Affaire CALAS - Déclaration de la veuve Calas

Publié le par loveVoltaire


PIECES ORIGINALES

 

 

CONCERNANT LA MORT DES SIEURS CALAS ET LE JUGEMENT RENDU A TOULOUSE, ETC.

 

 

 

[Les manuscrits des lettres suivantes furent envoyés de Ferney à d’Argental, à Damilaville et aux avocats de madame Calas, alors à Paris, pour être imprimés. Il s’agissait d’obtenir que les pièces du procès fussent mis sous les yeux du public. La première lettre est bien de madame Calas, qui, sur la demande de Voltaire, écrivit à un négociant, ami de sa famille, le récit de ce qui s’était passé. Les lettres signées Donat Calas sont de la main de Voltaire.] (G.A)

 

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EXTRAIT D’UNE LETTRE DE LA DAME VEUVE CALAS.

 

Du 15 juin 1762.

 

            Non, monsieur, il n’y a rien que je ne fasse pour prouver notre innocence, préférant de mourir justifiée, à vivre et à être crue coupable. On continue d’opprimer l’innocence, et d’exercer sur nous et notre déplorable famille une cruelle persécution. On vient encore de me faire enlever, comme vous le savez, mes chères filles, seuls restes de ma consolation, pour les conduire dans deux différents couvents de Toulouse : on les mène dans le lieu qui a servi de théâtre à tous nos affreux malheurs : on les a même séparées. Mais si le roi daigne ordonner qu’on ait soin d’elles, je n’ai qu’à le bénir.

 

            Voici exactement le détail de notre malheureuse affaire, tout comme elle s’est passée au vrai.

 

            Le 13 octobre 1761, jour infortuné pour nous, M. Gobert (1) Lavaisse, arrivé de Bordeaux (où il avait resté quelque temps) pour voir ses parents, qui étaient pour lors à leur campagne, et cherchant un cheval de louage pour les y aller joindre sur les quatre à cinq heures du soir, vient à la maison, et mon mari lui dit que, puisqu’il ne partait pas, s’il voulait souper avec nous, il nous ferait plaisir ; à quoi le jeune homme consentit ; et il monta me voir dans ma chambre, d’où, contre mon ordinaire, je n’étais pas sortie. Le premier compliment fait, il me dit : Je soupe avec vous, votre mari m’en a prié ; je lui en témoignai ma satisfaction, et le quittai quelques moments pour aller donner des ordres à ma servante. En conséquence je fus aussi trouver mon fils aîné, Marc-Antoine, que je trouvai assis tout seul dans la boutique et fort rêveur, pour le prier d’aller acheter du fromage de Roquefort.

 

            Il était ordinairement le pourvoyeur, pour cela, parce qu’il s’y connaissait mieux que les autres ; je lui dis donc : Tiens, va acheter du fromage de Roquefort, voilà de l’argent pour cela, et tu rendras le reste à ton père ; et je retourne dans ma chambre joindre le jeune homme Lavaisse que j’y avais laissé. Mais peu d’instants après il me quitta, disant qu’il voulait retourner chez les fenassiers (a) voir s’il y avait quelque cheval d’arrivé, voulant absolument partir le lendemain pour la campagne de son père ; et il sortit.

 

            Lorsque mon fils aîné eut fait l’emplette du fromage, l’heure du souper arrivée tout le monde de rendit pour se mettre à table, et nous nous y plaçâmes. Durant le souper, qui ne fut pas fort long, on s’entretint de choses indifférentes, et entre autres des antiquités de l’hôtel-de-ville ; et mon cadet, Pierre, voulut en citer quelques-unes, et son frère le reprit, parce qu’il ne les racontait pas bien ni juste.

