Affaire CALAS sous la plume de Pierre MILZA
Pierre MILZA
« VOLTAIRE »
Parution du livre : Août 2007
Edition : PERRIN
EXTRAIT :
[…]
LE DEFENSEUR DES PERSECUTES
VOLTAIRE AVOCAT DES CALAS
Le nom de Calas apparaît pour la première fois dans la correspondance de Voltaire dans une lettre datée du 22 mars 1762 et adressée à Antoine Le Bault, président du procès de Calas par des connaissances de Le Bault, président du parlement de Dijon et fournisseur en vin du poète. Il a entendu parler du procès de Calas par des connaissances de Le Bault, venues passer une soirée et une nuit, et il n’en paraît guère plus ému qu’il ne l’a été par l’affaire Rochette. Qu’on en juge par le dernier paragraphe de sa lettre :
Vous avez entendu parler peut-être, écrit-il, d’un bon huguenot que le parlement de Toulouse a fait rouer pour avoir étranglé son fils. Cependant ce saint réformé croyait avoir fait une bonne action, attendu que ce fils voulait se faire catholique, et que c’était prévenir une apostasie. Il avait immolé son fils à Dieu, et pensait être fort supérieur à Abraham, car Abraham n’avait fait qu’obéir, mais notre calviniste avait pendu son fils de son propre mouvement, et pour l’acquit de sa conscience. Nous ne valons pas grand-chose, mais les huguenots sont pires que nous, et de plus ils déclament contre la comédie.
Comment imaginer que le personnage qui restera pour la postérité l’un des plus ardents, et peut-être le premier des défenseurs des droits de l’homme, ait pu évoquer avec autant de cynisme le supplice d’un individu dont il ne sait que ce qu’on en dit dans les réunions de notables provinciaux ? C’est qu’il n’y a rien de pire aux yeux de Voltaire que le fanatisme religieux – sous quelque étiquette qu’on le range – , et que Jean Calas, comme le pasteur Rochette et les frères Greniers, ou comme le régicide Damiens, relèvent de ce mal absolu que le philosophe désigne sous le nom d’ « infâme ».
Il lui faudra comprendre que l’injustice et l’intolérance sont du côté des juges et non du prétendu coupable pour que son opinion change. Les premières interrogations lui sont suggérées par des bruits de Genève. Dès le 25 Mars, il s’enquiert auprès du Cardinal de Bernis, ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, de ce qui s’est réellement passé à Toulouse.
Oserai-je […] supplier Votre Eminence de vouloir bien me dire ce que je dois penser de l’aventure affreuse de ce Calas, roué à Toulouse pour avoir pendu son fils ? C’est qu’on prétend ici qu’il est très innocent, et qu’il a pris Dieu à témoin en expirant. On prétend que trois juges ont protesté contre l’arrêt. Cette aventure me tient au cœur ; elle m’attriste dans mes plaisirs ; elle les corrompt. Il faut regarder le parlement de Toulouse, ou les protestants, avec des yeux d’horreur.
Même inquiétude, formulée en termes encore plus nets, dans la lettre que le philosophe adresse le même jour à son ami Fyot de la Marche :
Il vient de se passer, écrit-il, au parlement de Toulouse une scène qui fait dresser les cheveux sur la tête. On l’ignore peut-être à Paris, mais si on en est informé, je défie Paris tout frivole, tout opéra-comique qu’il est, de n’être pas pénétré d’horreur. […]. J’en suis hors de moi. Je m’y intéresse comme homme, un peu même comme philosophe. Je veux savoir de quel côté est l’horreur du fanatisme. L’intendant de Languedoc est à Paris. Je vous conjure de lui parler ou de lui faire parler. Il est au fait de cette aventure épouvantable. Ayez la bonté je vous en supplie de me faire savoir ce que j’en dois penser.
Les informations qui, chaque jour, parviennent au seigneur de Ferney ont tôt fait de le convaincre que les juges de Toulouse se sont fourvoyés et ont condamné un innocent au pire des supplices. Le 4 avril, son siège est fait. Il l’écrit à Damilaville – ancien garde du corps dans la maison du roi, devenu directeur du bureau de l’impôt du vingtième au contrôle général des Finances – et annonce son intention de « crier » et de faire crier pour dénoncer le fanatisme criminel des juges toulousains. Il est avéré, affirme t-il, qu’ils ont « roué le plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc en gémit avec horreur. Les nations étrangères qui nous haïssent et qui nous battent sont saisies d’indignation. Jamais depuis le jour de la Saint-Barthélemy rien n’a tant déshonoré la nature humaine. Criez, et qu’on crie».
