DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme ANECDOTE...
DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE
– A comme ANECDOTE –
SUR L’HOMME AU MASQUE DE FER
L’auteur du Siècle de Louis XIV (1) est le premier qui ait parlé de l’homme au masque de fer dans une histoire avérée. C’est qu’il était très instruit de cette anecdote qui étonne le siècle présent, qui étonnera la postérité, et qui n’est que trop véritable. On l’avait trompé sur la date de la mort de cet inconnu si singulièrement infortuné. Il fut enterré à Saint-Paul, le 3 mars 1703, et non en 1704.
Il avait été d’abord enfermé à Pignerol avant de l’être aux îles de Sainte-Marguerite, et ensuite à la Bastille, toujours sous la garde du même homme, de ce Saint-Mars qui le vit mourir. Le P. Griffet, jésuite, a communiqué au public le journal de la Bastille, qui fait foi des dates. Il a eu aisément ce journal, puisqu’il avait l’emploi délicat de confesser des prisonniers renfermés à la Bastille.
L’homme au masque de fer est une énigme dont chacun veut deviner le mot. Les uns ont dit que c’était le duc de Beaufort : mais le duc de Beaufort fut tué par les Turcs à la défense de Candie, en 1669 ; et l’homme au masque de fer était à Pignerol en 1662. D’ailleurs, comment aurait-on arrêté le duc de Beaufort au milieu de son armée ? Comment l’aurait-on transféré en France sans que personne en sût rien ? Et pourquoi l’eût-on mis en prison, et pourquoi ce masque ?
Les autres ont rêvé le comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV, mort publiquement de la petite vérole, en 1683, à l’armée, et enterré dans la ville d’Arras (2).
On a ensuite imaginé que le duc de Montmouth, à qui le roi Jacques fit couper la tête publiquement dans Londres en 1685, était l’homme au masque de fer. Il aurait fallu qu’il eût ressuscité, et qu’ensuite il eût changé l’ordre des temps ; qu’il eût mis l’année 1662 à la place de 1685 ; que le roi Jacques, qui ne pardonna jamais à personne, et qui par là mérita tous ses malheurs, eût pardonné au duc de Montmouth, et eût fait mourir au lieu de lui, un homme qui lui ressemblait parfaitement. Il aurait fallu trouver ce sosie qui aurait eu la bonté de se faire couper le cou en public pour sauver le duc de Montmouth. Il aurait fallu que toute l’Angleterre s’y fût méprise, qu’ensuite le roi Jacques eût prié instamment Louis XIV de vouloir bien lui servir de sergent et de geôlier. Ensuite Louis XIV ayant fait ce petit plaisir au roi Jacques, n’aurait pas manqué d’avoir les mêmes égards pour le roi Guillaume et pour la reine Anne, avec lesquels il fut en guerre, et il aurait soigneusement conservé auprès de ces deux monarques sa dignité de geôlier, dont le roi Jacques l’avait honoré.
Toutes ces illusions étant dissipées, il reste à savoir qui était ce prisonnier toujours masqué, à quel âge il mourut, et sous quel nom il fut enterré. Il est clair que si on ne le laissait passer dans la cour de la Bastille, si on ne lui permettait de parler à son médecin, que couvert d’un masque, c’était de peur qu’on ne reconnût dans ses traits quelque ressemblance trop frappante. Il pouvait montrer sa langue, et jamais son visage. Pour son âge, il dit lui-même à l’apothicaire de la Bastille, peu de jours avant sa mort, qu’il croyait avoir environ soixante ans ; et le sieur Marsolan, chirurgien du maréchal de Richelieu, et ensuite du duc d’Orléans régent, gendre de cet apothicaire, me l’a redit plus d’une fois.
Enfin pourquoi lui donner un nom italien ? On le nomma toujours Marchiali ! Celui qui a écrit cet article en sait peut-être plus que le P. Griffet, et n’en dira pas davantage.
ADDITION DE L’EDITEUR (3)
(Cette anecdote, donnée comme une addition de l’éditeur dans l’édition de 1771, passe chez bien des gens de lettres pour être de Voltaire lui-même.)
