COMMENTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS - Partie 28
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COMMENTAIRE
SUR L'ESPRIT DES LOIS.
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- Partie 28 -
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CLOVIS.
Quel était donc ce héros de quinze ans, qui, des marais des Chamaves et des Bructères, vint à Soissons mettre en fuite un général et jeter les fondements, non pas du premier trône de l'univers, comme le dit souvent l'abbé Velli, mais d'un des plus florissants États de l'Europe ? On ne nous dit point qui fut le Chiron ou le Phénix de ce jeune Achille. Les Francs n'écrivirent point son histoire. Comment fut-il conquérant et législateur dans l'âge qui touche à l'enfance ? c'est un exemple unique. Un Auvergnat devinant Euclide à douze ans n'est pas si au-dessus de l'ordre commun. Ce qui est encore unique sur le globe, c'est que la troisième race règne dans cet État depuis huit cents ans, alliée, sans doute, à celle de Charlemagne, qui l'était à celle de Clovis ; ce qui fait une continuité d'environ treize siècles.
La France, à la vérité, n'est pas à beaucoup près aussi étendue que l'était la Gaule sous les Romains ; elle a perdu tout le pays qu'on appelait la France Orientale dans le moyen âge ; celui de Trêves, de Mayence, de Cologne, la plus grande partie de la Flandre. Mais à la longue l'industrie de ses peuples l'a soutenue malgré les guerres les plus funestes, les captivités de ses rois, les invasions des étrangers, et les sanglantes discordes que la religion a fait naître dans son sein.
Cette belle province romaine ne tomba pas d'abord au pouvoir du prince des Francs. Les plus fertiles parties avaient été envahies par les princes ariens, bourguignons et goths, dont j'ai parlé. Clovis et ses Francs étaient de la religion que l'on nommait païenne depuis Théodose, du mot latin pagus, bourgade, la religion chrétienne, devenue dominante, n'ayant guère laissé que dans les campagnes l'ancien culte de l'empire. Les évêques athanasiens orthodoxes, qui dominaient dans tout ce qui n'était pas goth ou bourguignon, et qui avaient sur les peuples une puissance presque sans bornes, pouvaient avec le bâton pastoral briser l'épée de Clovis.
Le savant abbé Dubos (1) a très bien démêlé que ce jeune conquérant avait la dignité de maître de la milice romaine, dans laquelle il avait succédé à son père Childéric, dignité que les empereurs conféraient à plusieurs chefs de tribus chez les Francs, pour les attacher, si l'on pouvait, au service de l'empire. Ainsi ayant attaqué Siagrius, il pouvait être regardé comme un rebelle et comme un traître. Il pouvait être puni, si la fortune des Romains changeait. Les évêques pouvaient surtout armer les peuples contre lui. Le vieillard vénérable saint Remi, évêque de Reims, avait écrit à Clovis, vers le temps de son expédition contre Siagrius, cette fameuse lettre que l'abbé Dubois fait tant valoir, et que Daniel a ignorée. "Nous avons appris que vous êtes maître de la milice ; n'abusez point de votre bénéfice militaire. Ne disputez point la préséance aux évêques de votre département ; demandez toujours leurs conseils. Élevez vos compatriotes, mais que votre prétoire soit ouvert à tout le monde... Admettez les jeunes gens à vos plaisirs, et les vieillards à vos délibérations, etc."
Cette lettre était d'un père qui donne des leçons à son fils. Elle fait voir tout l'ascendant que la réputation prenait sur la puissance. La grâce fit le reste ; et bientôt après, Clovis se fit non-seulement chrétien, mais orthodoxe.
Le jésuite Daniel embellit son histoire en supposant qu'il fit une harangue à ses soldats pour les engager à se faire chrétiens comme lui, et qu'ils crièrent tous de concert : "Nous renonçons aux dieux mortels, et nous ne voulons plus adorer que l'immortel. Nous ne reconnaissons plus d'autre Dieu que celui que le saint évêque Rémi nous prêche."
Il n'est pas vraisemblable que toute une armée ait répondu à son roi par une antithèse, et par une longue phrase étudiée. Daniel aurait dû songer que les Francs de Clovis croyaient leurs dieux immortels, tout comme les jésuites croyaient ou feignaient de croire à l'immortalité de leur François Xavier et de leur Ignace de Loyola.
