Affaire CALAS : Lettre à M. Damilaville

Publié le par loveVoltaire






ERRATA

POUR LES AFFAIRES CALAS ET SIRVEN

 

 

 

 

Par suite d’un remaniement typographique, les pièces suivantes se sont trouvées distraites du dossier des Affaires Calas et Sirven

 

—————

 

 

 

LETTRE A M. DAMILAVILLE

 

 

 

(Ce morceau fut publié sous le titre de Lettre de M. de Vol… à  M. Dam…., et il fut réimprimé en 1766 dans les Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse, comme ayant été adressé à M. Damoureux) (G.A)

 

 

Au Château de Ferney, 1er mars

 

         J’ai dévoré, mon cher ami, le nouveau mémoire de M. de Beaumont sur l’innocence des Calas ; je l’ai admiré, j’ai répandu des larmes, mais il ne m’a rien appris ; il y a longtemps que j’étais convaincu ; et j’avais eu le bonheur de fournir les premières preuves.

 

         Vous voulez savoir comment cette réclamation de toute l’Europe contre le meurtre juridique du malheureux Calas, roué à Toulouse, a pu venir d’un petit coin de terre ignoré, entre les Alpes et le Mont-Jura, à cent lieues du théâtre où se passa cette scène épouvantable.

 

         Rien ne fera peut-être mieux voir la chaîne insensible qui lie tous les évènements de ce malheureux monde.

 

         Sur la fin de mars 1762, un voyageur qui avait passé par le Languedoc, et qui vint dans ma retraite à deux lieues de Genève, m’apprit le supplice de Calas, et m’assura qu’il était innocent. Je lui répondis que son crime n’était pas vraisemblable, mais qu’il était moins vraisemblable encore que des juges eussent, sans aucun intérêt, fait périr un innocent par le supplice de la roue.

 

         J’appris le lendemain qu’un des enfants de ce malheureux père s’était réfugié en Suisse, assez près de ma chaumière. Sa fuite me fit présumer que la famille était coupable. Cependant je fis réflexion que le père avait été condamné au supplice comme ayant seul assassiné son fils pour la religion, et que ce père était mort âgé de soixante-neuf ans. Je ne me souviens pas d’avoir jamais lu qu’aucun vieillard eût été possédé d’un si horrible fanatisme. J’avais toujours remarqué que cette rage n’attaquait d’ordinaire que la jeunesse, dont l’imagination ardente, tumultueuse, et faible s’enflamme par la superstition. Les fanatiques des Cévennes étaient des fous de vingt à trente ans, stylés à prophétiser dès l’enfance. Presque tous les convulsionnaires que j’avais vu à Paris en très grand nombre étaient de petites filles et de jeunes garçons. Les vieillards chez les moines sont moins emportés, et moins susceptibles des fureurs du zèle, que ceux qui sortent du noviciat. Les fameux assassins, armés par le fanatisme, ont tous été de jeunes gens, de même que tous ceux qui ont prétendu être possédés ; jamais on n’a vu exorciser un vieillard. Cette idée me fit douter d’un crime qui d’ailleurs n’est guère dans la nature. J’en ignorais les circonstances.

 

         Je fis venir le jeune Calas chez moi. Je m’attendais à voir un énergumène tel que son pays en a produit quelquefois. Je vis un enfant simple, ingénu, de la physionomie la plus douce et la plus intéressante, et qui, en me parlant, faisait des efforts inutiles pour retenir ses larmes. Il me dit qu’il était à Nîmes en apprentissage chez un fabricant, lorsque la voix publique lui avait appris qu’on allait condamner dans Toulouse toute sa famille au supplice, que presque tout le Languedoc la croyait coupable, et que, pour se dérober à des opprobres si affreux, il était venu se cacher en Suisse.

 

         Je lui demandai si son père et sa mère étaient d’un caractère violent : il me dit qu’ils n’avaient jamais battu un seul de leurs enfants, et qu’il n’y avait point de parents plus indulgents et plus tendres.

 

         J’avoue qu’il ne m’en fallut pas davantage pour présumer fortement l’innocence de la famille. Je pris de nouvelles informations de deux négociants de Genève, d’une probité reconnue, qui avaient logé à Toulouse chez Calas. Ils me confirmèrent dans mon opinion. Loin de croire la famille Calas fanatique et parricide, je crus voir que c’étaient des fanatiques qui l’avaient accusée et perdue. Je savais depuis longtemps de quoi l’esprit de parti et la calomnie sont capables.

 

         Mais quel fut mon étonnement lorsque, ayant écrit en Languedoc sur cette étrange aventure, catholiques et protestants me répondirent qu’il ne fallait pas douter du crime des Calas ! Je ne me rebutai point. Je pris la liberté d’écrire à ceux mêmes qui avaient gouverné la province, à des commandants de provinces voisines, à des ministres d’Etat ; tous me conseillèrent unanimement de ne me point mêler d’une si mauvaise affaire ; tout le monde me condamna, et je persistai : voici le parti que je pris.