Il est surprenant de voir tant de savants et tant d’écrivains pleins d’esprit et de sagacité se tourmenter à deviner qui peut avoir été le fameux masque de fer, sans que l’idée la plus simple, la plus naturelle et la plus vraisemblable, se soit jamais présentée à eux. Le fait tel que Voltaire le rapporte une fois admis, avec ses circonstances ; l’existence d’un prisonnier d’une espèce si singulière, mise au rang des vérités historiques les mieux constatées ; il paraît que non-seulement rien n’est plus aisé que de concevoir quel était ce prisonnier, mais qu’il est même difficile qu’il puisse y avoir deux opinions sur ce sujet. L’auteur de cet article aurait communiqué plus tôt son sentiment, s’il n’eût cru que cette idée devait déjà être venue à bien d’autres, et s’il ne se fût persuadé que ce n’était pas la peine de donner comme une découverte une chose qui, selon lui, saute aux yeux de tous ceux qui lisent cette anecdote.
Cependant, comme depuis quelque temps cet événement partage les esprits, et que tout récemment on vient encore de donner au public une lettre dans laquelle on prétend prouver que ce prisonnier célèbre était un secrétaire du duc de Mantoue (ce qu’il n’est pas possible de concilier avec les grandes marques de respect que M. de Saint-Mars donnait à son prisonnier), l’auteur a cru devoir enfin dire ce qu’il en pense depuis plusieurs années. Peut-être cette conjecture mettra-t-elle fin à toute autre recherche, à moins que le secret ne soit dévoilé par ceux qui peuvent en être les dépositaires, d’une façon à lever tous les doutes.
On ne s’amusera point à réfuter ceux qui ont imaginé que ce prisonnier pouvait être le comte de Vermandois, le duc de Beaufort ou le duc de Montmouth. Le savant et très judicieux auteur de cette dernière opinion a très bien réfuté les autres ; mais il n’a essentiellement appuyé la sienne que sur l’impossibilité de trouver en Europe quelque autre prince dont il eût été de la plus grande importance qu’on ignorât la détention. M. de Saint-Foix a raison, s’il n’entend parler que des princes dont l’existence était connue ; mais pourquoi personne ne s’est-il encore avisé de supposer que le masque de fer pouvait avoir été un prince inconnu, élevé en cachette, et dont il importait de laisser ignorer totalement l’existence ?
Le duc de Montmouth n’était pas pour la France un prince d’une si grande importance ; et l’on ne voit pas même ce qui eût pu engager cette puissance, au moins après la mort de ce duc et celle de Jacques II, à faire un si grand secret de sa détention, s’il eût été en effet le masque de fer. Il n’est guère probable non plus que M. de Louvois et M. de Saint-Mars eussent marqué au duc de Montmouth ce profond respect que Voltaire assure qu’ils portaient au masque de fer.
L’auteur conjecture, de la manière dont Voltaire a raconté ce fait, que cet historien célèbre est aussi persuadé que lui du soupçon qu’il va, dit-il manifester ; mais que Voltaire, à titre de Français, n’a pas voulu, ajoute-t-il, publier tout net, surtout en ayant dit assez pour que le mot de l’énigme ne dût pas être difficile à deviner. Le voici, continue-t-il toujours, selon moi :
« Le masque de fer était sans doute un frère et un frère aîné de Louis XIV, dont la mère avait ce goût pour le linge fin sur lequel Voltaire s’appuie. Ce fut en lisant les Mémoires de ce temps, qui rapportent cette anecdote au sujet de la reine, que, me rappelant ce même goût du masque de fer, je ne doutai plus qu’il ne fût son fils : ce dont toutes les autres circonstances m’avaient déjà persuadé.
« On sait que Louis XIII n’habitait plus depuis longtemps avec la reine ; que la naissance de Louis XIV ne fut due qu’à un heureux hasard habilement amené ; hasard qui obligea absolument le roi à coucher en même lit avec la reine. Voici donc comme je crois que la chose sera arrivée.
« La reine aura pu s’imaginer que c’était par sa faute qu’il ne naissait point d’héritier à Louis XIII. La naissance du Masque de fer l’aura détrompée. Le cardinal à qui elle aura fait confidence du fait aura su, par plus d’une raison, tirer parti de ce secret ; il aura imaginé de tourner cet événement à son profit et à celui de l’Etat. Persuadé par cet exemple que la reine pouvait donner des enfants au roi, la partie qui produisit le hasard d’un seul lit pour le roi et pour la reine fut arrangée en conséquence. Mais la reine et le cardinal, également pénétrés de la nécessité de cacher à Louis XIII l’existence du Masque de fer, l’auront fait élever en secret. Ce secret en aura été un pour Louis XIV jusqu’à la mort du cardinal de Mazarin.