Deux rencontres ont joué un rôle déterminant dans la conversion de Voltaire. La première fut celle d’un négociant marseillais de confession protestante. Dominique Audibert, qui connaissait bien la famille du supplicié et jugeait impensable qu’on pût la soupçonner du meurtre de Marc-Antoine. Mais surtout, c’est le long entretien que l’écrivain eut avec le plus jeune fils des Calas qui acheva de le convaincre. Le jeune Donat, apprenant ce qui s’était passé à Toulouse, décida en effet de fuir et de se réfugier à Genève où Voltaire, instruit de sa présence, le fit chercher et ramener à Ferney.
Je fis venir le jeune Calas chez moi – rapporte-t-il trois ans plus tard dans un long récit rétrospectif adressé à Damilaville – Je m’attendais à voir un énergumène tel que son pays en a produit quelquefois. Je vis un enfant simple, ingénu, de la physionomie la plus douce et la plus intéressante, et qui en me parlant faisait des efforts inutiles pour retenir ses larmes […]
Je lui demandai si son père et sa mère étaient d’un caractère violent : il me dit qu’ils n’avaient jamais battu un seul de leurs enfants, et qu’il n’y avait pas de parents plus indulgents et plus tendres.
J’avoue qu’il ne m’en fallut pas davantage pour présumer fortement l’innocence de la famille. Je pris de nouvelles informations de deux négociants de Genève, d’une probité reconnue, qui avaient logé à Toulouse chez Calas. Ils me confirmèrent dans mon opinion. Loin de croire la famille Calas fanatique et parricide, je crus voir que c’étaient des fanatiques qui l’avaient accusée et perdue. Je savais depuis longtemps de quoi l’esprit de parti et la calomnie sont capables.
Il s’est écoulé un peu moins d’un mois entre la mise à mort de Jean Calas et la décision de Voltaire de se lancer, corps et âme, dans la plus grande bataille de sa vie. Et c’est un homme seul, relégué aux frontières du royaume et en butte à l’hostilité d’une majorité de décideurs et de plumitifs au service du parti dévot qui va mener ce combat, avec des armes en apparence dérisoires – le verbe et la plume.
En prenant la défense des Calas, Voltaire n’inaugure pas seulement la figure de l’intellectuel qui utilise, à des fins politiques en prenant ses contemporains à témoin, la notoriété acquise par des œuvres de l’esprit. Il invente en même temps, ou pour le moins il installe au cœur du paysage « médiatique » de son temps, le type du journaliste d’opinion. Ce qui implique de sa part un double souci : celui de l’information, que Voltaire souhaite aussi étendue et précise que possible, et celui de la publicité. Le secret, qui est la règle établie en matière de procédure judiciaire, doit être levé dès lors qu’il s’agit d’une affaire intéressant le respect des droits de l’homme. C’est ce que le philosophe explique, en avril 1762, à une destinataire inconnue :
Je persiste à souhaiter, écrit-il, que le parlement de Toulouse daigne rendre public le procès de Calas, comme on a publié celui de Damiens. On se met au-dessus des usages dans des cas aussi extraordinaires ; Ces deux procès intéressent le genre humain ; et si quelque chose peut arrêter chez les hommes la haine du fanatisme, c’est la publicité et la preuve du parricide et du sacrilège qui ont conduit Calas sur la roue.
Or, cette preuve, les juges toulousains sont bien incapables de la donner, ce qui incline de plus en plus le philosophe à douter de la culpabilité de Calas. Il a d’autant plus de mérite à le dire que bien peu de ses contemporains paraissent disposés à l’entendre. Les parlementaires toulousains peuvent compter sur le soutien de leurs homologues des autres cours souveraines. Le clergé ne saurait tolérer qu’on mît en doute une décision de justice ayant bénéficié de sa caution. A Paris, on se désintéresse de la question : il est vrai que, comme le déplore Voltaire, la Saint-Barthélémy y ferait « à peine une sensation ».
