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Publié le par loveVoltaire




ARTICLE PARU DANS LA REVUE

"MARIANNE"

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Voltaire :
il était à lui seul l’opinion publique




 

            Il y a bien eu un siècle de Voltaire comme il y a eu un siècle de Louis XIV. Le Régent ? Louis XV ? Louis XVI ? Effacés. Réduits à des seconds rôles. Devant la postérité, le vrai roi de son siècle, c’est lui, le poète, le dramaturge, le philosophe, François-Marie Arouet, devenu M. de Voltaire (1694-1778). Malgré les déboires, les humiliations, les disgrâces, en dépit de ses innombrables ennemis, des bastonnades et des autodafés, c’est lui qui sort vainqueur de son siècle. C’est lui qui donnera à son siècle son nom. Telle est la leçon du grand livre de Pierre Milza, une biographie d’historien plus haletante que le meilleur des romans : Voltaire.

 

            Nous sommes le 30 mars 1778. Les manuels scolaires ont omis d’en faire une date de l’histoire de France. Et pourtant ? L’atmosphère de cette journée anticipe celle du printemps 1789. Peut-être même est-ce la première fois que cette atmosphère est perceptible avec autant d’évidence ? Aux portes de la mort, qu’il franchira dans quelques semaines, rentré de Ferney, Voltaire traverse Paris en carrosse pour se rendre à l’Académie. La foule – le peuple de Paris - le reconnaît, l’acclame ; l’attelage ne se fraye un passage qu’avec peine au milieu de l’enthousiasme populaire. Des gens montent sur la galerie de la voiture afin de voir le héros. Les acclamations, les cris de joie n’ont fait que s’amplifier tout au long de la journée.

 

            Evénement immense, dont les funérailles d’Hugo seront un écho : pour la première fois un écrivain est fêté par une foule aussi nombreuse qu’admirative, pour la première fois une marée humaine acclame un écrivain. Ou plutôt : ce n’est pas autour de l’écrivain qu’elle se presse, mais de l’écrivain devenu intellectuel, le défenseur de Calas, du chevalier de La Barre, le pourfendeur des injustices et des barbaries. Le roi, ce n’est pas Louis XVI, le roi, pour cette foule, c’est Voltaire ! Toute une vie pour en arriver là. Toute une vie pour cette apothéose. Né sous Louis XIV, Voltaire s’éteint à la veille de la Révolution : son nom, ce printemps de 1778 le laisse deviner, va peser sur l’histoire.

 

            Nul n’est plus méconnu que Voltaire. L’ouvrage de Pierre Milza restitue l’écrivain dans sa complexe vérité : il y a loin en effet entre le poète mondain, dévoré par un insatiable besoin de reconnaissance, une ambition le traînant de cour en cour, et le premier intellectuel de l’histoire, celui qui tracera la voie à Hugo, à Zola et à Sartre. « L’intellectuel, a écrit Sartre, est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas ». A savoir : le pouvoir. Exactement ce que sera le dernier Voltaire : quelqu’un qui se mêle du pouvoir. Le poète mondain des débuts n’aspirait qu’à briller devant le pouvoir, obtenir les faveurs des Princes, attirer le regard des monarques et de leurs favorites, fasciner Louis XV et Frédéric II jusqu’à prendre le risque d’être leur bouffon. L’intellectuel des dernières années, l’avocat des persécutés, au contraire, affronte directement le pouvoir. Milza en signale la grandeur : « ce qui fait sa grandeur (…) c’est le caractère solitaire de son entreprise Aucun parti, aucune force politique, aucune coterie derrière lui, pas même la maçonnerie ». L’affaire Calas fut un combat solitaire comme le sera, deux siècles plus tard, celui de Soljenitsyne. Les philosophes – Diderot, Rousseau – ne se sont pas rangés à son côté. Qu’à cela ne tienne ! Il s’appuiera sur l’opinion publique, que, de fait, il invente, et qu’il définit comme la voix publique : « je parle de cette voix, de toutes les honnêtes gens réunis qui réfléchissent, et qui, avec le temps, portent un jugement infaillible ». Appuyé sur l’opinion publique il obtient la réhabilitation de Calas.

