte a été très mauvaise en Russie cette année : le mien au moins me fait espérer l’intercession de ma patronne là où elle est ; et, à tout prendre, je le crois le meilleur pour moi. Mais, en vous assurant de la part que je prends à ce qui vous regarde, je vous en éviterai l’inutile répétition. Caterine.
1 – Catherine venait de l’acheter quinze mille francs, et en laissait la jouissance au philosophe dont elle faisait son bibliothécaire aux appointements de mille francs par année. (G.A.)
2 – Les métropolites ne diffèrent des autres évêques et archevêques que par une cape blanche ; celui-ci l’a reçue pour m’avoir couronnée. (Apostille de Catherine.)
6 – DE VOLTAIRE.
24 Janvier 1766.
Madame, la lettre dont votre majesté impériale m’honore m’a tourné la tête : elle m’a donné des patentes de prophète. Je ne me doutais pas que l’archevêque de Novogorod se fût en effet déclaré contre le système absurde des deux puissances. J’avais raison sans le savoir, ce qui est encore un caractère de prophétie. Les incrédules pourront m’objecter que cet archevêque ne s’appelle pas Alexis, mais Démétri. Je pourrai répondre avec tous les commentateurs qu’il faut de l’obscurité dans les prophéties, et que cette obscurité rend toujours la vérité plus claire. J’ajouterai qu’il n’y a qu’à changer Alex en Démé et is en tri, pour avoir le véritable nom de l’archevêque. Il n’y aura certainement que des impies qui puissent ne se pas rendre à des preuves si évidentes.
Je suis si bien prophète, que je prédis hardiment à votre majesté la plus grande gloire et le plus grand bonheur. Ou les hommes deviendront entièrement fous, ou ils admireront tout ce que vous faites de grand et d’utile ; cette prédiction même vient un peu, comme les autres, après l’événement.
Il me semble que si cet autre grand homme, Pierre 1er, s’était établi dans un climat plus doux que sur le lac Ladoga, s’il avait choisi Kiovie, ou quelque autre terrain plus méridional, je serais actuellement à vos pieds, en dépit de mon âge. Il est triste de mourir sans avoir admiré de près celle qui préfère le nom de Catherine aux noms des divinités de l’ancien temps, et qui le rendra préférable. Je n’ai jamais voulu aller à Rome (1) ; j’ai senti toujours de la répugnance à voir des moines dans le Capitole, et les tombeaux des Scipions foulés aux pieds des prêtres ; mais je meurs de regret de ne point voir des déserts changés en villes superbes, et deux mille lieues de pays civilisé par des héroines. L’histoire du monde entier n’a rien de semblable ; c’est la plus belle et la plus grande des révolutions : mon cœur est comme l’aimant, il se tourne vers le nord.
D’Alembert a bien tort de n’avoir pas fait le voyage, lui qui est encore jeune (2). Il a été piqué de la petite injustice qu’on lui faisait ; mais l’objet qui est fort mince ne troublait point sa philosophie. Tout cela est réparé aujourd’hui. Je crois que l’Encyclopédie est en chemin pour aller demander une place dans la bibliothèque de votre palais.
Que votre majesté impériale daigne recevoir avec bonté ma reconnaissance, mon admiration, mon profond respect. Feu l’abbé Bazin.
1 – Voltaire avait, au contraire, songé bien souvent à voir Rome.
2 – On trouvera le véritable motif du refus de d’Alembert dans sa lettre à Voltaire du 25 septembre 1762. (G.A.)