Un « homme de poids » à qui il a écrit pour lui conter l’ « abominable aventure de Calas », ne lui a-t-il pas répondu : « Que nous importe qu’on ait roué un homme, quand nous perdons la Martinique ? » Bernis juge l’affaire trop peu claire pour prendre parti et le duc de Villars, que Voltaire a reçu aux Délices en 1760 et qui appartient au premier cercle de ses amis, croit fermement à la culpabilité des Calas. Quant à Choiseul, s’il déclare en privé qu’il est pour sa part persuadé du contraire, il désapprouve publiquement la campagne du patriarche de Ferney. Plutôt l’injustice que le désordre : telle est la consigne qu’il s’impose à un moment où les défaites militaires et le marasme économique risquent de déstabiliser le régime. Les seuls appuis solides dont dispose le philosophe au début de sa campagne se recrutent dans le milieu des nouveaux convertis, lesquels exercent il est vrai une influence importante dans le monde de la finance, à l’instar de Jean-Robert Tronchin, le banquier de Voltaire, établi à Lyon et qui, quoique étranger et de confession calviniste, s’est vu confier par le contrôleur général Bertin une charge de fermier général.
Mais où sont les philosophes ? Que font Diderot et ses amis de l’entreprise encyclopédique ? Que dit Jean-Jacques depuis son asile neuchâtelois, où il a dû s’exiler pour échapper aux poursuites que lui a values la publication du Contrat Social et de l’Emile ?
Voltaire ironise sur le peu d’empressement de ses collègues à s’engager dans la bataille. « Si ce monstre de Rousseau, écrit-il, avait voulu, il aurait servi utilement dans les troupes légères. Il se forme partout d’assez bons officiers, mais je trouve les généraux français un peu tièdes. » Il sera donc, lui Voltaire, à la fois général et combattant de première ligne. Et pour commencer, il exhorte tous ceux qui, parmi ses correspondants habituels, ont une chance de se faire entendre, à élever la voix et à exiger que justice soit rendue à un innocent. Il faut, écrit-il, remuer « le ciel et la terre », « soulever l’Europe entière et que ses cris tonnent aux oreilles des juges ».
Vaste programme auquel le philosophe se consacre avec une opiniâtreté jamais relâchée. Au cours des trois années, ce sont des centaines de lettres qui partent de Ferney, porteuses du même message, de la même obsession, chacune modulée en fonction de la place occupée par son destinataire dans la hiérarchie des titres et des fonctions. Rien ne l’arrête, ni la maladie − le bruit de sa mort a couru l’Europe à plusieurs reprises − ni les attaques du parti adverse, ni les défections au sein de son propre camp, dans son souci d’occuper la plus grande part possible de l’espace public ; Car c’est bien de cela qu’il s’agit, et Voltaire est ici un pionnier. Il invente « l’opinion publique », dans un sens il est vrai plus restreint qu’à l’heure actuelle, et dont il donne lui-même, quelques années plus tard, la définition suivante dans La Méprise d’Arras :
Dans l’aventure horrible des Calas, la voix publique s’est élevée contre un capitoul fanatique qui poursuivit la mort d’un juste ; et contre huit magistrats trompés qui la signèrent. Je n’entends pas ici par voix publique celle de la populace qui est toujours absurde, ce n’est point une voix, c’est un cri de brutes : je parle de cette voix de toutes les honnêtes gens réunis qui réfléchissent, et qui, avec le temps, portent un jugement infaillible.
L’objectif est clair : Voltaire utilise tous les moyens qui sont à sa disposition et notamment l’immense réseau de ses correspondants − souverains, ministre, grands seigneurs, hommes de plume, de finance et, s’il le faut, d’Eglise − pour mobiliser le plus d’ »honnêtes gens »possibles au service de la cause défendue. L’opinion ne désigne pas « vingt millions de Français », mais une élite éclairée, suffisamment nombreuse cependant pour exercer son influence sur le pouvoir.
A force d’élever la voix, écrit le philosophe dans une lettre adressée en Juillet 1762 à Dominique Audibert, on se fait entendre des oreilles les plus dures, et quelquefois même, les cris infortunés parviennent jusqu’à la cour. […] Il n’y a qu’une extrême protection auprès du roi qui puisse forcer ce parlement à mettre au jour la vérité. Nous faisons l’impossible pour avoir cette protection, et nous croyons que le cri public est le meilleur moyen pour y parvenir.
