COMMENTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS - Partie 26
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COMMENTAIRE
SUR L'ESPRIT DES LOIS.
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- Partie 26 -
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ESCLAVAGE.
Si quelqu'un a jamais combattu pour rendre aux esclaves de toute espèce le droit de la nature, la liberté, c'est assurément Montesquieu. Il a opposé la raison et l'humanité à toutes les sortes d'esclavages ; à celui des Nègres qu'on va acheter sur la côte de Guinée pour avoir du sucre dans les îles Caraïbes ; à celui des eunuques, pour garder les femmes et pour chanter le dessus dans la chapelle du pape ; à celui des infortunés mâles et femelles (1) qui sacrifient leur volonté, leurs devoirs, leurs pensées, toute leur existence, dans un âge où les lois ne permettent pas qu'on dispose d'un fonds de quatre pistoles. Il a même attaqué adroitement cette espèce d'esclavage qui fait d'un citoyen un diacre ou un sous-diacre, et qui vous prive du droit de perpétuer votre famille, à moins que vous ne rachetiez ce droit à Rome chez un protonotaire, dignité qui fut inconnue aux Marcellus et aux Scipion. Il a surtout déployé son éloquence contre l'esclavage de la glèbe, où croupissent encore tant de cultivateurs, gémissant sous des commis pour prix de nourrir des hommes leurs frères.
Je veux me joindre à ce défenseur de la nature humaine, et j"ose m'adresser, à qui ? au roi de France lui-même, quoique je sois un étranger. Un Persan et un Indien des îles Moluques vinrent demander justice à Louis XIV, et l'obtinrent : pourquoi ne la demanderais-je pas à Louis XVI ? Je me jette de loin à ses pieds, et je lui dis :
Petit-fils de saint-Louis, achevez l'ouvrage de votre père. Je ne vous implore pas pour que vous alliez débarquez à Joppé, sur le rivage où l'on dit qu'Andromède fut exposée à un monstre marin, et que Jonas fut avalé par un autre ; je ne vous conjure pas de quitter votre royaume de France pour allez venger le baron de Lusignan, que le grand Saladin chassa autrefois de son petit royaume de Jérusalem, et pour délivrer quelques descendants inconnus de nos insensés croisés, lesquels descendants pourraient avoir hérité des fers de leurs ancêtres, et servir des musulmans dans l'Arabie ou dans l'Égypte : mais je vous conjure de délivrer plus de cent mille de vos fidèles sujets qui sont chez vous esclaves des moines. Il est difficile de comprendre comment des saints qui ont fait vœu d'humilité, d'obéissance et de chasteté, ont cependant des royaumes dans votre royaume, et commandent à des esclaves, qu'ils appellent leurs mainmortables (2).
Dom Titrier fit, vers le milieu du quatorzième siècle, des titres authentiques, signés de tous les rois et de tous les empereurs des siècles précédents, par lesquels, attendu que le monde allait finir, on donnait toutes les terres, tous les biens périssables, tous les hommes et toutes les filles, à ces moines qui avaient déjà le ciel appartenant à eux en propre. C'est en vertu de ces pièces probantes qu'ils ont encore des esclaves dans la Bourgogne, dans la Franche-Comté, le Nivernois, le Bourbonnais, l'Auvergne, la Marche, et quelques autres provinces. Ils s'arrogent des droits que vous n'avez pas, et que vous rougiriez d'avoir. Ils appellent ces esclaves, nos serfs, nos mainmortables.
En vain saint Louis abolit cet opprobre de la nature humaine dans les terres de son obéissance ; en vain sa digne mère, la reine Blanche, vint elle-même ouvrir, dans Paris, les prisons aux habitants de Châtenay, que des gens d'Église avaient chargés de chaînes en qualité de serfs de l'Église ; en vain Louis-le-Jeune en 1141, Louis X en 1315, et enfin Henri II en 1553 crurent détruire, par leurs édits solennels, cette espèces de crime de lèse-majesté, et sûrement de lèse-humanité : on voit encore dans vos États plus d'esclaves de moines que vous n'avez de troupes nationales.
Il y a, sire, à votre conseil, depuis plusieurs années, un procès entre douze mille chefs de famille d'un canton presque inconnu de la Franche-Comté, et vingt moines sécularisés. Les douze mille hommes prétendent n'appartenir qu'à votre majesté, ne devoir leurs services et leur sang qu'à votre majesté. Les vingt cénobites prétendent qu'ils sont, au nom de Dieu, les maîtres absolus des personnes, et du pécule, et des enfants de ces douze mille hommes.
Je vous conjure, sire, de juger entre la nature et l'Église ; rendez des citoyens à l'État, et des sujets à votre couronne. Le feu roi de Sardaigne, dont les filles sont l'ornement et l'exemple de votre cour (3), décida la même affaire peu de temps avant sa mort. Il détruisit la mainmorte dans ses États par les plus sages ordonnances. mais vous avez dans le ciel un plus grand exemple, saint Louis, dont le sang coule dans vos veines, et dont les vertus sont dans votre âme. Les ministres qui vous seconderont dans cette entreprise seront comme vous chers à la postérité.
1 - Moines et religieuses. (G.A.)
2 - Voyez les Écrits pour les serfs du Mont-Jura. (G.A.)
3 - Monsieur et le comte d'Artois avaient épousé les deux sœurs, filles du roi de Sardaigne. (G.A.)