COMMENTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

COMMENTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS - Partie 24

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COMMENTAIRE

 

SUR L'ESPRIT DES LOIS.

 

 

 

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- Partie 24 -

 

 

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COMMENTAIRE

 

SUR QUELQUES PRINCIPALES MAXIMES

 

DE L'ESPRIT DES LOIS.

 

 

 

 

XLVI.

 

 

 

 

 

 

      "Lorsque la magistrature japonaise a obligé les femmes de marcher nues, à la manière des bêtes, elle a fait frémir la pudeur. Mais lorsqu'elle a voulu contraindre une mère... lorsqu'elle a voulu contraindre un fils... je ne puis achever, elle a fait frémir la nature même." (Page 222, livre XII, chapitre XIV.)

 

      Un seul voyageur presque inconnu, nommé Reyergisbert, rapporte cette abomination, qu'on lui raconta d'un magistrat du Japon ; il prétend que ce magistrat se divertissait à tourmenter ainsi les chrétiens, auxquels il ne faisait point d'autre mal. Montesquieu se plaît à ces contes ; il ajoute que chez les Orientaux on soumet les filles à des éléphants. Il ne dit point chez quels Orientaux on donne ce rendez-vous. Mais, en vérité, ce n'est là ni le Temple de Gnide, ni le Congrès de Cythère, ni l'Esprit des lois.

 

      C'est avec douleur et en contrariant mon propre goût que je combats ainsi quelques idées d'un philosophe citoyen, et que je relève quelques-unes de ses méprises. Je ne me serais pas livré, dans ce petit commentaire, à un travail si rebutant si je n'avait été enflammé de l'amour de la vérité autant que l'auteur l'était de l'amour de la gloire. Je suis en général si pénétré des maximes qu'il annonce plutôt qu'il ne les développe, je suis si plein de tout ce qu'il a dit sur la liberté politique, sur les tributs, sur le despotisme, sur l'esclavage, que je n'ai pas le courage de me joindre aux savants qui ont employé trois volumes à reprendre des fautes de détail.

 

      Il importe peut-être assez peu que Montesquieu se soit trompé sur la dote qu'on donnait en Grèce aux sœurs qui épousaient leurs frères, et qu'il ait pris la coutume de Sparte pour la coutume de Crète (livre V, chapitre V.) ;

 

      Qu'il n'ait pas (livre XXIV, chapitre XV.) saisi le sens de Suétone sur la loi d'Auguste, qui défendit qu'on courût nu jusqu'à la ceinture avant l'âge de puberté. "Lupercalibus vetuit currere imberbes" (Suétone Auguste., chapitre XXXI.) ;

 

     Qu'il se soit mépris sur la manière dont la banque de Gênes est gouvernée, et sur une loi que Gênes fit publier dans la Corse (livre II, chapitre III.) ;

 

      Qu'il ait dit que "les lois à Venise défendent le commerce aux nobles vénitiens," tandis que ces lois leur recommandent le commerce, et que s'ils ne le font plus, c'est qu'il n'y a plus d'avantage (livre V, chapitre VIII) ;

 

      Que "le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme," tandis que ce gouvernement russe est à la tête de la finance, des armées, de la magistrature, de la religion ; que les évêques et les moines n'ont plus d'esclaves, comme autrefois, et qu'ils sont payés par une pension du gouvernement. Il cherche à détruire l'anarchie, les prérogatives odieuses des nobles, le pouvoir des grands, et non à établir des corps intermédiaires, à diminuer son autorité (livre V, chapitre XIV.) ;

 

      Qu'il fasse un faux calcul sur le luxe, en disant que "le luxe est zéro dans qui n'a que le nécessaire, que le double du nécessaire est égal à un, et que le double de cette unité est trois ;" puisqu'en effet on n'a pas toujours trois de luxe, pour avoir deux fois plus de bien qu'un autre (livre VII, chapitre I) ;

 

      Qu'il ait dit que "chez les les Samnites le jeune homme déclaré le meilleur prenait la femme qu'il voulait ;" et qu'un auteur de l'Opéra-Comique ait fait une farce sur cette prétendue loi, sur cette fable rapportée dans Stobée, fable qui regarde les Sunnites, peuple de Scythie, et non par les Samnites (livre VII, chapitre XVI.) ;

 

      "Qu'en Suisse on ne paie point de tribut, mais qu'il en sait la raison particulière" (livre XIII, chapitre XII.) ;

 