« Mais ce monarque apprenant alors qu’il avait un frère, et un frère aîné que sa mère ne pouvait désavouer, qui d’ailleurs portait peut-être des traits marqués qui annonçaient son origine, faisant réflexion que cet enfant né durant le mariage ne pouvait, sans de grands inconvénients et sans un horrible scandale, être déclaré illégitime après la mort de Louis XIII, Louis XIV aura jugé ne pouvoir user d’un moyen plus sage et plus juste que celui qu’il employa pour assurer sa propre tranquillité et le repos de l’Etat ; moyen qui le dispensait de commettre une cruauté que la politique aurait représentée comme nécessaire à un monarque moins consciencieux et moins magnanime que Louis XIV.
« Il me semble, poursuit toujours notre auteur, que plus on est instruit de l’histoire de ce temps-là, plus on doit être frappé de la réunion de toutes les circonstances qui prouvent en faveur de cette supposition (4). »
1 – Voltaire lui-même.
2 – Dans les premières éditions de cet ouvrage, on avait dit que le duc de Vermandois fut enterré dans la ville d’Aire. On s’était trompé.
Mais que ce soit dans Arras ou dans Aire, il est toujours constant qu’il mourut de la petite-vérole, et qu’on lui fit des obsèques magnifiques. Il faut être fou pour imaginer qu’on enterra une bûche à sa place, que Louis XIV fit faire un service solennel à cette bûche, et que, pour achever la convalescence de son propre fils, il l’envoya prendre l’air à la Bastille pour le reste de sa vie, avec un masque de fer sur le visage.
3 – Cette anecdote, donnée comme une addition de l’éditeur dans l’édition de 1771, passe chez bien des gens de lettres pour être de Voltaire lui-même. Il a connu cette édition, et il n’a jamais contredit l’opinion qu’on y avance au sujet de l’homme au masque de fer.
Il est le premier qui ait parlé de cet homme. Il a toujours combattu toutes les conjectures qu’on a faites sur ce masque : il en a toujours parlé comme plus instruit que les autres, et comme ne voulant pas dire tout ce qu’il en savait.
Aujourd’hui, il se répand une lettre de mademoiselle de Valois, écrite au duc, depuis maréchal de Richelieu, où elle se vante d’avoir appris du duc d’Orléans, son père, à d’étranges conditions, quel était l’homme au masque de fer ; et cet homme, dit-elle, était un frère jumeau de Louis XIV, né quelques heures après lui.
Ou cette lettre, qu’il était si inutile, si indécent, si dangereux d’écrire, est une lettre supposée ; ou le régent, en donnant à sa fille la récompense qu’elle avait si noblement acquise, crut affaiblir le danger qu’il y avait à révéler le secret de l’Etat, en altérant le fait et en faisant de ce prince un cadet sans droit au trône, au lieu de l’héritier présomptif de la couronne.
Mais Louis XIV, qui avait un frère ; Louis XIV, dont l’âme était magnanime ; Louis XIV qui se piquait même d’une probité scrupuleuse, auquel l’histoire ne reproche aucun crime, qui n’en commit d’autre, en effet, que de s’être trop abandonné aux conseils de Louvois et des jésuites ; Louis XIV n’aurait jamais détenu un de ses frères dans une prison perpétuelle pour prévenir les maux annoncés par un astrologue, auquel il ne croyait pas. Il lui fallait des motifs plus importants. Fils aîné de Louis XIII, avoué par ce prince, le trône lui appartenait ; mais un fils né d’Anne d’Autriche, inconnu à son mari, n’avait aucun droit, et pouvait cependant essayer de se faire reconnaître, déchirer la France par une longue guerre civile, l’emporter peut-être sur le fils de Louis XIII, en alléguant le droit de primogéniture, et substituer une nouvelle race à l’antique race des Bourbons. Ces motifs, s’ils ne justifiaient pas entièrement la rigueur de Louis XIV, servaient au moins à l’excuser ; et le prisonnier, trop instruit de son sort, pouvait lui savoir quelque gré de n’avoir pas suivi des conseils plus rigoureux ; conseils que la politique a trop souvent employés contre ceux qui avaient quelques prétentions à des trônes occupés par les concurrents.
Voltaire avait été lié dès sa jeunesse avec le duc de Richelieu, qui n’était pas discret : si la lettre de mademoiselle de Valois est véritable, il l’a connue ; mais, doué d’un esprit juste, il a senti l’erreur, il a cherché d’autres instructions. Il était placé pour en avoir, il a rectifié la vérité altérée dans cette lettre, comme il a rectifié tant d’autres erreurs. (K.)
4 – On sait que l’opinion de Voltaire sur l’homme au masque de fer est généralement admise aujourd’hui par les historiens. (G.A.)