Remuer la société civile pour faire pression sur le pouvoir, plutôt que s’adresser directement, en courtisan respectueux des usages, à tel ou tel détenteur de l’autorité − comme Voltaire avait tenté de le faire sans grande conviction en faveur de Rochette − telle est l’innovation majeure qu’introduit le philosophe dans la société du siècle des Lumières. Ainsi se poursuit la mutation de l’homme de lettres soucieux de la légitimation royale et contraint au double langage en « intellectuel » autonome, première incarnation d’une figure qui va marquer pendant plus de deux siècles l’histoire politique et culturelle de l’Europe.
Voltaire a vite compris que sa correspondance ne suffirait pas à « remuer le ciel et la terre ». Certes, il n’a pas lésiné sur la qualité de ses destinataires. Les têtes couronnées occupent une place de choix dans sa campagne, du roi de Suède à Frédéric II, en passant par les souverains des petits Etats allemands, Frédéric de Hesse-Cassel, la margrave de Bade, la duchesse de Saxe-Gotha. La liste est longue des hautes personnalités du royaume qu’il a fait contacter par ses amis parisiens, ou auxquels il s’adresse directement, tels Choiseul, le ministre Saint-Florentin, le cardinal de Bernis et même Mme de Pompadour qui dira avoir sondé le « bon cœur du roi ». C’est sur un autre terrain qu’il s’apprête à engager la deuxième phase de la bataille : celui des écrits destinés à informer le public de ce qui s’est réellement passé à Toulouse. Et pour cela, il dispose de témoignages de première main, celui de la veuve de Jean Calas et ceux des deux fils du supplicié, Donat et Pierre.
Le premier, on l’a vu, a cherché refuge à Genève dès qu’il a su qu’on avait arrêté ses parents et son frère. Le second le rejoindra quatre mois plus tard, après avoir faussé compagnie aux dominicains de Toulouse. Quant à l’épouse de Calas, elle s’est réfugiée à la campagne, près de Montauban, où Jeanne Viguière l’a rejointe et où elle vit dans une situation matérielle précaire. Les biens de la famille ont été confisqués, sa propre dot saisie. Le magasin de la rue des Filatiers a été entièrement pillé, ce qui n’empêche pas les capitouls de réclamer à la veuve les frais de garde de la maison et de la boutique à raison de vingt hommes par jour durant cinq mois. Informé de cette situation et désireux d’obtenir le témoignage de la malheureuse, Voltaire décide de la faire venir à Paris. Elle s’en défend, trop anéantie par ce qu’elle a vécu pour envisager l’horreur d’un nouveau procès, et, si elle finit par céder, c’est avec l’espoir de revoir son fils Pierre et ses deux filles. En juin, Anne-Rose gagne donc la capitale où elle est chaleureusement accueillie par les d’Argental et par l’avocat Pierre Mariette, chargé du dossier de révision. Elle y retrouve Gaubert Lavaysse et loge chez les banquiers Dufour et Mallet, que le patriarche de Ferney a mobilisés et qui lui procurent quelques subsides, bientôt imités par la duchesse d’Enville et surtout par Voltaire lui-même, qui tout en parlant de la veuve Calas comme d’une « petite huguenote imbécile », veille qu’elle ne manque de rien. Libérées quelques mois plus tard de leurs couvents respectifs, ses deux filles la rejoindront dans son refuge parisien : signe d’un premier recul des autorités devant l’ampleur de la campagne menée par le philosophe
Ni Anne-Rose ni ses deux fils ne sont capables de rédiger les textes qui vont servir de base à la demande de révision du procès. Aussi Voltaire se substitue-t-il à eux. A l’aide des pièces et des témoignages qu’il a pu rassembler, il rédige plusieurs opuscules au nom de ses protégés ! La Lettre de la veuve Calas, le Mémoire de Donat Calas pour son père, sa mère et son frère, la Déclaration de Pierre Calas. L’ensemble est publié en juin 1762 sous le titre Pièces originales concernant la mort des sieurs Calas et le jugement rendu à Toulouse, accompagné d’une lettre de Donat Calas adressée au chancelier de France, avec demande de renvoi au Conseil du roi.
Tous ces écrits visent à dénoncer l’iniquité du tribunal , les faiblesses de l’accusation et le secret maintenu dans cette affaire par les juges toulousains. Pour enfoncer le clou, Voltaire entre personnellement en lice en écrivant, en août 1762, l’Histoire d’Elisabeth Canning et des Calas, où il met en parallèle le procès du marchand d’indiennes et celui d’une jeune Anglaise prétendument séquestrée dans une maison de prostitution. Dans les deux cas, il y a eu erreur judiciaire, mais en Angleterre, où aucun procès n’est secret, toute condamnation à mort doit être approuvée par le roi, ce qui ménage un délai de recours dont Calas n’a pu bénéficier.