 

            Lorsque nous fûmes au dessert, ce malheureux enfant, je veux dire mon fils aîné, Marc-Antoine, se leva de table, comme c’était sa coutume, et passa à la cuisine (c). La servante lui dit : Avez-vous froid, monsieur l’aîné ? Chauffez-vous. Il lui répondit : Bien au contraire, je brûle ; et sortit. Nous restâmes encore quelques moments à table ; après quoi nous passâmes dans cette chambre que vous connaissez (2), et où vous avez couché, M. Lavaisse, mon mari, mon fils et moi ; les deux premiers se mirent sur le sofa, mon cadet sur le fauteuil, et moi sur une chaise, et là nous fîmes la conversation tous ensemble. Mon fils cadet s’endormit ; et environ sur les neuf heures trois quarts à dix heures, M. Lavaisse prit congé de nous, et nous réveillâmes mon cadet pour aller accompagner ledit Lavaisse, lui remettant le flambeau à la main pour lui faire lumière, et ils descendirent ensemble.

 

            Mais lorsqu’ils furent en bas, l’instant d’après nous entendîmes de grands  cris d’alarme, sans distinguer ce que l’on disait, auxquels mon mari accourut, et moi je demeurai tremblante sur la galerie, n’osant descendre, et ne sachant pas ce que ce pouvait être.

 

            Cependant, ne voyant personne venir, je me déterminai de descendre ; ce que je fis : mais je trouvai au bas de l’escalier M. Lavaisse à qui je demandai avec précipitation qu’est-ce qu’il y avait. Il me répondit qu’il me suppliait de remonter, que je le saurais ; et il me fit tant d’instances que je remontai avec lui dans ma chambre. Sans doute que c’était pour m’épargner la douleur de voir mon fils dans cet état, et il redescendit ; mais l’incertitude où j’étais était un état trop violent pour pouvoir y rester longtemps ; j’appelle donc ma  servante, et lui dis : Jeannette, allez voir ce qu’il y a là-bas ; je ne sais pas ce que c’est, je suis toute tremblante : et je lui mis la chandelle à la main, et elle descendit ; mais ne la voyant pas remonter pour me rendre compte, je descendis moi-même. Mais ne la voyant pas remonter pour me rendre compte, je descendis moi-même. Mais, grand Dieu ! Quelle fut ma douleur et ma surprise, lorsque je vis ce cher fils étendu à terre ! Cependant je ne le crus pas mort, et je courus chercher de l’eau de la reine de Hongrie, croyant qu’il se trouvait mal ; et comme l’espérance est ce qui nous quitte le dernier, je lui donnai tous les secours qu’il m’était possible pour le rappeler à la vie, ne pouvant me persuader qu’il fût mort.  Nous nous en flattions tous, puisque l’on avait été chercher le chirurgien, et qu’il était auprès de mois, sans que je l’eusse vu ni aperçu, que lorsqu’il me dit, qu’il était inutile de lui faire rien de plus, qu’il était mort. Je lui soutins alors que cela ne se pouvait pas, et je le priai de redoubler ses attentions et de l’examiner plus exactement, ce qu’il fit inutilement. Cela n’ait que trop vrai ; et pendant tout ce temps-là, mon mari était appuyé sur un comptoir à se désespérer ; de sorte que mon cœur était déchiré entre le déplorable spectacle de mon fils mort, et le crainte de perdre ce cher mari, de la douleur à laquelle il se livrait tout entier sans entendre aucune consolation ; et ce fut dans cet état que la justice nous trouva, lorsqu’elle nous arrêta dans notre chambre où l’on nous avait fait remonter.

 

            Voilà l’affaire tout comme elle s’est passée, mot pour mot ; et je prie dieu, qui connaît notre innocence, de me punir éternellement, si j’ai augmenté ni diminué d’un iota, et si je n’ai dit  la pure vérité en toutes  ses circonstances.

 

            Je suis prête à sceller de mon sang cette vérité, etc.

 

 

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[1] Ou Gualbert. (G.A)

 

a)      Ce sont les loueurs de chevaux.

b)      Sur les sept heures.

c)       La cuisine est auprès de la salle à manger, au premier étage.

 

[2] On voit par cette phrase que la lettre est adressée, comme nous l’avons dit plus haut, à un des deux négociants dont Voltaire parle dans sa CORRESPONDANCE. (G.A)

 




Prochaine diffusion : Déclaration de Donat Calas

sous la plume de VOLTAIRE

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