COMMENTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS - Partie 25
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COMMENTAIRE
SUR L'ESPRIT DES LOIS.
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- Partie 25 -
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DU CLIMAT.
De tout temps on a su combien le sol, les eaux, l'atmosphère, les vents, influent sur les végétaux, les animaux et les hommes. On sait assez qu'un Basque est aussi différent d'un Lapon qu'un Allemand l'est d'un Nègre, et qu'un coco l'est d'une nèfle. C'est à propos de l'influence du climat que Montesquieu examine, au chapitre XII du livre XIV, pourquoi les Anglais se tuent si délibérément. "C'est, dit-il, l'effet d'une maladie. Il y a apparence que c'est un défaut de filtration du suc nerveux." Les Anglais, en effet, appellent cette maladie spleen, qu'ils prononcent splin ; ce mot signifie la rate. Nos dames autrefois étaient malades de la rate. Molière a fait dire à des bouffons :
Veut-on qu'on rabatte,
Par des moyens doux,
Les vapeurs de rate
Qui nous minent tous ;
Qu'on laisse Hippocrate
Et qu'on vienne à nous.
(L'Amour médecin) (1).
Nos Parisiennes étaient donc tourmentées de la rate ; à présent elles sont affligées de vapeurs ; et en aucun cas elles ne se tuaient. Les Anglais ont le splin ou la splin, et se tuent par humeur. Ils s'en vantent : car quiconque se pend à Londres, ou se noie, ou se tire un coup de pistolet, est mis dans la gazette.
Depuis la querelle de Philippe de Valois et d'Édouard III, pour la loi salique, les Anglais en ont toujours voulu aux Français ; ils leur prirent non-seulement Calais, mais presque tous les mots de leur langue, et leurs maladies, et leurs modes, et prétendirent enfin l'honneur exclusif de se tuer. Mais si l'on voulait rabattre cet orgueil, on leur prouverait que, dans la seule année 1764, on a compté à Paris plus de cinquante personnes qui se sont donné la mort. On leur dirait que chaque année il y a douze suicides dans Genève, qui ne contient que vingt mille âmes, tandis que les gazettes ne comptent pas plus de suicides à Londres, qui renferme environ sept cent mille spleen ou splin.
Les climats n'ont guère changé depuis que Romulus et Rémus eurent une louve pour nourrice. Cependant, pourquoi, si vous en exceptez Lucrèce, dont l'histoire n'est pas bien avérée, aucun Romain de marque n'a-t-il eu une assez forte spleen pour attenter à sa vie ? et pourquoi ensuite, dans l'espace de si peu d'années. Caton d'Utique, Brutus, Cassius, Antoine et tant d'autres, donnèrent-ils cet exemple au monde ? N'y a-t-il pas quelque autre raison que le climat qui rendit ces suicides si communs ?
Montesquieu dit dans ce livre (chapitre XV) que le climat de l'Inde est si doux, que les lois le sont aussi. "Ces lois, dit-il, ont donné les neveux aux oncles, les orphelins aux tuteurs, comme on les donne ailleurs à leurs pères. Ils ont réglé la succession par le mérite reconnu du successeur. Il semble qu'ils ont pensé que chaque citoyen devait se reposer sur le bon naturel des autres... Heureux climat qui fait naître la candeur des mœurs, et produit la douceur des lois !"
Il est vrai que dans vingt endroits l'illustre auteur peint le vaste pays de l'Inde et tous les pays de l'Asie comme des États monarchiques ou despotiques, dans lesquels tout appartient au maître, et où les sujets ne connaissent point la propriété ; de sorte que, si le climat produit des citoyens si honnêtes et si bons, il y fait des princes bien rapaces et bien tyrans. Il ne s'en souvient plus ici ; il copie la lettre d'un jésuite nommé Bouchet au président Cochet, insérée dans le quatorzième recueil des Lettres curieuses et édifiantes ; et il copie trop souvent ce recueil. Ce Bouchet, dès qu'il est arrivé à Pondichéry, avant de savoir un mot de la langue du pays (2), répète à M. Cochet tous ces contes qu'il a entendu faire à des facteurs. J'en crois plus volontiers le colonel Scrafton, qui a contribué aux conquêtes du lord Clive, et qui joint à la franchise d'un homme de guerre une intelligence profonde de la langue des brames.
Voici ses paroles, que j'ai citées ailleurs (3):
"Je vois avec surprise tant d'auteurs assurer que les possessions des terres ne sont point héréditaires dans ce pays, et que l'empereur est l'héritier universel. Il est vrai qu'il n'y a point d'acte de parlement dans l'Inde, point de pouvoir intermédiaire qui retienne légalement l'autorité impériale dans ses limites ; mais l'usage consacré et invariable de tous les tribunaux est que chacun hérite de ses pères. Cette loi non écrite est plus constamment observée qu'en aucun État monarchique."