 

            Rien de plus romanesque que sa vie ! Un trait, aux yeux de Milza, la caractérise : lorsqu’il est parvenu à son ambition, entrer dans l’intimité des Rois, briller à la cour du plus bel éclat, il commet invariablement quelque imprudence qui le précipite dans la disgrâce. C’est le ressort du roman, non ? Boudé, en représailles à ses incartades, par Louis XV, qui le fit auparavant officier de la chambre du roi et historiographe officiel, il se précipite à la cour du roi-philosophe, « le Salomon du Nord », Frédéric II de Prusse. Là, comme partout, il aurait pu jouir de sa situation, d’autant plus que le monarque lui vouait une amitié sincère. Il en arrive cependant à changer ce roi en ennemi. Avant de finir symbole pour toujours de la liberté d’expression, Voltaire aura tout été : brillant élève des jésuites à Louis-le-Grand, clerc de notaire, libertin dévergondé, courtisan à Versailles, tragédien aux succès instables, premier historien moderne, chambellan de Frédéric II, financier de haute volée, hobereau à Ferney, patriarche du parti des philosophes.

 

            Il aura tout connu : la gloire et l’infortune, l’exil et l’errance, l’amitié et la trahison, l’amour d’une femme qu’il tenait, non sans raisons, pour supérieure à lui, Emilie du Châtelet. Jusqu’aux guet-apens dignes de films de cape et d’épée commis par des coquins sur commande de nobles seigneurs, le chevalier de Rohan ou Frédéric II lui-même. Il aura été aimé, admiré, jalousé et haï comme personne. Il aura montré les mille facettes, dont certaines particulièrement déplaisantes, de sa personnalité. On le découvre à chaque page de cette biographie : autant qu’un siècle, Voltaire aura été un roman !

 

            « Ecraser l’infâme » - cette formule revenant souvent sous sa plume constitue le fil rouge de sa vie. L’infâme : l’alliance despotique du trône et de l’autel, de la superstition et de la barbarie, dont le règne social passe par l’intimidation et la terreur. L’infâme : tout ce qui, issu du christianisme fait obstacle au progrès de l’humanité. Le chevalier de La Barre s’était rendu coupable d’abominables crimes : blasphème et impiété. Il fut condamné à avoir la langue coupée, la tête tranchée, le corps mutilé brûlé en même temps que le Dictionnaire Philosophique de Voltaire, œuvre diabolique qui avait été retrouvée dans son appartement. La France du siècle des Lumières est bien ce pays où l’infâme pousse à commettre de sang-froid « des barbaries qui feraient frémir des sauvages ivres ». L’infâme qui, à travers quelques prêtres sans scrupules, travaillèrent en vain à arracher au Voltaire à l’article de la mort une rétractation de ses impiétés et une profession de foi. Ne concluons pas cependant à l’athéisme de l’auteur de Candide. Adversaire des religions révélées, pourfendeur des fétichismes, Voltaire, ce qui l’opposait à Diderot, croyait sincèrement en Dieu – un Dieu horloger. En déiste, sans croire la Bible, ni l’Evangile.

 

            Voltaire n’a rien été de moins qu’un tournant de l’histoire. Avec lui commencent l’intellectuel et l’opinion publique. Partout dans le monde, il se dit : Voltaire, c’est la France. La France libératrice, la France émancipatrice, la France étendard des droits de l’homme. L’encre de Voltaire fut le berceau du message de la France au monde. Au-delà de l’hexagone, le mythe de la France et le mythe de Voltaire correspondent. Ainsi, au terme de son parcours, une mue intérieure suivie pas à pas par Milza, Voltaire était devenu plus que l’homme-siècle : l’homme, pour toujours et à tout jamais, au-delà de sa propre mort, symbole universel de la liberté. Les fanatismes égorgeurs trouveront toujours le souvenir de Voltaire sur leur route. Milza fait bien d’approuver, à la dernière ligne de son livre, l’appréciation d’Hugo : Voltaire, « l’homme qui est mort le 30 mai 1778 est mort immortel ».

 

 

 

                                Par Robert REDEKER 
                     
Professeur agrégé de philosophie


Publié dans Jugements

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