 

         La veuve de Calas, à qui, pour comble de malheur et d’outrage, on avait enlevé ses filles, était retirée dans une solitude où elle se nourrissait de ses larmes, et où elle attendait la mort. Je ne m’informai point si elle était attachée ou non à la religion protestante, mais seulement si elle croyait un Dieu rémunérateur de la vertu et vengeur des crimes. Je lui fis demander si elle signerait au nom de ce Dieu que son mari était mort innocent ; elle n’hésita pas. Je n’hésitai pas non plus. Je priai M. Mariette de prendre au conseil du roi sa défense. Il fallait tirer madame Calas de sa retraite, et lui faire entreprendre le voyage de Paris.

 

         On vit alors que s’il y a de grands crimes sur la terre, il y a autant de vertus ; et que si la superstition produit d’horribles malheurs, la philosophie les répare.

 

         Une dame dont la générosité égale la haute naissance (1), qui était alors à Genève pour faire inoculer ses filles, fut la première qui secourut cette famille infortunée. Des Français retirés en ce pays la secondèrent ; des Anglais qui voyageaient se signalèrent ; et, comme dit M. de Beaumont, il y eut un combat de générosité entre ces deux nations, à qui secourrait le mieux la vertu si cruellement opprimée.

 

         Le reste, qui le sait mieux que vous ? Qui a servi l’innocence avec un zèle plus constant et plus intrépide ? Combien n’avez-vous pas encouragé la voix des orateurs, qui a été entendue de toute la France et de l’Europe attentive ? Nous avons vu renouveler les temps où Cicéron justifiait, devant une assemblée de législateurs, Amerinus accusé de parricide. Quelques personnes, qu’on appelle dévotes, se sont élevées contre les Calas ; mais, pour la première fois depuis l’établissement du fanatisme, la voix des sages les a fait taire.

 

         La raison remporte donc de grandes victoires parmi nous ! Mais croiriez-vous, mon cher ami que la famille des Calas, si bien secourue, si bien vengée, n’était pas la seule alors que la religion accusât d’un parricide, n’était pas la seule immolée aux fureurs du préjugé ? Il y en a une plus malheureuse encore, parce qu’éprouvant les mêmes horreurs, elle n’a pas eu les mêmes consolations ; elle n’a point trouvé des Mariette, des Beaumont (2), et des Loiseau.

 

         Il semble qu’il y ait dans le Languedoc une furie infernale amenée autrefois par les inquisiteurs à la suite de Simon de Montfort, et que depuis ce temps elle secoue quelquefois son flambeau.

 

         Un feudiste de Castres, nommé Sirven, avait trois filles. Comme la religion de cette famille est la prétendue réformée, on enlève, entre les bras de sa femme, la plus jeune de leurs filles. On la met dans un couvent, on la fouette pour lui mieux apprendre son catéchisme ; elle devient folle, elle va se jeter dans un puits, à une lieue de la maison de son père. Aussitôt les zélés ne doutent pas que le père, la mère et les sœurs n’aient noyé cette enfant. Il passait pour constant, chez les catholiques de la province, qu’un des points capitaux de la religion protestante est que les pères et mères sont tenus de pendre, d’égorger ou de noyer tous leurs enfants qu’ils soupçonneront avoir quelque penchant pour la religion romaine. C’était précisément le temps où les Calas étaient aux fers, et où l’on dressait leur échafaud.

 

         L’aventure de la fille noyée parvient incontinent à Toulouse. Voilà un nouvel exemple, s’écrie-t-on, d’un père et d’une mère parricides. La fureur publique s’en augmente ; on roue Calas, et on décrète Sirven, sa femme et ses filles. Sirven épouvanté n’a que le temps de fuir avec toute sa famille malade. Ils marchent à pied, dénués de tout secours, à travers des montagnes escarpées, alors couvertes de neige. Une de ses filles accouche parmi les glaçons ; et, mourante, elle emporte son enfant mourant dans ses bras : ils prennent enfin leur chemin vers la Suisse.

 

         Le même hasard qui m’amena les enfants de Calas veut encore que les Sirven s’adressent à moi. Figurez-vous, mon ami, quatre moutons que des bouchers accusent d’avoir mangé un agneau ; voilà ce que je vis. Il m’est impossible de vous peindre tant d’innocence et tant de malheurs. Que devais-je faire, et qu’eussiez-vous fait à ma place ? Faut-il s’en tenir à gémir sur la nature humaine ? Je prends la liberté d’écrire à monsieur le premier président (3) de Languedoc, homme vertueux et sage ; mais il n’était point à Toulouse. Je fais présenter par un de vos amis un placet à monsieur le vice-chancelier. Pendant ce temps-là, on exécute vers Castres, en effigie, le père, la mère, les deux filles ; leur bien est confisqué, dévasté, il n’en reste plus rien.