      Que "dans ces montagnes stériles, les vivres sont si chers, et le pays si peuplé, qu'un Suisse paie quatre fois plus à la nature qu'un Turc ne paie au sultan". On sait assez que tout cela est faux. Il y a des impôts en Suisse tels qu'on les payait autrefois aux ducs de Zehringuen et aux moins, mais il n'y a aucun impôt nouveau, aucune taxe sur les denrées et sur le commerce. Les montagnes, loin d'être stériles, sont de très fertiles pâturages qui font la richesse du pays. La viande de boucherie y est la moitié moins chère qu'à Paris. Et enfin un Suisse ne peut payer quatre fois plus à la nature qu'un Turc au sultan, à moins qu'il ne boive et ne mange quatre fois davantage. Il y a peu de pays où les hommes, en travaillant aussi peu, jouissent de tant d'aisance (livre XIII, chapitre XII.) ;

 

      Qu'il ait dit que "dans les États mahométans on est non-seulement maître des biens et de la vie des femmes esclaves ;" ce qui est absolument faux, puisque dans le vingt-quatrième sura ou chapitre de l'Alcoran il est dit expressément : "Traitez bien vos esclaves ; si vous voyez en eux du mérite, partagez avec eux les richesses que Dieu vous a données ; ne forcez pas vos femmes esclaves à se prostituer à vous ;" puisque enfin on punit de mort à Constantinople le maître qui a tué son esclave, à moins que le maître ne prouve que l'esclave a levé la main sur lui ; et si l'esclave prouve que son maître l'a violée, elle est déclarée libre avec dépens (livre XV, chapitre XII.) ;

 

      "Qu'à Patane la lubricité de femmes est si grande, que les hommes sont obligés de se faire certaines garnitures pour se mettre à l'abri de leurs entreprises." C'est un nommé Sprenkel qui a fait ce conte absurde, bien indigne assurément de l'Esprit des lois. Et le même Sprenkel dit qu'à Patane les maris sont si jaloux de leurs femmes, qu'ils ne permettent pas à leurs meilleurs amis de les voir, elles ni leur filles (livre XVI, chapitre X.) ;

 

      Que la féodalité "est un événement arrivé une fois dans le monde, et qui n'arrivera peut-être jamais, etc. (1)" (livre XXX, chapitre I.) ;

 

      Quoique la féodalité, les bénéfices militaires, aient été établis en différents temps et sous différentes formes, sous Alexandre Sévère, sous les rois lombards, sous Charlemagne, dans l'empire ottoman, en Perse, dans le Mogol, au Pégu, en Russie, et que les voyageurs en aient trouvé des traces dans un grand nombre des pays qu'ils ont découverts.

 

      Que "chez les Germains il y avait des vassaux et non pas des fiefs. Les fiefs étaient des chevaux de bataille, des armes, des repas" (livre XXX, chapitre III.)

 

      Quelle idée ! il n'y a point de vassalité sans terre. Un officier à qui son général aura donné à souper n'est pas pour cela son vassal.

 

      "Qu'en Espagne on a défendu les étoffes d'or et d'argent. Un pareil décret serait semblable à celui que feraient les états de Hollande, s'ils défendaient la consommation de la cannelle." (Livre XXI, chapitre XXII.)

 

      On ne peut faire une comparaison plus fausse, ni dire une chose moins politique. Les Espagnols n'avaient point de manufactures, ils auraient été obligés d'acheter ces étoffes de l'étranger. Les Hollandais, au contraire, sont les seuls possesseurs de la cannelle ; ce qui était raisonnable en Espagne, suivant les opinions alors reçues, eût été absurde en Hollande.

 

      Je n'entrerai point dans la discussion de l'ancien gouvernement des Francs vainqueurs des Gaulois ; dans ce chaos de coutumes toutes bizarres, toutes contradictoires ; dans l'examen de cette barbarie, de cette anarchie qui a duré si longtemps et sur lesquelles il y a autant de sentiments différents que nous en avons en théologie. On n'a perdu que trop de temps à descendre dans ces abîmes de ruines ; et l'auteur de l'Esprit des lois a dû s'y égarer comme les autres.

 

      Toutes les origines des nations sont l'obscurité même, comme tous les systèmes sur les premiers principes sont un chaos de fables. Lorsqu'un aussi beau génie que Montesquieu se trompe, je m'enfonce dans d'autres erreurs en découvrant les siennes ; c'est le sort de tous ceux qui courent après la vérité ; ils se heurtent dans leur course : et tous sont jetés par terre. Je respecte Montesquieu jusque dans ses chutes, parce qu'il se relève pour monter au ciel. Je vais continuer ce petit commentaire pour m'instruire en l'étudiant sur quelques points, non pour le critiquer : je le prends pour mon guide, non pour mon adversaire.

 

 

 

 

1 - Voyez, Fragments sur l'Inde, article II. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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