Les Pièces originales sont largement diffusées à Paris par les amis du philosophe. Le duc de La Vallière veille à ce que la brochure parvienne entre les mains de Choiseul, du chancelier Maupeou et de la marquise de Pompadour. Voltaire demande en même temps à plusieurs avocats prestigieux, Mariette, Elie de Beaumont (dont l’épouse est protestante), Loyseau de Mauléon, de rédiger des Mémoires à consulter − des plaidoiries écrites − pour défendre les Calas. Il s’agit, déclare-t-il, de faire « brailler tout l’ordre des avocats, et que, de bouche en bouche, on fasse tinter les oreilles du chancelier ». Les intéressés ne se font pas prier. Ils se mettent à la tâche avec ardeur et leurs textes − Mariette en rédige cinq − circulent bientôt dans la capitale comme à Versailles.
Premier succès, le chancelier demande officiellement la révision du procès. Voltaire s’en félicite dans une lettre à Jacob Vernet datée du 20 août : « L’affaire des Calas va encore mieux que je n’osais l’espérer ; oui le chancelier a demandé la procédure, oui toute la cour est soulevée et le roi est instruit […] Jusqu’à présent mon projet de campagne contre le fanatisme le plus barbare a très bien réussi. » Et il est vrai que si rien n’est encore joué, de nombreux signes indiquent qu’en haut lieu on se préoccupe de l’affaire et que l’on juge avec sévérité le déni de justice dont les Calas ont été les victimes. Il faut que la prudente marquise de Pompadour se soit assurée d’un minimum d’acquiescement de la part du roi pour se permettre d’écrire fin août au duc de Fitz-James, gouverneur du Limousin contre qui le parlement de Toulouse avait émis un arrêt :
Vous avez raison, Monsieur le Duc, l’affaire du malheureux Calas fait frémir. […] Il paraît impossible qu’il ait commis le crime dont il était accusé : cela n’est pas dans la nature. Cependant il est mort et sa famille est flétrie et ses juges ne veulent pas se repentir. Le bon cœur du roi a bien souffert au récit de cette étrange aventure et toute la France crie vengeance. Le pauvre homme sera veng, mais non rendu. Ces gens de Toulouse ont la tête chaude, et plus de religion à leur manière, qu’il ne leur en faut pour être de bons chrétiens. Dieu veuille les convertir et les rendre plus humains.
Le relais est désormais assuré. Tout ce qui compte à la cour et dans les salons parisiens d’esprits éclairés, mais aussi de suiveurs sensibles à l’effet de mode, se prononce en faveur de la révision du procès. A preuve, on se dispute le privilège de rencontrer la veuve Calas et ses deux filles avec la même curiosité que celle qu’inspirent les Hurons du Saint-Laurent. Le parlement de Toulouse continue néanmoins de traîner les pieds. Quelques jours avant la séance solennelle, prévue le 7 mars 1763, Anne-Rose Calas se rendit à la prison de Versailles pour y être incarcérée. Il était d’usage en effet qu’une personne désirant faire révoquer un verdict dût être au préalable écrouée en signe d’acceptation d’un nouveau jugement. Mais l’opinion générale était devenue si favorable à l’épouse du supplicié de Toulouse que les geôliers n’osèrent pas mettre celle-ci en cellule et lui offrirent un dîner, ainsi qu’à ses filles et à ses amis.
Le Conseil au grand complet, réuni à Versailles sous la présidence du chancelier, ordonna à l’unanimité des cent personnes présentes (dont trois évêques et tous les ministres d’Etat), que le greffier du parlement de Toulouse communiquât les minutes du procès Calas et que le procureur général rendît compte des motifs du verdict. La séance avait duré plus de trois heures, au cours desquelles le tout-Paris des Lumières se pressait dans la galerie des Glaces en attente du jugement. Mme Calas et ses deux filles manquèrent d’être présentées au souverain, mais furent reçues quelques jours plus tard par la reine. Immense victoire pour les partisans de la révision, désormais en nombre, et immense succès personnel pour Voltaire, informé de la décision du Conseil le 12 mars. Il peut enfin laisser éclater sa joie :
C’est un bien beau jour, écrit-il au pasteur Paul-Claude Moultou, malgré la bise et la neige, que celui où nous apprenons l’arrêt du Conseil, et la manière dont le roi a daigné se déclarer contre les dévots fanatiques, qui voulaient qu’on abandonnât les Calas.[…] Le règne de l’humanité s’annonce. Ce qui augmente ma joie et mes espérances, c’est l’attendrissement universel dans la galerie de Versailles. Voilà bien une occasion où la voix du peuple est la voix de Dieu.