 

         Voilà toute une famille honnête, innocente, vertueuse, livrée à l’opprobre et à la mendicité chez les étrangers : ils trouvent de la pitié, sans doute ; mais qu’il est dur d’être jusqu’au tombeau un objet de pitié ! On me répond enfin qu’on pourra leur obtenir des lettres de grâce. Je crus d’abord que c’était de leurs juges qu’on me parlait, et que ces lettres étaient pour eux. Vous croyez bien que la famille aimerait mieux mendier son pain de porte en porte, et expirer de misère, que de demander une grâce qui supposerait un crime trop horrible pour être graciable ; mais aussi comment obtenir justice ? Comment s’aller remettre en prison dans sa patrie où la moitié du peuple dit encore que le meurtre de Calas était juste ? Ira-t-on une seconde fois demander une évocation au conseil ? Tentera-t-on d’émouvoir la pitié publique, que l’infortune des Calas a peut-être épuisée, et qui se lassera d’avoir des accusations de parricide à réfuter, des condamnés à réhabiliter, et à des juges à confondre ?

 

         Ces deux évènements tragiques, arrivés coup sur coup, ne sont-ils pas, mon ami, des preuves de cette fatalité inévitable  à laquelle notre misérable espèce est soumise ? Vérité terrible, tant enseignée dans Homère et dans Sophocle ; mais vérité utile, puisqu’elle nous apprend à nous résigner et à savoir souffrir.

 

         Vous dirai-je que, tandis que le désastre étonnant des Calas et des Sirven affligeait ma sensibilité, un homme (4), dont vous devinerez l’état à ses discours, me reprocha l’intérêt que je prenais à deux familles qui m’étaient étrangères ? De quoi vous mêlez-vous ? me dit-il ; laissez les morts ensevelir leurs morts. Je lui répondis : J’ai trouvé dans mes déserts l’Israélite baigné dans son sang, souffrez que je répande un peu d’huile et de vin sur ses blessures : vous êtes lévite, laissez-moi être Samaritain.

 

         Il est  vrai que pour prix de mes peines on m’a bien traité en Samaritain ; on a fait un libelle diffamatoire sous le nom d’Instruction pastorale et de Mandement ; mais il faut l’oublier, c’est un jésuite qui l’a composé. Le malheureux ne savait pas alors que je donnais un asile à un jésuite. Pouvais-je mieux prouver que nous devons regarder nos ennemis comme nos frères (5)

 

         Vos passions sont l’amour de la vérité, l’humanité, la haine de la calomnie. La conformité de nos caractères a produit notre amitié. J’ai passé ma vie à chercher, à publier cette vérité que j’aime. Quel autre des historiens modernes a défendu la mémoire d’un grand prince (6) contre les impostures atroces de je ne sais quel écrivain (7) qu’on peut appeler le calomniateur des rois, des ministres, et des grands capitaines, et qui cependant aujourd’hui ne peut trouver un lecteur ?

 

         Je n’ai donc fait, dans les horribles désastres des Calas et des Sirven, que ce que font tous les hommes ; j’ai suivi mon penchant. Celui d’un philosophe n’est pas de plaindre les malheureux, c’est de les servir.

 

         Je sais avec quelle fureur le fanatisme s’élève contre la philosophie. Elle a deux filles qu’il voudrait faire périr comme Calas, ce sont la Vérité et la Tolérance ; tandis que la philosophie ne veut que désarmer les enfants du fanatisme, le Mensonge et la Persécution.

 

         Des gens qui ne raisonnent pas ont voulu décréditer ceux qui raisonnent : ils ont confondu le philosophe avec le sophiste ; ils se sont bien trompés. Le vrai philosophe peut quelquefois s’irriter contre la calomnie, qui le poursuit lui-même ; il peut couvrir d’un éternel mépris le vil mercenaire qui outrage deux fois par mois (8) la raison, le bon goût, et la vertu : il peut même livrer, en passant, au ridicule ceux qui insultent à la littérature dans le sanctuaire (9) où ils auraient dû l’honorer : mais il ne connaît ni les cabales, ni les sourdes pratiques, ni la vengeance. Il sait, comme le sage de Montbar (10), comme celui de Vore (11) rendre la terre plus fertile, et ses habitants plus heureux. Le vrai philosophe défriche les champs incultes, augmente le nombre des charrues, et par conséquent des habitants ; occupe le pauvre et l’enrichit ; encourage les mariages, établit l’orphelin ; ne murmure point contre des impôts nécessaires, et met le cultivateur en état de les payer avec allégresse. Il n’attend rien des hommes, et il leur fait tout le bien dont il est capable. Il a l’hypocrite en horreur, mais il plaint le superstitieux ; enfin il sait être ami.