Cette déclaration d'un des conquérants des plus belles contrées de l'Inde vaut bien celle d'un jésuite, et toutes deux doivent balancer au moins l'opinion de ceux qui prétendent que cette riche partie de la terre, peuplée de cent dix millions d'hommes, n'est habitée que par des despotes et des esclaves.
Toutes les relations qui nous sont venues de la Chine nous ont appris que chacun y jouit de son bien beaucoup plus librement que dans l'Inde. Il n'est pas croyable qu'il y ait un seul pays dans le monde où la fortune et les droits des citoyens dépendent du chaud et du froid.
Le climat étend son pouvoir, sans doute, sur la force et la beauté du corps, sur le génie, sur les inclinations. Nous n'avons jamais entendu parler ni d'une Phryné samoïède ou négresse, ni d'un Hercule lapon, ni d'un Newton topinambou ; mais je ne crois pas que l'illustre auteur ait eu raison d'affirmer que les peuples du Nord ont toujours vaincu ceux du Midi : car les Arabes acquirent par les armes, en très peu de temps, au nom de leur patrie, un empire aussi étendu que celui des Romains ; et les Romains eux-mêmes avaient subjugué les bords de la mer Noire, qui sont presque aussi froids que ceux de la mer Baltique.
L'illustre auteur croit que les religions dépendent du climat (4). Je pense avec lui que les rites en dépendent entièrement. Mahomet n'aurait défendu le vin et les jambons ni à Bayonne, ni à Mayence. On entrait chaussé dans les temples de la Tauride, qui est un pays froid ; il fallait entrer nu-pieds dans celui de Jupiter Ammon, au milieu des sables brûlants. On ne s'avisera point en Égypte de peindre Jupiter armé du tonnerre, puisqu'il y tonne si rarement. On ne figurera point les réprouvés par l'emblème des boucs dans une île comme Ithaque, où les chèvres sont la principale richesse du pays.
Une religion dont les cérémonies les plus essentielles se feront avec du pain et du vin, quelque sublime, quelque divine qu'elle soit, ne réussira pas d'abord dans un pays où le vin et le froment son inconnus.
La croyance, qui constitue proprement la religion, est d'une nature toute différente. Elle dépendit chez les Gentils uniquement de l'éducation. Les enfants troyens furent élevés dans la persuasion qu'Apollon et Neptune avaient bâti les murs de Troie, et les enfants athéniens bien appris ne doutaient pas que Minerve ne leur eût donné des olives. Les Romains, les Carthaginois, eurent une autre mythologie. Chaque peuple eut la sienne.
Je ne puis croire à la faiblesse d'organes que Montesquieu attribue aux peuples du Midi, et à cette paresse d'esprit qui fait, selon lui, "que les lois, les mœurs et les manières, sont aujourd'hui en Orient comme elles étaient il y a mille ans." Montesquieu dit toujours que les lois forment les manières. J'aurais dit les usages. Mais il me semble que les manières du christianisme détruisirent, depuis Constantin, les manières de la Syrie, de l'Asie-Mineure, et de l'Égypte ; que les manières un peu brutales de Mahomet chassèrent les belles manières des anciens Perses, et même les nôtres. Les Turcs sont venus ensuite qui ont tout bouleversé, de façon qu'il n'en reste plus rien que les eunuques et les bouffons (5).
1 - Voyez les mêmes réflexions sur le spleen dans le Dictionnaire philosophique, article LANGUES. (G.A.)
2 - J'ai connu autrefois ce Bouchet ; c'était un imbécile, aussi bien que frère Courbeville, son compagnon. Il a vu des femmes indiennes prouver leur fidélité à leurs maris en plongeant une main dans l'huile bouillante sans se brûler. Il ne savait pas que le secret consiste à verser l'eau dans le vase longtemps avant l'huile, et que l'huile est encore froide quand l'eau qui bout soulève l'huile à gros bouillon. Il répète l'histoire des deux Sosies pour prouver le christianisme aux brames.
3 - Fragments sur l'Inde. (G.A.)
4 - On dit aujourd'hui qu'elles dépendent des races. (G.A.)
5 - On a peut-être attribué trop d'influence au climat. Il paraît que partout la société humaine a été formée par de petites peuplades qui, après s'être plus ou moins civilisées, ont fini par se réunir ou par être absorbées dans de grands empires. La différence la plus réelle est celle qui existe entre les Européens et le reste du globe ; et cette différence est l'ouvrage des Grecs. Ce sont les philosophes d'Athènes, de Milet, de Syracuse, d'Alexandrie, qui ont rendu les habitants de l'Europe actuelle supérieurs aux autres hommes. Si Xerxès eût vaincu à Salamine, nous serions peut-être encore des barbares. (K.)