Le Traité sur la tolérance
Déjà, en juillet 1762, Voltaire expliquait aux d’Argental qu’au-delà du sort de la veuve Calas, c’était celui de l’humanité qui le préoccupait. Autrement dit, le combat qu’il menait contre les juges de Toulouse revêtait à ses yeux une signification universelle. Le Traité sur la tolérance, dont il entreprend la rédaction en décembre 1762, répond à ce souci d’élargissement et de théorisation. Il ne s’agit plus seulement de demander la réhabilitation de Calas, mais de s’interroger sur les raisons qui l’ont fait condamner à tort et d’instruire en retour le procès du fanatisme et de l’intolérance. L’ouvrage, qui comporte une petite centaine de pages, est achevé dans le courant de janvier, mais l’auteur retarde la parution au printemps 1763, afin d’éviter qu’on lui reproche d’avoir voulu faire pression sur le Conseil du roi.
Après avoir relaté, dans les moindres détails, les évènements qui ont conduit Calas sur la roue, Voltaire explique à ses lecteurs qu’il n’a pas choisi comme ses devanciers, John Locke et Pierre Bayle, d’aborder la question sous un angle philosophique. Historien de l’aventure humaine avec son Essai sur les mœurs, c’est en historien qu’il évoque – à l’échelle du temps long dirions-nous – la question du pluralisme religieux : ce pour aboutir au constat que l’intolérance religieuse et les persécutions exercées contre les incroyants ou les déviants sont des pratiques propres au christianisme, alors que toutes les autres civilisations se sont montrées tolérantes à l’égard des autres confessions.
Je le dis avec horreur, mais avec vérité : c’est nous, chrétiens, c’est nous qui avons été persécuteurs, bourreaux, assassins ! Et de qui ? de nos frères. C’est nous qui avons détruit cent villes, le crucifix ou la Bible à la main, et qui n’avons cessé de répandre le sang et d’allumer des bûchers, depuis le règne de Constantin jusqu’aux fureurs des cannibales qui habitaient les Cévennes.
Revenant au temps présent, l’auteur comparait la situation des protestants en France et dans d’autres pays catholiques à celle dont jouissaient les minorités religieuses dans les pays d’Europe du Nord, de profession majoritairement protestante. Il se risquait même à faire quelques propositions en vue de l’adoption d’un statut des adeptes de la religion réformée : validité légale du mariage protestant, sécurité des fidèles et de leur progéniture, droit de succession. Rien de très révolutionnaire dans tout cela.
Voltaire avait conscience des obstacles qui s’opposaient encore à la promulgation d’un véritable édit de tolérance, tel qu’en décidera le gouvernement de Louis XVI en 1787. L’aurait-il oublié que les réactions d’une partie des personnalités de haut rang qui avaient fini par se prononcer pour la révision du procès de Calas l’auraient édifié ; Celles-ci étaient loin d’être favorables – au moins publiquement – à la diffusion d’un écrit qu’elles jugeaient dangereux et séditieux. La Vallière refusa qu’on déposât chez lui quelques dizaines d’exemplaires de l’ouvrage. Choiseul et Bernis firent savoir aux amis du philosophe qu’ils souhaitaient n’en recevoir aucun, ce qui n’empêchera pas le premier de se dire en privé « enchanté » par la lecture du Traité. La poste royale saisit tous ceux qu’elle put intercepter. C’est seulement à partir du début de 1764 que la surveillance se relâcha après la nomination d’Antoine de Sartine à la direction de la Librairie.