Il est triste que Clovis étant à peine catéchumène, fit tuer Siagrius, que les Visigoths lui avaient remis entre les mains. Il est encore plus triste qu'ayant été baptisé longtemps après, il séduisit un prince franc de ses parents , nommé Sigebert, et marchanda avec lui un parricide. Sigebert assassina son père, qui régnait dans Cologne ; et Clovis, au lieu de payer l'argent promis, l'assassina lui-même, et se rendit maître de la ville. Il traita de même un autre prince nommé Kararic.
Il y avait un autre Franc, nommé Ragnacaire, qui commandait dans Cambrai. Il fit un marché avec les propres soldats de ce Ragnacaire pour l'assassiner ; et quand les meurtriers lui demandèrent leur salaire, il les paya en fausse monnaie.
Un autre de ses camarades francs, Renomer, s'était cantonné dans le pays du Maine ; il le fit poignarder de même par des coupe-jarrets, et se défit ainsi de tous ceux qui lui faisaient quelque ombrage.
Daniel dit que, "pour satisfaire à la justice de Dieu, il employa ses soins et ses finances à quantité de choses fort utiles à la religion ; il commença ou acheva des églises et des monastères."
Si ce prince orthodoxe, méconnaissant l'esprit du christianisme, commit tant d'atrocités, Gondebaud l'arien, oncle de la célèbre sainte Clotilde, ne fut pas moins souillé de crimes.Il assassina dans la ville de Vienne son propre frère et sa belle-sœur, père et mère de Clotilde. Il mit le feu à la chambre où un autre de ses frères était renfermé, et l'y brûla vif ; il fit jeter sa femme dans la rivière ; et Clotilde échappa à peine à ces massacres. Ce Gondebaud d'ailleurs était un législateur. C'étaient là les mœurs des Francs, et ce que Montesquieu appelle les manières.
On sait trop que les enfants de Clovis ne dégénérèrent pas ; le cœur saigne quand on est forcé de rapporter les actions politiques de cette famille.
Clotilde, après la mort de son mari, voulut venger la mort de son père et de sa mère sur Gondebaud, son oncle. Elle arma contre lui ses quatre enfants, Thierri roi de Metz, Clotaire de Soissons, Childebert de Paris, et Clodomir d'Orléans. Clodomir fut tué, ayant été abandonné de ses frères dans une bataille. Il laissait trois enfants dont le plus âgé avait à peine dix ans ; Clodomir, leur père, leur avait laissé la province d'Orléans à partager selon l'usage. Clotaire ne se contenta pas d'épouser la veuve de son frère, il voulut s'emparer du bien de ses neveux. Son frère Childebert s'unit avec lui dans cette entreprise ; ils s'accordèrent à partager le petit État d'Orléans. La veuve de Clovis qui élevait ses petits-enfants, s'opposa à cette injustice. Clotaire et Childebert se saisirent des trois enfants dont ils devaient être les protecteurs. Ils envoyèrent à leur grand'mère une paire de ciseaux et un poignard par un Auvergnat nommé Arcadius. "Il faut, lui dit ce député, choisir entre l'un et l'autre. Voulez-vous que ces ciseaux coupent les cheveux de vos petits-fils, ou que ce poignard les égorge ?"
L'usage était alors de regarder comme ensevelis dans le monachisme les enfants qu'on avait tondus. Des ciseaux tenaient lieu des trois vœux. Clotilde, dans sa colère, répondit : "J'aime mieux les voir morts que moines." Clotaire perça d'abord l'aîné d'un coup d'épée, et le jeta mort à ses pieds. Le puîné attendrit un moment Childebert par ses cris et par ses larmes. Childebert se laissa toucher ; Clotaire inflexible arracha l'enfant des bras de son frère, et le renversa sur son aîné expirant. Le troisième fut sauvé par un domestique. Il prit, quand il put se connaître, le parti que sa grand'mère avait refusé ; il se fit moine : on le déclara saint après sa mort, afin qu'il y eût quelqu'un du sang de Clovis qui pût apaiser Dieu. Clotilde vit ses fils jouir du bien et du sang de ses petits-fils.
Tel fut longtemps l'esprit des lois dans la monarchie naissante. Le siècle des Frénéghonde et des Brunehaut ne fut pas moins abominable. Plus on parcourt l'histoire, et plus on se félicite d'être né dans notre siècle.
1 -Voyez le chapitre XXIV du livre XXX de l'Esprit des lois. (G.A.)