 

         Je m’aperçois que je fais votre portrait, et qu’il n’y manquerait rien si vous étiez assez heureux pour habiter la campagne.

 

 

1 – Madame la duchesse d’Enville. (K)

 

2 – Nous devons dire, à l’honneur de l’humanité, que M. de Beaumont se dispose à défendre l’innocence des Sirven, comme il a fait celle des Calas. Je le marquais à M. de Voltaire en même temps qu’il m’écrivait cette lettre. (note de Damilaville, 1765)

 

3 –De Bastard. (G.A)

 

4 – Un prêtre. (G.A)

 

5 – Dans les lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse, cette lettre contient ici un passage qui fut désavoué par Voltaire dans l’appel au public (A venir) :

 

« Ce fou triste, ci-devant petit citoyen ignoré à Genève, clabaude éternellement contre moi, et dans ses fréquentes convulsions il s’écrie que je le persécute, que je le poursuis partout, que je parviendrai à la fin à le faire pendre, tant j’ai ameuté les ministres de l’Evangile et les magistrats de son pays contre sa personne et ses écrits : il écrit toutes ces belles choses à une grande dame de Paris, qui aime son éloquence bien plus que celle de Cicéron et de Bossuet, et qui aime son Jean-Jacques comme un toutou. Cette bonne dame fait croire ces enfantillages à d’autres bonnes dames, qui le disent aux très bonnes dames de la cour ; et insensiblement toutes ces agréables commères me haïssent cordialement sur sa parole et par oisiveté. Moi, grand Dieu ! qui n’ai pas prononcé le nom de Jean-Jacques quatre fois en ma vie ; moi qui ne lis jamais aucune de ses affligeantes rêveries, parce que je tiens que pour vivre longtemps il faut toujours rire ; moi qui ai ignoré dix ans que cet Hercule allobroge existât ; moi qui le croyais depuis quelque temps détenu dans quelque loge d’hôpital, ou tapi dans un tronc d’arbre dans les sublimes forêts de la Suisse philosophique. »

 

6 – Le régent (G.A)

 

7 – La Beaumelle (G.A)

 

8 – Fréron dans son Année littéraire (G.A)

 

9 – Allusion au discours de réception de Pompignan à l’Académie. (G.A)

 

10 – Buffon. (G.A)

 

11 – Helvétius. (G.A)

 

 

Publié dans Affaire Calas

Commenter cet article

R
<br /> Bonjour,<br /> <br /> Tout d'abord, bravo, félicitations pour la richesse culturelle de votre site.<br /> <br /> J'ai 49 ans et vis en région parisienne.<br /> Je m'intéresse à l'affaire Calas depuis quelques mois et cherche des documents sur l'affaire, en particulier sur la maison Calas et la rue des Filatiers.<br /> <br /> J'ai vu que vous avez publié une photo d'une porte de la maison Calas. Pourriez vous svp m'en dire un peu plus à savoir de quand date cette photo et si c'est la porte de<br /> l'arrière boutique ou la porte aux deux battants sur laquelle Marc Antoine Calas se serait suicidé  ?<br /> Y a t-il un moyen de se procurer moyennant finances quelques photos, dessins récents ou anciens de la rue des Filatiers et de la maison Calas ?<br /> Merci d'avance de votre aide<br /> <br /> <br /> Cordialement<br /> Jean-Pascal Rappini<br />
Répondre
L
<br /> <br /> Bonjour Jean-Pascal,<br />  <br /> Tout d'abord merci pour tous vos compliments ; je suis ravie que ce blog vous plaise et nourrisse votre passion pour l'affaire Calas. (Pour info, il y en a<br /> dans le centre du blog mais aussi dans la partie gauche).<br />  <br /> Moi aussi j'ai été (et je le suis toujours d'ailleurs), captivée par l'affaire Calas, mais je suis au regret de vous dire que la photo qui accompagne<br /> l'article n'est en rien liée à Toulouse. Cette sublime porte est lyonnaise.  <br />  <br /> J'essaie de faire coller les photos par rapport aux articles et je trouvais cette photo parfaitement adaptée. J'espère que vous n'êtes pas trop<br /> déçu.<br />  <br /> Tiens, d'ailleurs, vous me faites penser que récemment j'ai lu sur un forum un message d'une jeune fille qui habitait Toulouse, en études littéraires et qui<br /> ne connaissait absolument pas l'Affaire Calas de Voltaire... Incroyable, non ?<br />  <br /> Bien amicalement.<br />  <br /> LV.<br /> <br /> <br /> <br />