Pendant ce temps, le parlement de Toulouse s’ingéniait à retarder la solution définitive de l’affaire. Il exigeait de Mme Calas qu’elle versât la somme exorbitante de mille cinq cents livres pour les frais de copie des minutes du procès. Voltaire protesta avec véhémence, mais finit par se cotiser avec les autres protecteurs de la veuve pour acquitter la somme exigée, sans autre résultat que de voir se multiplier les embûches et les reports. Aussi entreprend-il de relancer sa campagne auprès des personnalités européennes qui ont bien voulu s’intéresser au sort des Calas. Les princes allemands sont sollicités pour une aide financière à la veuve du supplicié. Celle-ci s’est laissée convaincre de rester à Paris jusqu’à la réhabilitation complète de son époux défunt, si bien que Voltaire n’a à craindre ni qu’on oublie la procédure en cours ni que sa protégée soit privée de subsides. Anne-Rose est en effet devenue, après l’arrêt du Conseil du 7 mars, la coqueluche du tout-Paris éclairé. On se flatte d’être vu en sa compagnie ; on s’arrache l’estampe gravée à partir du croquis du peintre Carmontelle la représentant assise en longue robe noire, entourée des siens. Vendue par souscription au bénéfice de la famille Calas, au prix de six livres, la gravure orne bientôt les murs des hôtels particuliers du gratin parisien. Voltaire, qui a souscrit pour douze exemplaires, en place une dans sa chambre à Ferney.
[…]
La cause des Calas connut au contraire un nouveau tournant décisif le 4 juin 1764, lorsque le Conseil du roi décida à l’unanimité de casser l’arrêt du parlement de Toulouse, puis à la majorité de renvoyer le procès devant les maîtres des Requêtes de l’Hôtel, c’est-à-dire la juridiction royale suprême. Il fallut encore sept mois d’une instruction menée avec le plus grand soin avant que l’affaire vienne devant les magistrats.
L’arrêt des quarante maîtres des requêtes fut rendu à l’unanimité le 9 mars 1765, soit trois ans, presque jour pour jour, après le supplice de Jean Calas. Celui-ci était entièrement réhabilité. Son épouse, son fils Pierre, Gaubert Lavaysse et Jeanne Viguière étaient « déchargés de l’accusation contre eux intentée ». Les écrous des ex-accusés et de Jean Calas devaient être « biffés et barrés de tous les registres où ils se trouveront inscrits ». Le Conseil du roi accordait aux protagonistes de l’affaire une « gratification » en vue de leur dédommagement : 12 000 livres à la veuve, 6 000 à chacune des deux filles, 3 000 à chaque fils, la même somme à Jeanne Viguière et 6 000 livres pour les frais de voyage et de procédure. Retenons enfin que, dès le 25 février, le capitoul David de Beaudrigue, dont l’instruction préliminaire et l’acharnement à inculper les Calas avaient été déterminants dans l’engrenage conduisant à l’erreur judiciaire, avait été désavoué et destitué.
De la guerre qu’il a mené contre l’obscurantisme judiciaire et le fanatisme religieux, Voltaire sort donc incontestablement victorieux. « C’est à mon gré, écrit-il le 20 mars à Cideville, le plus beau cinquième acte qui soit au théâtre. » Dans l’affaire dont il a été de bout en bout le maître d’œuvre, il a été simultanément scénographe et acteur, régisseur et propagandiste, machiniste et souffleur. De ce combat longtemps solitaire, cet homme dont nous connaissons les ambiguïtés et les faiblesses, sort grandi et comme amnistié des aspects les moins plaisants de sa personnalité. Courtisan en quête permanente d’amitiés protectrices, il a su admirablement mobiliser ses réseaux d’influence au service d’une cause qui le dépasse et peut lui rapporter plus de tracas que de bénéfice personnel. On le dit terré dans son repaire du pays de Gex, soucieux seulement de la pousse de ses arbres, prêt à tous les compromis, et le voici, oubliant toute prudence, dressé contre le pouvoir des juges et des clercs, là où se manifestent l’intolérance et le fanatisme. Hypocondriaque invétéré et éternel moribond, il trouve dans l’acharnement à défendre un innocent, victime de la bêtise et de l’aveuglement des hommes, la même ressource vitale que celle qu’il tire depuis toujours de l’écriture. Après l’affaire Calas, c’est un autre Voltaire qui se dessine sous le regard de ses contemporains, en attendant l’ « apothéose de 1778 et le jugement de la postérité. « Le bel emploi du génie, écrit Diderot dans une lettre à Sophie Volland. Il faut que cet homme ait de l’âme, de la sensibilité, que l’injustice le révolte, et qu’il sente l’attrait de la vertu. »
[...]